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«Pawol Kreyol»

Anacaona, Femme «Doubout»
de Pierre CLERY

«La Tragédie d’Anacaona» de Pierre CLERY- Drame en onze actes
Edition La Pensée Universelle – 1992

par Véronique LAROSE

Caonabo et Anacaona

Caonabo et Anacaona. Source.

Pierre CLERY, auteur Martiniquais, nous livre une tragédie historique: la tragédie authentique d'un peuple cacique. «La Tragédie d'Anacaona» porte le sceau de cette Histoire, de cette Mémoire. Anacaona, «Fleur d'Or», présente une personnalité dense qui justifie cette tracée de mots. La dramaturgie de Pierre CLERY est destinée à une femme nourrie d'une révolte contre l'Oubli.

En préface, Pierre CLERY pose la portée de cette tragédie: «A travers cette personnalité [Anacaona] qu'il eût été trop facile de laisser gésir dans une étroite légende, j'ai cru bon, par le biais du théâtre, de faire participer à la linéarité de notre patrimoine culturel, la portion de vie non négligeable des communautés ethniques qui nous ont précédés dans l'archipel caraïbe.»

Synopsis: La reine Anacaona (1474-1503) symbolise, à elle seule, l'âme d'un peuple: les paisibles Indiens de la Caraïbe, sur l'île «Quisqueya», l'actuelle Haïti. Cinq territoires, cinq caciquats: la MAGUA, le MARYEN, le XARAGUA, la MAGUANA et le HIGUEY. «Quisqueya» signifie littéralement «la grande terre» ou encore «les délices de la vie». Une poétique appellation pour une tragique aliénation... Aliénation de la colonisation: Christophe COLOMB, triomphant Découvreur, dédie cette île au rayonnement de la couronne d'Espagne. Mission que ses suivants assureront, dans une lutte ténue contre Anacaona et les siens, dix années durant. Nicolas OVANDO, gouverneur de l'île dès 1501, commanditera l'ultime massacre…

PERSONNAGES :

Les Indiens de «Quisqueya»

CAONABO – cacique (chef d'un territoire, le Caciquat) de Maguana

ANACAONA – son épouse

BOECHIO – frère d'Anacaona, cacique de Xaragua

GUACINAGARIE – cacique de Maryen

MAYREN – frère de BOECHIO

GUAROCUYA – Grand Prêtre

Les Espagnols

CHRISTOPHE COLOMB dit «DON CHRISTOBAL» – grand amiral d'Espagne

NICOLAS OVANDO – capitaine espagnol, gouverneur de Saint-Domingue, dès 1501

Leurs officiers et matelots

Un médecin, un écrivain, un charpentier, un mousquetaire, un tonnelier, un calfat (ouvrier chargé de l'étanchéité de la coque d'un navire)

1. Anacaona : une voix, une aura

Un peuple dignement représenté par sa reine 

1.1 Une éloquence et un écho :

Anacaona, la «Fleur d'Or». Une femme, aux parures royales dignes de sa magnificence de souveraine. Une femme, aux parures de mots de prophétie et de décision. Des mots qui tonnent dans l'affirmation d'un droit humaniste: la dignité de son peuple. Elle porte en elle une flamme : le flambeau d'un peuple qu'elle entend défendre.

Sa voix trouve un double écho:

  • écho de prestige assuré par son chœur de sambas (poètes) qui la chantent. Ils sont vecteurs de ses messages de reine toute dévouée au bien-être de son peuple.
  • écho de décision en Guarocuya, Grand Prêtre.

Anacaona tient un rang d'éloquence pour ses frères. Ses chants areytos sont chants d'apaisement : sa Parole est oralité d'une Féminité et d'une Identité affirmée.

