Nicole CAGE-FLORENTINY mêle les voix de la Caraïbe dans ses créations. Une sensibilité et une Histoire palpables dans ses choix de mots et de thématiques.
Son poème «Pran kouraj, pa pran kouri» (paru dans «Antilla» n° 1032 - 27 mars 2003, p. 35)
Tonbé, Lévé
Maté, trilbiché
Lavi, sé an tonbé-lévé
An kous milé, an chouvan-bwa
Tonbé, lévé
Ou pé pléré: sé pa bon dyé ki di
Nonm pa an dwa pléré
Sé pa bondyé ki di
Fanm maré pou lapidé
Tonbé, lévé
Trilbiché sé pa tonbé
Trilbiché sé pa kayé
Lavi-a sé an tonbé-lévé
Ki ka chayé'w alé
Adan tout tras, tout ti wèt,
An chimen kat kwazé,
An chimen milé débaté
Tonbé épi viré lévé
Pa kité jou baré'w
Mi lavi ka atann ou
Pou mennen'w alé an chimen limyè
Chimen fon tjè'w menm
Chimen manman latè
An vyé tonbé-lévé, vyé kon zékal latè
An vyé tonbé-lévé ka atann ou
An ti chimen-an, dèyè bidim roch-la,
ora ti lasous-la
An vyé tonbé-lévé ké mennen'w alé
La soley épi lalin pa pè kléré ansanm
Pou fè tjè nonm kontan
Pran kouraj, pa pran kouri
Lavi sé an manman
Ki konnèt fòs chaj pitit-li pé poté
Lavi sé an masibol ki konnèt
Fòs jès makak nonm-li
Epi sa ki rété lè jès makak fini
Pran kouraj, pa pran kouri
Èk suiv lavi adan tout tras
Adan tout wèt, tout chimen kat kwazé
An tout razié milé débaté
Èk suiv lavi
An tout tras limyè
La soley èk lalin
Ka jwenn pou fè tjè nonm dansé
Suiv lavi adan chimen limyè
Pas,
Dèyè tout lannuit
Ni an jou ka atann lè'y
Pou'y sa lévé ;
Anba chak fè'y tol
Ni an ti zèb djinen ka éséyé tifé
Andan tout pléré
Ni an ti moun ki sé voudré souri
É lè an nonm ka dépozé patjé'y
Pas i pé pa ankò
Sa pa lapli pou mouyé manzè lavi
Pas, ja ni an ti moun ka atann pou mété pyé'y
Adan gran bal lakréyasyon
Pran kouraj, pa pran kouri
Lavi sé an manman
An chimen-jou-baré-lannuit
An chimen limyè an mitan nwèsè
Tonbé - pa oubliyé lévé
Pran kouraj
Épi pa pran kouri!
1. Nicole CAGE-FLORENTINY: ses mots-voyageurs
Nicole CAGE-FLORENTINY est Martiniquaise, issue du François. Professeur de Lettres et d’Espagnol, elle a suivi des études d’Espagnol, d’Histoire et de Journalisme. Dans une vocation d’approche de l’Autre, elle a également une formation en psychothérapie et naturothérapie. Un parcours en sciences humaines brillant, donc, qui témoigne d’une volonté intense de vivre la diversité du monde. En toute réceptivité.
Son expression littéraire se partage entre la poésie et la narration, mais aussi la littérature-jeunesse. Ses écrits ont reçu des échos encourageant son élan d’écriture. Elle s’intéresse notamment à l’oralité par l’adaptation théâtrale et par la création musicale.
Quelques-unes de ses œuvres:
«Lavalas» (1993): poésie-jeunesse - recueil récompensé par une mention spéciale pour le prix Poésie Jeunesse (Ministère de la Jeunesse et des Sports et Maison de la Poésie à Paris)
«Arc-en-ciel, l’Espoir» (1996 – éd. Casa de las Americas): poésie-jeunesse – recueil récompensé par le prix Casa de las Americas (Cuba)
«C’est vole que je vole» (1998 – rééd. 2006 chez Les oiseaux de papier): l’errance mentale d’une héroïne, Malaïka, perdue dans sa folie. Une blessure à vif, un traumatisme d’enfance: l’inceste.