    • Le Chœur des sambas «Les chants areytos de la reine sont beaux! Tout aussi forts et doux à entendre les areytos de la reine! De splendeur, ils ont parure.» (p.11 – Acte I, sc.1)
    • Un des sambas «Nous avons plaisir sans lassitude de la transmettre, cette parole, par nos chemins; de la transmettre par les monts; de la mêler au vent dans la toison la mieux élancée des sylves nourricières» (p.12 – Acte I, sc. 1)
    • Le Chœur des sambas «La reine, par ses talents de dire, est parmi les grands rois. [..] Les chants areytos de la reine ont message d'avenir, ont message de paix.» (p. 15 – Acte I, sc. 2)

1.2 Parité royale :

Une éloquence scandée par un martèlement de mots et une ponctuation prégnante. En femme de paix, elle apporte une sage voix alliée à celle de son royal époux, Caonabo. Cette autorité royale, elle la porte avec son valeureux époux, Caonabo, qui voit en elle la force de son bras :

    • Un samba «Caonabo son époux l'écoute; ce fier guerrier entend sa reine. Il l'a, plus d'une fois, fait redire la teneur d'histoire de nos royaumes grandioses n'ayant nul prestige d'un contour égal sous d'autres cieux.» (p.11-12, Acte I, sc. 1)
    • Le Chœur des Sambas «Tantôt, de toutes les femmes, seule la «Fleur d'Or» tiendra discours au milieu des caciques aux habits de brillance» (p.13 – Acte I, sc. 1)
    • Anacaona «Aucune décision n'émanera de ma volonté avant qu'au préalable j'en aie, en quelque domaine que ce soit, référé à mon époux.» (p.30 – Acte II, sc.2)

Parité royale qui étonne un Christophe COLOMB déterminé à agenouiller un peuple en commençant par son roi ! N'est-ce pas Anacaona qui se présente comme premier interlocuteur royal pour Christophe COLOMB et ses hommes ?

    • Anacaona «J'ai mandat de mon royal époux Caonabo, grand cacique du pays Maguana» (p. 36 – Acte III, sc.1)
    • Christophe Colomb «Je tiens mandat à mon tour d'un souverain et d'une souveraine aux pouvoirs sans limite. Je suis sujet d'un royaume, ô très étendu! Tu ne saurais en atteindre les frontières.» (p. 36 – Acte III, sc. 1)

Un prestige occidental que Christophe Colomb ne manque pas de rappeler, avec grandiloquence, pour poser le sceau de l'Espagne sur cette île des Amériques:

    • Christophe Colomb «En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, Caonabo, je te sais gré d'accueillir comme tu le fais aujourd'hui l'incomparable couronne d'Espagne» (p. 47 – Acte III, sc. 3)
    • Christophe Colomb «J'ai plaisir à vous annoncer que j'ai titre de grand Amiral d'Espagne et que j'ai nom Don Christobal Colomb» (p. 48 – Acte III,sc. 3)

1.3 Une femme d'implication : 

L'arrivée de Christophe COLOMB éveille bien des réactions chez les Indiens. Une arrivée vécue comme un message des zémés, les dieux indiens. Cette venue d'un Autre Monde n'habitait-elle pas, déjà, les songes d'Anacaona, mais aussi les craintes du Grand Prêtre Guarocuya ?

    • Un indigène «Puisse Hunab-Ku intervenir pour que n'aient pas à troubler notre paix, ces hommes de l'inconnu.» (p.27 – Acte II, sc. 2)
    • Guarocuya «De toi aussi Anacaona, nous attendons l'invitation à fuir. Ces êtres nous forceront un jour au désastre! Fuyons, pendant qu'il en est temps! […] A l'abri soient nos femmes, nos enfants, nos vieillards! A l'abri soient nos huttes, nos ustensiles de culte et nos récoltes vivrières; à l'abri notre existence, à l'abri nos pensées! Le malheur que j'ai naguère subodoré lors des belles accordailles de nos vaillants caciques, le voici maintenant se dessinant en lumière dans les pages ouvertes du lointain.» (p. 29 - Acte II, sc. 2)
    • Guarocuya «Tâche d'éviter, je t'y convie, ô reine, ô Fleur d'Or, la lourdeur des lendemains accusateurs.» (p. 30 – Acte II, sc. 2) Un écho sonore lourd de sens…

Guarocuya exprime là, avec véhémence, l'angoisse qui éteint la quiétude des siens.

Anacaona se retrouve ainsi à la croisée des chemins: chemins d'un Destin qu'elle veut serein, mais fier. Sans la fuite qu'elle exècre:

    • Le Chœur des sambas, récitant la confiance d'Anacaona en ses hommes du Lointain incertain «J'ai fait un songe/Me renvoyant l'image/ D'un homme blanc venu d'ailleurs/ Homme de paix / Tels sont les mots d'Anacaona» (p.19 – Acte I, sc. 2)

Toute à sa charge de reine, elle implique, en toute conscience et en toute confiance, sa propre destinée.

    • Anacaona à Christophe COLOMB: «[…] mon cœur, celui que j'ai donné en entier pour les nécessités de ta cause» (p. 56 – Acte IV, sc. 2)

2. Aliénation de la colonisation

L'hospitalité des Indiens se heurte à la duplicité et à la cupidité des Colons espagnols.

Une Hospitalité forgée d'Humanité :

La bienveillance des Indiens est humaniste : elle est un élan sincère d'hommes vers d'autres hommes, sans défiance.

    • Un indigène «Jamais nous n'avons eu, frappant notre vue, semblables apparence de vie: des embarcations dix fois grandes comme nos pirogues, et leurs ailes déployées blanches de clarté!» (p. 27 - Acte II, sc. 2)

    Anacaona «Voici fraîche la nudité de nos mains d'amitié.» (p.35 – Acte III, sc. 1)

L'énonciation nous confirme qu'Anacaona est expression de toute les voix: elle s'associe, de fait, dans un sentiment collectif, dénué d'intentions belliqueuses. Ces «mains d'amitié» représentent la chaleur du Partage. Anacaona, en reine qui sait recevoir et promet d'honorer cette venue par une convivialité sans pareille: chants, danses, victuailles.

  • Anacaona «L'accueil que nous t'offrons s'écoulera durable» (p.35 – Acte III, sc. 1)
    • Anacaona «Mes sambas inscriront sur les feuillets de la postérité, sans nul doute, le poème que je formerai en hommage à cet incroyable croisement de nos routes» (p. 35 – Acte III, sc. 1)

Anacaona entrevoit là l'opportunité d'une synergie de pensées: elle veut découvrir ce qu'apportent ces hommes d'Ailleurs. Quelle civilisation? quel horizon?

La Cupidité des Colons espagnols :

Christophe COLOMB entend asseoir sa souveraineté par une stratégie fine d'homme qui, en terrain conquis, avance vers les trésors de cette île. Les Indiens lui offrent terre d'asile. Il prend le parti de fouiller cette terre fertile.

    • Christophe COLOMB «Pour l'instant, l'important est de rencontrer sans fracas le monarque emplumé. J'attache du prix à les amener son épouse et lui, à une allégeance qui ne soit due ni à la pression des hallebardes, ni à celles des espingoles ou des mousquets. C'est par une telle paisible manœuvre qu'avec aisance nous seront livrés toutes les entrailles aurifères de cette partie du monde, tous ces recoins d'épices rares» (p. 39 – Acte III, sc. 1)
    • Christophe COLOMB «Elle [la couronne d'Espagne] s'enrichira, j'en fais serment, non seulement de l'or, des pierres précieuses à découvrir en tout lieu, mais aussi d'annexions territoriales aptes à permettre si possible, demain, l'enracinement de l'Europe même, dans les moindres interstices des montagnes et des plaines que nous foulerons au fur et à mesure de nos pas conquérants.» (p.40 – Acte III, sc.1)
    • Christophe Colomb «L'essentiel sera toutefois d'amener – ne l'aurais-je pas assez dit – les cinq caciquats de cette île à ressentir sans coup férir notre suzeraineté.» (p.74 – Acte VI, sc. 1)

Il planifie alors d'ébranler la dignité de la reine par un subterfuge de féminité: flatter sa coquetterie en la parant d'atours espagnols et l'amener, par ce biais, à se convaincre que l'Espagne est civilisation de ré-éducation.