«Confidentiel » (2000 – éd. DAPPER): roman-jeunesse. En Martinique, Samuel, un jeune garçon sensible écrit son quotidien familial et ses sentiments pour la jeune Karen.
«L’Espagnole» (2002 – éd. Hatier International, coll. Monde noir): Elena a quitté sa République dominicaine pour fuir un drame familial et politique. Arrivée en Martinique, une seule issue de survie s’impose à elle et à l’enfant qu’elle porte: rejoindre le rang des «Espagnoles», les prostituées originaires des Antilles hispanophones.
«Aime comme Musique, comme Mourir d’aimer» (mars 2006 – éd. Scripta): une narratrice martiniquaise se confie dans l’écriture. Une rencontre qui la transporte au-delà de la morale: elle l’aime, il l’aime, mais ils sont chacun engagés maritalement. Leur union est musicale: sa voix à elle pare chaque son de flûte et de saxophone à lui.
Passionnée par le monde hispanophone, Nicole CAGE-FLORENTINY participe régulièrement à de nombreuses manifestations littéraires. Tout dernièrement, elle a été sollicitée…
- pour ses quatre romans
- pour sa réflexion sur «La réalité de mon pays face à mes idéaux d’écrivaine» - vous pouvez retrouver des extraits de cette réflexion cités dans l’essai «la Mémoire enchaînée» de Françoise Vergès: «la réalité de mon pays face à mes idéaux de poète» (p. 187 – déclaration de déc. 2005): «car sur la terre où j’habite, le crack fait naufrager le cerveau de la jeunesse»
- pour un spectacle alliant poésie et musique: «Dèyé pawol sé lanmou»
En effet, elle vient de participer au «Festival Internacional de Poesía de La Habana» (Cuba), au «Caribbean Women Writers as Scholars», à la Florida International University , à la «Foire Internationale du Livre de Saint-Martin» pour animer des «poetry workshops», au Festival Mondial de Poésie du Vénézuela. A la Florida International University, des chercheuses et critiques ont présenté leurs travaux sur: «L’image de la femme dans les romans de Nicole Cage-Florentiny».
Au-delà de la sphère créolophone et hispanophone, ses poèmes voyagent et sont traduits aux Etats-Unis, en Tunisie, en Roumanie, au Liban, en Albanie, entre autres! Elle-même traduit des œuvres hispanophones en français – poésie et théâtre.
2. Le roman-jeunesse «Confidentiel» (2000 – éd. DAPPER): des confidences de sens
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Confidentiel • Nicole CAGE-FLORENTINY • 2000 •
Éd. Dapper • ISBN 2-906067-56-3 • 5 €
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Synopsis: en Martinique, Samuel, 15 ans, est un jeune garçon sensible. Il écrit son quotidien dans son journal intime. Peu commun, penserez-vous? Il vit pourtant deux épreuves difficiles à gérer en tant qu’adolescent: une famille heurtée par la mort brutale de son père et un cœur qui palpite pour la jeune Karen, amie lycéenne de sa sœur Lydie… Samuel se confie à son meilleur ami, Kévin, lui-même tourmenté par une famille bancale: un père alcoolique, licencié de son poste de chauffeur à la mairie, qui atténue son amertume en brisant sa femme de coups, elle qui «fait des ménages à droite à gauche, entre deux grossesses» (p. 15)…
2.1 La narration de Samuel:
Samuel est un narrateur attendrissant dans sa description et sa perception du monde. Ecrire son journal, «un truc de filles» (p.5)? Non, un apaisement: «de toute façon, ça me fait du bien d’écrire, alors je vois pas pourquoi je laisserai s ce privilège aux filles» (p. 5). Des impressions toutes personnelles, même en poésie: «tous les champs de cannes pointent leurs flèches blanches vers le ciel, on dirait un grand tapis mouvant. C’est beau» (p. 91)
Son équilibre, Samuel le doit à ses parents, attentifs, qui triment même. Son père est garagiste et un père qui croit au partage des responsabilités parentales: «il nous emmenait partout avec lui, Lydie et moi. Ses copains disaient «Ah ! voici la nounou!» Il les traitait d’imbéciles, en disant que ses enfants étaient aussi à lui et qu’il n’y avait pas de raison qu’il les laisse tout le temps sur le compte de leur mère […] et que si on travaillait bien en classe, c’était parce que maman et lui s’étaient toujours occupés de nous tous les deux » (p.31-32). Ce père disparaît pourtant brutalement, sur la route. Cette douleur éclate dans les vains appels de Samuel: ««Papa! Papa! Papa! je dis ton nom et la peine en moi fait écho au silence» (p. 33) – «en moi s’est formée une grosse poche de silence qui sera toujours là et qui s’appelle papa, papa, papa…» (p. 38) – «la poche de silence est encore là, elle sera toujours là, toute ma vie» (p. 39).