    • Christophe Colomb «Dans les malles renfermant linges et ustensiles dont regorgent les cales de nos vaisseaux, il y a costumes d'hommes et de femmes; on s'en servira! Elle [Anacaona] sera l'Espagnole de ce monde-ci avant nos Espagnoles authentiques. Ne sera-t-il pas heureux de donner à cette femme et à son compagnon l'impression – je dis bien l'impression – que rien ne nous différencie? Ainsi leurs mains offertes, grandes ouvertes, laisseront ruisseler tout ce pourquoi nous voguons de mer en mer!» (p. 41 – Acte III, sc.1)
    • Christophe COLOMB «Elle devra s'admirer, s'aduler grâce à notre maîtrise à la métamorphoser. C'est à ce prix-là qu'Isabelle notre reine se verra, elle, détentrice, s'il en est des filon d'or les plus inépuisables de ces contrées.» (p.43 – Acte III, sc. 43)
    • Christophe Colomb «Vois noble reine, comme nous t'avons embellie! Le serais-tu jamais autant, si nous n'avions souci de t'insuffler convenablement l'Espagne, de t'insuffler l'Europe? […] En nous, pas la moindre pensée malicieuse ne sous-tend les élans! » (p. 46 – Acte III, sc.3)

En partant rendre compte de cette nouvelle conquête à son roi et à sa reine, pour quelques mois, Christophe COLOMB laisse cette colonie à une quarantaine d'hommes. Ils sont assurés de leur sécurité au sein du Fort de la Natividad. Un fort érigé par la sueur des Indiens, trop heureux de confirmer leur hospitalité dans cette besogne, et trop heureux d'apprendre un art architectural nouveau. Hélas! la sollicitude deviendra leur servitude! Guaciganarie se félicite de cette collaboration, de cette unisson:

    • Guaciganarie «Honneur à toi Don Christobal! Les hommes de mon territoire ne seront-ils pas les premiers à se familiariser avec l'art très sûr que vous avez des protections armées? Je me réjouis de cette initiation qui, transmise de génération en génération, conduira ceux de ma race à modeler par rapport au monde dont tu apportes ici les effluves, un sentiment serein d'égalité.» (p. 71 – Acte VI, sc. 1)
    • Guaciganarie «Quelle assurance devrais-je encore te donner, grand Amiral, de t'en aller sans craindre pour tes hommes? Les miens ont scellés leur amitié dans les replis noirs du naufrage d'un de tes navires; ils l'ont renouvelée dans l'ardeur au travail d'où ce fort est issu» (p. 72 – Acte VI, sc. 1)

Christophe COLOMB sait que ce fort initialise la Servitude d'un peuple à un Dieu et à un Maître !

    • Christophe COLOMB «Disqualifier chez elle [Anacaona] le soin de danser pour des divinités multiples; puis l'inciter, après enseignement tenace, à louer un seul vrai Dieu dont lui seront ici imposés les principes, c'est également à ce prix qu'étendra avec succès ses ramifications la catholicité dont l'obligation nous est faite d'être partout les messagers!» (p. 43 – Acte III, sc. 2)
    • Christophe COLOMB «Fort de la Natividad; consacré au Christ naissant, qui nous couvrirait ici par tous les siècles futurs de sa protection invincible.» (p. 68 – Acte V, sc. 4)

Et pourtant, les adieux de Christophe COLOMB à la reine Anacaona sont troublants de duplicité. Il ne laisse transparaître sa fourberie dans aucune de ses paroles et dans aucun de ses gestes: il affiche une douceur annonciatrice de liens inscrits dans une longévité pacifique. Il partage cette même chaleureuse poignée de mains qui l'avait accueillie tantôt...

    • Christophe COLOMB «Viens, donne-moi la main, Anacaona. Lorsque je reviendrai, si Dieu le permet, qu'elles se retrouvent, nos mains, imprégnées de tous les élans de nos cœurs inchangés.» (p. 56 – Acte IV, sc. 2)

Des suzerains hautains :

Les nouveaux arrivants perçoivent le peuple qui les accueille et les sauve même d'un naufrage, comme «des peuplades» sauvages. Les appellatifs ne manquent pas: «ces macaques», «caciques emplumés», etc.

    • Un officier ironise «Touchants sont les adieux de Don Christobal à sa petite reine à plumes» (p. 57 – Acte IV, sc. 2)
    • Un matelot «Comme si l'on peut parler d'amitié à des sauvages, sans arrière-pensées de les déplumer! […] Nous leur ferons leur fête à ces mal appris.»

Les matelots espagnols se laissent même aller à une grivoiserie moqueuse:

    • Un matelot «La sauvageonne de l'Amiral, senora de luna, nous assure d'un excellent moment à passer avec ses sœurs à pagnes puants, olé!» (p.48 – Acte III, sc. 4)
    • Un autre «Ah! Tas de femelles à plumes! Pour l'instant, oui, secouez vos croupes arrondies et luisantes, car demain vous serez à mes pieds, mes tendres petites poulettes!» (idem)

3. Une dramaturgie épique

L'héroïsme d'une révolte contre la barbarie espagnole

3.1 Violences déclinées :

Les dignitaires espagnols que Christophe COLOMB a laissés sur l'île enfreignent ses conseils de diplomatie. Par orgueil, ils prennent l'initiative malheureuse d'assujettir ce peuple pacifique. Les murs de la honte: le Fort de la Natividad d'où émanent les complaintes d'enfants, de femmes et de vieillards réduits à une indigne servitude… En découvrant les exactions dont sont victimes les leurs, les sujets Indiens prennent alors, douloureusement conscience de la Fatalité qui s'est abattue sur leurs vies: «Nul doute maintenant qu'ils [leurs frères Indiens] soient retenus captifs dans le fort de la Natividad. Des cris s'y sont élevés, s'assimilant clairement aux réactions à des contraintes brutales.» (p. 81 – Acte VII, sc. 1)

Les Indiens ont en charge la survie de leurs frères; ils choisissent, à contre cœur, le combat. Le courroux de Christophe COLOMB, de retour, marque le début d'un infernal engrenage de barbarie:

  • Un des sujets, contraint d'avouer, sous les coups, que les Indiens ont dû tuer les dignitaires espagnols du Fort de la Natividad: «Notre cacique nous a vengés ! […] De la cruauté des tiens, du dessein qu'ils avaient de nous réduire en esclavage. Nos femmes fouettées, nos enfants humiliés, nos compagnons assujettis à des tâches ignobles dans l'enceinte fortifiée, tout cela nous a fait lever!» (p. 88 – Acte VIII, sc. 1)
  • L'un des officiers espagnols «Hommes, femmes, enfants, tous y passeront! Et ceux qui se prétendent princes ou dignitaires devront en entier livrer leurs trésors!

Christophe Colomb «Puis-je me redire, en vous donnant l'assurance que la vengeance qu'appellent nos morts n'exclura nullement l'entreprise d'enrichir les royaumes de Castille et d'Aragon. Les sauvages ont d'eux-mêmes déclenché le nettoyage indispensable à la justification de nos actes» (p.96 – Acte VIII, sc. 2)

Le Grand Prêtre Guarocuya n'avait-il pas pressenti cette aliénation dans la torture: «De toi aussi Anacaona, nous attendons l'invitation à fuir. Ces êtres nous forceront un jour au désastre! Fuyons, pendant qu'il en est temps!» (p. 29 - Acte II, sc. 2)

Des craintes annonciatrices d'un indéfectible Malheur! Une fuite qu'avait refusée Anacaona.