Sa mère, Samuel lui voue une confiante admiration: «elle comprend tout, elle ne se plaint jamais, et puis elle a eu tellement de courage après la mort de papa…» (p. 31) – «elle sent tout, cette maman-là!» (p. 86). Cette maman qui écoute ses enfants-adolescents. Elle veut les préparer au mieux à la vie adulte: «je n’ai jamais essayé de violer vos secrets, je vous ai toujours respectés, toi et ton frère, comme des personnes à part entière» (p. 107) Vaillante, malgré la douleur de son deuil: «je ne sais pas où elle trouve la force de plaisanter» (p. 110)
Avec sa sœur Lydie: chamailleries et complicités, puisqu’elle accepte de jouer les «entremetteuses» (p. 26) entre lui et Karen. Parce que Samuel est chaviré d’amour pour Karen: «moi, je respire Karen, je vertige Karen, je rêve Karen» (p.9) – «depuis que je la connais, il y a son nom à toutes les pages de mon journal. Karen, c’est mon obsession, mon rêve éveillé, la page blanche que je voudrais emplir de couleurs pastel».
Kévin se révèle être un fraternel allié que Samuel veut aider et écouter: «je l’aime bien mon voyou de copain, et puis je suis le seul à savoir que chez lui, c’est pas la joie!» (p. 15) – «Kévin est fort, je l’admire. […] J’ai envie de dire à Kévin qu’il est comme mon frère, et c’est pas que des mots» (p. 81).
2.2 Les réalités-péyi:
Nicole CAGE-FLORENTINY colore la narration de Samuel de l’authentique pays Matinik.
Des vérités bien senties, des dérives:
- le paraître est primordial, même au cimetière: «ici, les gens s’endettent pour acheter une concession et y construire des châteaux forts, pour rivaliser dans la course au paraître» (p. 55)
- «il était complexé d’être gros et trop noir […] et un jour un connard l’a traité d’Haïtien et de Congo noir!» (p. 121) Personne, ni dans l’équipe éducative, ni dans la classe n’a remarqué ses absences répétées, son effacement inquiétant. Le crack l’a tué, en pleine cour de récréation… Ce drame a permis un sursaut scolaire: «les élèves vont élire un conseil de vigilance, dans lequel le psy pourra intervenir à notre demande» (p. 136)
- les préjugés de couleurs: «ici, les préjugés ont la vie dure» (p. 121) - «il [Eric] était complexé d’être gros et trop noir […] et un jour un connard l’a traité d’Haïtien et de Congo noir!» (p. 121)
Des traditions qui s’éteignent:
- pour la Toussaint aux Antilles avant, «c’était la fête! Le cimetière illuminé par les centaines de bougies allumées ressemblait à un énorme gâteau d’anniversaire, une pièce montée élaborée qui lançait jusqu’au ciel les feux de l’espérance en la résurrection des morts» (p. 52). Désormais, Samuel constate que «les batailles de caca-bougie, c’était un autre temps, y avait très peu de jeunes et ceux qui étaient là avaient l’air de s’emm… mais à un point!» (p. 54)
- le chaleureux chanté nwèl d’antan est désormais organisé «comme un vrai zouk, avec liste d’invités, participation (certains vont jusqu’à demander un champagne ou carrément de l’argent!) et les gens chantent mollement en attendant minuit pour la grande bouffe et le zouk […] et la musique n’a le plus souvent rien à voir avec le thème de Noël» (p.93)
2.3 Les mots-péyi:
Le créole et le contexte créole sont présents dans les détours du journal de Samuel. Quelques citations:
- des dérivés: «elle a cycloné mon armoire» (p. 23)
- des intonations intensives: «ton papa t’aime toujours, oui» (p.16) - «et Man Titine, han? Hé oui ! L’âge monte» (p. 52)
- des affectifs: «il faut parler à ton papa, coco-chou» (p.16) - «oui man-man!» (p. 30)
- des expressions: «en dedans de nous, on fondait» (p. 32) - «je regardais maman, hébété, ababa, je n’comprenais pas» (p. 36) – «j’étais sonné, comme ababa» (p. 39) - «ce mâle-cochon» (p. 46) - «couillon» et son dérivé verbal «couillonner» récurrents - «pass’ que»/ «pass’ que» récurrents
- des réalités contextuelles: «des snow-ball» (p. 59) - «Colson» [hôpital psychiatrique, Fort-de-France, Martinique](p. 63) - «mon cœur battait une kalenda endiablée» (p. 97)
3. Le roman «L’Espagnole» (2002 – éd. Hatier international, coll. Monde noir): lespwa lib’
«fille de partout et de nulle part, pieds hésitants dans des souliers trop grands, Histoire non maîtrisée qui grondait en elle et lacérait son âme – la paix, jamais?» (p. 36)
Synopsis: Elena a grandi dans un batey (plantation de canne à sucre travaillée par travailleurs haïtiens) de misères quotidiennes à Santo-Domingo, en République dominicaine, Caraïbe hispanophone. Son foyer natif d’Haïti: un père Pa’ Simon et une mère Man’ Lili trimant-trimant. Sa lumière de femme naissante: Antonio Morales, un Dominicain convaincu d’un idéal humaniste. Il se donne une mission sociale pour les démunis du batey: «il était tout à la fois médecin, sage-femme, instituteur, missionnaire et les Haïtiens du batey, oubliant l’animosité traditionnelle entre les Dominicains et eux, le chérissaient» (p. 20). Un élan hélas mal perçu par les autorités répressives. Elena craint pour lui.
Un drame: la révolte sanglante du batey contre les autorités. Pa’ Simon, le père d’Elena, revit l’allégresse de son identité haïtienne en se mêlant aux combats. Antonio y perd la vie, dans cette exigence de justice… La misère, conjuguée à ces funestes événements, Pa’ Simon a perdu sa raison et sa foi noyées dans l’alcool. Man’ Lili a dû accepter de se vendre pour subvenir aux besoins du foyer… Terrible sera la colère de Pa’ Simon en découvrant la vérité de leur pain quotidien; Man’ Lili meurt sous les coups de couteau de Pa’ Simon…
En fuite, pour oublier, Elena choisit la Martinique comme refuge pour elle et le bébé Ricardo («Dito») qu’elle porte. Pour survivre, elle sera une «Espagnole»: une prosti-tuée originaire des Antilles hispanophones. Sa précaution: préserver Ricardo en lui cachant la vérité de son corps livré aux vices et sévices… Sur sa route, un bienfaiteur: Norbert. Martiniquais et Haïtien, il a fondé l’actif Comité de Solidarité Haïti-Martinique, un mouvement d’unification. Norbert lui rappelle les idéaux de son Antonio d’antan. Norbert chérit et manie les mots. Un apaisement de poète. Elena trouvera sa résistance et sa résilience dans l’écriture pour se réconcilier avec son père perdu et son fils Ricardo déçu, et dans l’engagement social, puisqu’elle regagne son pays, avec Norbert, pour enseigner dans les bateyes.
3.1 Une fresque politique et sociale
Ce roman est assumé à la 3ème personne. Nous suivons les pas d’une Elena en errance et en carence affectives: «fille de partout et de nulle part, pieds hésitants dans des souliers trop grands, Histoire non maîtrisée qui grondait en elle et lacérait son âme – la paix, jamais?» (p. 36). A travers elle, l’histoire d’Haïti, de la République dominicaine et de la Martinique toutes à la fois! Un héritage dit par son père, vécu par elle: «avec quelle fièvre Pa’ Simon lui parlait-il de son pays, à l’autre bout de la frontière, son Haïti à lui qu’il avait dû quitter ! […] Il lui avait appris l’hymne national […] Cette histoire, Elena, grâce à Pa’ Simon, la savait par cœur, et chaque parole de son prince [Dessalines] était gravée en son âme, comme l’héritage d’un père à sa fille» (p. 13 à 15)
La canne casse pourtant les espoirs des Haïtiens du batey: «la canne, à perte de vie, à perte de sang, balisant leurs vies de travailleurs immigrés. […] Pa’ Simon, comme tant d’autres Haïtiens en quête de mieux-vivre, avait échoué en terre dominicaine. Comme tant d’autres de ses frères, il s’était vu confisquer ses pièces d’identité. […] ses illusions s’étaient définitivement effondrées sur les rives du semi-esclavage où il avait accosté» (p. 24-25) – «la canne a enfanté le désespoir. Papa, c’est la canne qui t’a tué et qui a tué mon homme…La canne, et le sang des hommes depuis si longtemps sacrifié; la canne lacérant les peaux en sueur; la sueur et le sang* et le chant des cannes dans le vent, dans les veines…» (p. 37) – «la gueule vorace de la canne qui broie, broie, broie plus de vies qu’on n’en saurait compter…» (p. 128) – «le soleil incendiant les champs de cannes, les hommes revenant vers les cases, le soir, hagards, ivres d’épuisement» (p. 134)
Les événements sanglants qui secouent le batey sont le sursaut de ces travailleurs haïtiens déterminés à en finir. Leur conviction est contée comme l’épopée d’un peuple: «les hommes chantaient, les femmes, les enfants chantaient l’espoir, la chaleur du combat et les aubes qu’ils ne verraient pas, chantaient dans la nuit qui n’avait pas été si douce depuis longtemps. Et le chant, surpris au détour d’une virgule, le chant, frappé en plein cœur par une rafale de balles, le chant s’éleva plus haut, plus beau, grandiose dans la nuit rose avant de trébucher et s’affaisser face contre terre, le chant, jusqu’au dernier soupir» (p. 39) Dans ce passage, la force poétique de Nicole CAGE-FLORENTINY est sous-jacente: dans le rythme mouvant de ce chant entêtant et vivant, dans les échos sonores («rafale de balles » [al] – «plus haut, plus beau» [o] – «grandiose dans la nuit rose» [oz] ), dans les intensifs («plus haut, plus beau»). Le tout martelé en nominal et en verbal: «le chant» (répété x4) et «chanter» (répété x3).
*«la canne a enfanté le désespoir. Papa, c’est la canne qui t’a tué et qui a tué mon homme… La canne, et le sang des hommes depuis si longtemps sacrifié; la canne lacérant les peaux en sueur; la sueur et le sang* et le chant des cannes dans le vent, dans les veines…» (p. 37): cette énumération nominale me fait penser à la nouvelle «De sueur, de sucre et de sang» de Suzanne DRACIUS, dans son recueil «Rue Monte au Ciel» (2003 – éd. DESNEL). L’héroïne de cette nouvelle: Emma B., épouse d'un notable-notaire de Fort-de-France, est emmurée vive au nom de la bienséance. Interdiction formelle de sortir, pour tenir son rang… Et pourtant, ces hommes qui partent de bon matin pour la distillerie, l'intriguent, la troublent. Elle choisit – elle si docile comme s'en félicite son honorable époux - un jour, une escapade à la distillerie. Elle commet un acte irréparable qui l'ampute physiquement, mais la laisse victorieuse humainement: elle est bel et bien vivante, malgré ce tombeau social imposé...