La foi en une Postérité de paix :

Caonabo et Boechio, êtres précieux au cœur d'Anacaona, lui sont enlevés par Christophe COLOMB: captifs, emmenés loin loin, à jamais. Cet enlèvement, loin d'affaiblir cette femme-debout, forge en elle une Force: son deuil la transcande, son deuil lui permet de brandir cet «oriflamme» (p.106 – Acte X, sc. 1) contre les assaillants espagnols. Une lutte échelonnée sur une décennie qu'elle mène, secondée par Guaciganarie, avec son peuple. Portée par cette cause collective:

    • Anacaona «Les zémés protecteurs m'insuffleront le même courage, la même ardeur ayant animé mon prince [Caonabo]. Il y aura vaille que vaille du refus de nos peuples, du refus de notre race à courber le front devant ces balanaclés de la honte!»   (p. 100 – Acte IX, sc. 2)

Anacaona est ainsi engagée-enragée dans un combat qu'elle sait inégal, mais vital pour laver son peuple des humiliations. Un refus martelé dans cette volonté d'opposer à ses adversaires espagnols une ténacité de femme blessée. Une foi en la justice de cet affrontement. Sans merci. Sans répit. Elle se sait en sursis, mais accepte, dignement, la Fatalité qui écourtera, brutalement, sa vie. Elle invoque ses Dieux : ceux qui ont permis ces exactions. En reine humble, elle reconnaît sa faute : avoir vu en l'Espagnol un frère.

    • Anacaona «Devrais-je être en face de nos dieux l'instrument du destin dont ils se jouent encore? A l'étranger j'avais donné mon âme. Ce fut hélas un leurre que paient cher nos peuples aujourd'hui. Don Christobal tenait sous le masque, à briser ma vie, puis celle de mon peuple, sans qu'il y ait eu de graves motifs à cela» (p. 111-112 – Acte X, sc. 2)

«Son» peuple: Anacaona en fait son défi de survie :

    • Anacaona «J'aime mon peuple, et je lui veux sa part, dans une droite et excellente mesure, des clartés enrichissantes du lointain.[…] Je dois sauver nos peuples et ma race! Ce n'est point primauté d'arme qui compte, mais notre valeur d'être! Les Espagnols cesseront de vouloir nous basculer en marge de l'histoire, telles des communautés aux pensées subalternes! […] Je suis Anacaona! Et il en sera ainsi pour l'excellence de ma race. […] Je hais la fuite!
    • Guarocuya «Ainsi va le destin!» (p. 112-113 - Acte X, sc. 2)

Une responsabilité assumée dans les faits et dans l'énonciation: Anacaona se veut détentrice d'une mission noble, l'honneur des siens.

Dénonciation de cette haine que les Espagnols ont emmenée avec eux. Haine qui aliène et achève :

    • Coutubamana «Puisse Hunab-Ku redresser nos chemins!»
    • Anacaona «Ce n'est pas dans la haine semblable à la leur que se bâtira le monde. Tant qu' il y aura des morts s'amoncelant sans rime ni raison sur nos chemins, il ne sera que façade, ce monde-là. Tant que, se croyant dominants dans les sphères de la pensée , ils prôneront, ces gens-là, un dieu dit d'amour, mais se trouvant ici couvert d'opprobre par leurs mains tâchées de sang, il ne sera que façade, ce monde-là.»

Le Chœur des sambas reprend: «Il ne sera que façade ce monde-là, tant qu'il y aura des morts s'amoncelant sans rime ni raison, il ne sera que façade!» (p. 101 - Acte IX, sc. 2)

La voix d'Anacaona se fait ici sentence atemporelle de clairvoyanc : l'humanité devra sa Postérité à la Paix. Pathétique de bon sens, tragique de conscience. Elle laisse aller son âme vers un songe d'humanité liée dans la diversité.