3.2 Une identité et une féminité mal-menées
Elena a fui son drame, son passé. Un exil à vif: «parfois, souvent, au détour d’une phrase, dans la parenthèse d’un parfum, parfois souvent, mon pays me revient, comme la mer crache sur le rivage un poisson sans ailes comme une douleur sourde qui me fait trembler» (p. 41)
Sa féminité est prosti-tuée dans chaque passe. Il lui faut s’absenter d’elle-même pour ne pas sentir l’intrus en elle qui la paie: «pour continuer à vivre, quand les hommes me chevauchent, je m’absente, je me réfugie dans ma tête, loin de tout ça et ça finit par en devenir banal» (p.43) – «entre dégoût et renoncement. Résignation acceptation. Indifférence oubli de soi.» (p. 48) – «faire semblant, […] simuler un plaisir qu’elle ne ressentait pas, on la payait pour ça» (p. 49) – «les facéties, les lubies de ses clients lui étaient chaque jour plus insupportables» (p. 67) Sa féminité est niée dans les sévices infligés par son proxénète, Samy, craintivement surnommé «l’Animal» (p. 67) et moqué dans l’appellation «Ti-kal . Une violence quotidienne cru-elle: «la pornographie se nourrissait des mêmes lieux communs depuis des siècles; elle se nourrissait de violence, d’humiliations, les femmes réduites à un trou gluant, un cloaque, bouche vorace et stupide» (p. 69)
Son corps est aux autres. Une béance, une souffrance anesthésiée dans l’autodérision ou encore dans le silence. Face à Norbert, prétendant trop insistant, elle éclate: «comment te dire encore que je suis une putain, une bôbô, une «Espagnole»? Je me fais payer mes faveurs!» (p. 59) Son rôle de mère la contraint à taire ce quotidien à son fils-chéri, Ricardo, et elle ose espérer que ses économies financeront leur retour et sa scolarité: «Ricardo me tient debout, ainsi que l’espoir de fouler un jour la terre de mon pays. Pour cela je peux tout supporter pour cela je pleure et j’espère…» (p.45) – les jours les mois les années. Elle comptait avec plus de fièvre l’argent amassé» (p.50) – «les économies que j’ai gagnées avec ma sueur avec mon sang avec mes larmes et ma semence de femme» (p. 131)
Norbert sera pourtant la rédemption physique et psychique d’Elena – elle s’interroge: «où va-t-il trouver les mots les gestes qui rendent ce corps si précieux, unique, mon corps, moi?» (p. 82). Malgré l’hostilité compréhensible d’un jeune Ricardo possessif et agressif, déterminé à préserver intacte la mémoire de son père.
Elena me rappelle la Clara d’Alfred Alexandre dans «Bord de Canal» (2005 – éd. DAPPER – Prix des Amériques insulaires et de la Guyane 2006, ex aequo avec le «Bicentenaire» de Lyonel TROUILLOT): Clara, grandie et pourrie dans le Canal, se prostitue. Pourtant, elle a cru être délivrée de la déveine par l'amour fantasque de «Petit mari». Illusion que s'empressent de salir ceux de la bande, en particulier Francis, persuadé que Clara lui appartient, de droit. Résignée, Clara accepte la dérive que lui réserve le Canal: la prostitution. «Avec les filles, le canal est plus vache, il n'engloutit pas du jour au lendemain, il t'envase dans la déveine, il te traîne sur toi-même comme une serpillière et n'importe quel salaud, pendant des mois, peut s'essuyer sur toi, il n'y a personne pour te protéger» (p.77) - «Petit mari était venu dix ans trop tard, […] elle se sentait trop sale maintenant et trop lasse pour commencer d'autres habitudes et même […] la perspective d'une vie normale l'effrayait» (p.77)
3.3 Le contexte caribéen: ses paradoxes et ses forces
Elena observe cette Martinique d’exil et découvre un «étrange pays» (p.56): «ce pays ignorant de lui-même, désinvolture et démesure. Cet étrange pays, sporadiques flambées de colère quand on s’y attend le moins. […] Etrange pays trépignant dans un zouk perpétuel et soudain immobile, léthargique, exaspérant ! Curieux pays où l’étranger, c’était l’Haïtien, le Saint-Lucien, le Dominiquais et pas l’Européen qui s’installait en toute bonne foi en pays conquis» (p. 56)
Et pourtant, Elena adopte en son cœur ce pays Martinique, à l’histoire aussi héroïque et tumultueuse que l’Haïti de son père: «la Martinique avait eu ses héros dont les livres taisaient les noms» (p. 57) – «tant d’autres choses des petits riens des quelques choses qui lui arrachaient un sourire, dans cet étrange pays qui accueillait son exil» (p. 58) Dans son déracinement, elle découvre un Norbert déchiré: «né en Martinique de père martiniquais et de mère haïtienne. Déraciné comme elle…» (p. 58). Sa réconciliation avec lui-même, il la fonde dans le Comité de Solidarité Haïti-Martinique, un mouvement d’unification des forces.