Cet épanchement lyrique appelle, tout en profondeur, la perception d'une union des différences:

    • Anacaona «O belle est la jonction des races/Par laquelle les mains réunies / Transmettent les vielles assises du monde/Celles devant un jour nous révéler / La source d'où jaillirent nos sangs identiques / Drainant tout au fond de leur flux / La même humanité d'hier / Et la même de demain.» (p. 122-123 – Acte XI, sc. 3)

Nous retrouvons, en métaphore filée du lien humain, la thématique des mains: celles chaudes de fraternité assurent un Demain serein, tandis que celles tâchées de sang fissurent un Demain incertain.

Anacaona : la voix de l'Innocence flouée

Le gouverneur espagnol Nicolas OVANDO est l'ultime adversaire d'Anacaona et ses hommes. Ses paroles sont gâtées de miel-à-sommeil…Son approche est celle du fourbe:

    • Narration: «Dix années ont passé. Nicolas OVANDO, nouveau gouverneur de l'île, a dessein d'en exterminer les habitants. Il tient à y parvenir en se conciliant d'abord les bonnes grâces d'Anacaona.» (p. 103 – Acte X, sc. 1)

A son arrivée, Anacaona ne déroge pas à ses lois d'hospitalité et offre un buffet de bienvenue. Comme Christophe COLOMB, Nicolas OVANDO est porteur d'un message de paix, d'un présage de confiance:

    • Nicolas OVANDO «La paix régnera, ô noble reine; à tous les jours à venir, elle régnera, la paix!» (p. 118 – Acte XI, sc. 1)

«La paix» commence et clôture cette promesse. Anacaona se trouble face à cette manœuvre par trop voisine de celle de Christophe COLOMB jadis…

    • Anacaona «Et voici qu'Ovando s'en vient semblablement [comme Don Christobal] comme la fatalité d'un dilemme qui serait le lot perpétuel de notre race. Faut-il croire ou ne pas croire?» (p. 112 - Acte X, sc. 2)

«Un dilemme» tragique l'étreint. Et elle accepte l'invitation de festin partagé avec les futurs assassins de ses frères. La trame du drame se tisse là, dans ce repas qui scelle le destin d'un peuple.

    • Nicolas OVANDO  «Les heures du festin d'hier de la petite emplumée de reine, n'étaient pas encore celles [..] où je dusse réaliser mon dessein de radier sur la face du monde l'existence rétive de ces peuplades dont la nature en soi reflète constamment l'inanité.» (p. 119 - Acte XI, sc. 2)
    • Nicolas OVANDO  «c'est au moment où la reine, sans cesse vaniteuse, voudra encore nous imposer en spectacle le balancement des croupes à plumes de ses danseuses, que vous tous, armés jusqu'aux dents, mais vos armes bien dissimulées, au signal de ma part qui sera de simplement toucher ma croix d'Alcantara, vous commencerez, vite fait et bien fait, le carnage (Eclats de rire).» (p. 121 – Acte XI, sc. 2)
    • Nicolas OVANDO «Pas de quartier pour le reste! Vous devez frapper d'estoc et de taille, vieillards, femmes et enfants, ne laissant vifs aucun d'eux. Tels sont mes ordres!» (p. 122 – Acte XI, sc. 2)

La narration, explicite, décrit une véritable tuerie :

    • Narration: «Pendant qu'en coulisse les cris tragiques d'humains qu'on égorge, les hurlements rageurs des spadassins à l'œuvre, remplissent la scène, sur celle-ci apparaissent une vingtaine d'indigènes venant s'écrouler blessés à mort (enfants, femmes, vieillards).» (p. 123 – Acte XI, sc. 3)

Toute la suggestion picturale d'une scène de terreur, rougie par le sang.

Nicolas OVANDO se réserve le subtil plaisir de «juger» Anacaona, qu'il a tenu à faire épargner, en suprême supplice: offensée, elle n'a pas accompagné ses frères dans la mort. Héroïne de son peuple, Anacaona arbore la lucidité de la souveraine indignée:

    • Anacaona «Bien que je sache d'avance le verdict que vous me réservez, après l'immonde massacre de mon peuple perpétré par vous dans l'iniquité, je tiens à affirmer d'emblée que la couronne d'Espagne a manqué à sa grandeur. Jusqu'à mon soupir dernier, je m'infligerai le reproche de vous avoir cru tous des hommes loyaux.» (p. 125 – Acte XI, sc. 3)
    • Anacaona «ainsi donc, je mourrai dans d'atroces douleurs, mais convaincue sur la base même de vos discours fallacieux, que l'Espagne, dans un siècle ou deux, voire trois, subissant de cruelles tribulations, devra se souvenir de nos cinq caciquats par elle, dans l'absurde, assassinés!» (p. 129 – Acte XI, sc. 3)

Condamnée à être brûlée vive sur le bûcher de la Coloniasation, elle attend de la Postérité un écho du souvenir. Pour que le sort de son peuple ne cède pas à l'Oubli. L'épopée fatale des siens fait l'objet d'un éloge funèbre:

    • Anacaona «J'ai sujet maintenant de louer Hunab-Ku, de louer tous les caciques mes frères. Ils ont entendu mon cri, ils ont apprécié mon appel à la fierté, à la dignité: nous n'avons pas courbé le front devant votre force insolente» (p. 127-128 – Acte XI, sc.3)

En souveraine, bafouée, flouée, elle a la fierté de la Femme marronne façonnée par sa culture, sans le traître travestissement colonial:

    • Anacaona «Me voyez-vous là, devant vous, parée toujours de cette monnaie de singe? On ne déguise pas impunément un peuple, à fortiori une race! […] Je me suis, dans les montagnes des lucidités, déshabillée, oui, défait de vos atours de malheur. J'ai remis autour de mes reins mon pagne royal et mes plumes grandioses. C'est à travers elles que je sais ma grandeur par rapport à la vôtre» (p. 128 – Acte XI, sc.3)

Une apostrophe dédaigneuse, amarrée dans son Identité originelle.

Pierre CLERY fait de cette tragédie historique une dramaturgie épique. Epopée d'un peuple et de sa reine, collectivement engagés dans une lutte affirmée. Le Nouveau Monde n'est donc pas tombé, ne s'est pas effacé, sans combattre. «La Tragédie d'Anacaona» de Pierre CLERY est nourrie d'une recherche documentaire et lexicale pour humaniser cette destinée: authenticité historique d'un peuple.

L'auteur s'est impliqué dans une écriture imprégnée de Justice. Ecriture animée d'une force, en sillage de cette âme révoltée: Anacaona. Femme tragique à qui il incomba de ne pas plier-ployer face au Destin. Un chemin qu'elle a sciemment choisi d'emprunter.

Anacaona crie sa sentence, en clôture du drame. Une flamme Marronne:

    • Anacaona «Jamais impunément ne coule par le crime le sang de l'homme! C'est une loi que reflète l'éternité des étoiles!» (p.130 – Acte XI, sc. 3)

Véronique LAROSE

Repères bibliographiques pour Anacaona:

  • Reines d'Afrique et Héroïnes de la Diaspora noire de Sylvia SERBIN (2005- éd. SEPIA): rendre à ces femmes l'honneur et l'hommage de leur contribution historique. 22 portraits de femmes pour mettre en lumière ces figures fortes d'Afrique, des Antilles et des Amériques. Des destinées de femmes libres.
  • Femmes des Antilles - Traces et Voix: Cent cinquante ans après l'abolition de l'esclavage (1998 – éd. STOCK) : Travaux sous la direction de Gisèle PINEAU et Marie ABRAHAM. Un recueil de voix pour marquer la contribution des femmes dans cette histoire puissante. Histoire qui a broyé des rêves, tu des mots et donc laissé des traces.
  • Anacaona de Jean METELLUS (1986 – éd. Hatier) Pièce de théâtre.

éléphant

Anacaona

Jean Métellus.  Anacaona.  Paris:  Hatier, 1986.

Pawol Kreyol

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Viré monté