En repartant chez elle, Elena réserve cette tendre apostrophe à ce péyi Matinik: «je rentre chez moi. Je te quitte, curieuse Martinique, mais je ne puis te dire adieu» (p. 141)
3.4 La résilience comme espérance
«L’es-poir. […] L’espoir, c’est couper, compter, amarrer la canne, la peau en feu et se dire «Fout! An jou jou sa ké fini » (p.34 – définition d’Elena à son fils Ricardo).
Elena croit en la force des mots: aussi décide-t-elle d’écrire sa vérité à son père perdu (sa lettre: p.41-45) et à son fils Ricardo déçu (sa lettre: p. 126-133). Deux lettres ouvertes qui retracent ses contraintes de survie, dans le souffle d’un aveu: «sauras-tu entendre, sans me renier, sauras-tu entendre et m’aimer cependant, et ne pas instaurer entre nous un silence réprobateur, et meurtrier?» (p. 42 – Elena à son père) – «tu n’as pas cessé d’être mon fils, Ricardo, et quand suffisamment de temps aura passé et coulé sur nos blessures, peut-être alors pourrons-nous nous retrouver…» (Elena à Ricardo: p. 132-133)
4. Le roman «Aime comme Musique, comme Mourir d’aimer» (mars 2006 – éd. Scripta): écrire pour guérir
En compétition pour le 8ème Prix du livre insulaire d’Ouessant du 23 au 27 août 2006
Synopsis: l’adultère vécu par deux cœurs et corps en quête d’une justice: «nous voulons seulement nous aimer, nous aimer comme nous en avons toujours rêvé, c’est vérité vraie, nous n’avons fait que nous laisser envahir, surpris et vaincus par ce raz-de-marée que nous tentons encore de définir» (p. 7-8) – «raz-de-marée, leur amour…» (p. 11) Ils se rencontrent dans le centre d’insertion pour jeunes en difficulté et se découvrent les mêmes vocations professionnelles, les mêmes sensibilités personnelles et émotionnelles – par la musique et les mots. Une correspondance, une transcendance qui ne peut ni être comprise ni être admise par leur époux respectif… Se séparer? Une déchirure nécessaire, pour mieux se retrouver et finalement, revenir à la raison de tous, pour préserver leurs proches. Cinq ans après, elle choisit d’écrire cette liaison-tison: «ainsi près de cinq ans après la fin de leur histoire s’était imposée à elle l’idée d’écrire sur son bref et intense roman d’amour» (p. 44) - «cinq ans après la fin de cette histoire, de l’avis de tous, ils étaient l’exemple, L’Epoux, les enfants et elle, d’une famille heureuse» (p. 122)
4.1 La narration d’une femme en sursis:
l’écriture est vécue comme une délivrance. La musique comme une éloquence. Deux alliées de vie. Malgré les éventuels critiques cyniques que la narratrice anticipe: - «les sarcasmes des écrivains antillais masculins – elle avait failli écrire «mâles»! – à propos de l’écriture des femmes lui revenaient; selon eux, leurs consoeurs avaient du mal à ne pas «tomber» dans la facilité de leurs histoires de vie, dans le déshabillage psycho-analytique […] cette tendance à l’ «impudeur psychanalytique»? » (p. 46)
Ecrire pour guérir, pour se dé-livrer: «elle s’était plus d’une fois guérie de la sorte – écrire, écrire pour exhumer les fantômes qui la hantaient, pour exorciser, pour se laver et guérir, «écrire pour ne pas mourir car l’écriture l’avait plus d’une fois ramenée à la vie, ainsi qu’elle le notait dans son journal» (p. 39) – «accoucher de mots neufs comme on enfante la vie. Mes mots ma vie» (p. 40) – «écrire comme on accouche, comme on dégueule, écrire pour crier et pour ne pas pleurer. Ecrire pour exister, pour ne pas être un zombi, anonyme et sans but» (p. 41) – «écrire chaque jour qui passe, comme un devoir, impératif impérieux, comme on engage sa vie comme on engage son cœur. Comme on engage un combat. […] Réaliser que son premier ennemi, le plus impitoyable, c’est soi-même» (p. 41) – «écrire pour ne pas sombrer. Pour ne pas avoir envie de toucher le fond toutes les fois où…» (p. 41) – «le présent livre touchait à sa fin et son écriture n’avait rien réussi d’autre que de raviver le feu de la douleur et de l’humiliation, l’aiguillon des souvenirs, la laissant vide et plus amère que jamais» (p. 130)
A eux d’eux, ils vivent la musique comme un baume: «et il joue. Pour elle. Elle renaît. La musique entre en elle pulse avec le sang comment sait-il comment fait-il pour jouer ainsi toutes les nuances de ce que je suis de ce que j’ignore de ce que je veux être, comment peut-il, quelle insolence! Trop de bonheur, à en pleurer!» (p. 9) - «la musique la nourrissait, la guérissait autant que l’écriture pouvait le faire» (p. 49) – «la musique lui dictait les mots, rythmait ses émotions. Combien de poèmes n’avait-elle écrits sous l’emprise d’une musique magique !» (p. 50) - «la musique fut, à ce point, un trait d’union entre eux deux» (p.52) – «ils jouaient, ils créaient une partition neuve à chaque fois» (p. 54)
4.2 La culpabilité: tourments et serments
Ensemble, ils poursuivent un Absolu qui ne souffrent aucune contrariété: «et pardon à une Elle et à un Lui à qui nous allons faire tant de mal quand nous voulons seulement nous aimer, nous aimer comme nous en avons toujours rêvé, c’est vérité vraie, nous n’avons fait que nous laisser envahir, surpris et vaincus par ce raz-de-marée que nous tentons encore de définir» (p. 7-8) – «ils ne savaient que s’aimer» (p. 20) - «comment cesser sans nous mutiler, quand nous revoyons-nous, demain c’est si loin, les nuits sans toi me brûlent, je ne pense qu’à toi et cela se voit Elle souffre trop mais je ne sais pas ne pas t’aimer. Il se détruit, il fume plus encore que de coutume, j’ai si mal de le voir ainsi, mais comment faire, nous ne voulons que nous aimer!» (p. 36).
Une quête absolue d’eux-mêmes, débordante: «Le blues de Lui. Le bleu de Lui. Bleu profond bleu indigo bleu violet bleu violent bleu turquoise bleu émeraude. Bleu ciel d’orage, bleu mer de tempête […] Le blues de Lui, doux et violent à la fois… Leur histoire était bleue, s’inscrivait dans le bleu. Oui, s’il avait fallu donner une couleur à leur histoire elle aurait pensé sans hésiter «bleue» (p. 33) – «et rires, musique, poèmes, la mer, le chant de la mer, le bleu de la mer, celui de notre ciel, le bleu de nos cœurs quand ils se sentent légers et qu’ils s’aiment au présent, qu’ils savourent l’instant présent, juste me perdre dans tes yeux, à m’y brûler» (p. 36) – «le blues de Lui, inscrit en elle, à l’infini…» (p. 38)
Une typographie expressive, sensitive pour mieux écrire cette liaison-fusion. Ce récit est ponctué de majuscules et de caractères en gras pour accentuer une réalité: deux couples officiels et un couple adultère. Son mari à elle devient ainsi «l’Epoux» / «Lui», tandis que sa femme à lui devient «l’Epouse» / «Elle »: «et pardon à une Elle et à un Lui à qui nous allons faire tant de mal quand nous voulons seulement nous aimer, nous aimer comme nous en avons toujours rêvé, c’est vérité vraie, nous n’avons fait que nous laisser envahir, surpris et vaincus par ce raz-de-marée que nous tentons encore de définir» (p. 7-8). Ces marques typographiques témoignent du fossé inéluctablement croissant entre les deux passionnés et leurs vies maritales/familiales.
Le retour à la raison, à la maison: une fatale nécessité - «à l’issue de son stage, elle avait acquis la certitude qu’elle l’aimait encore assez pour ne pas souhaiter le quitter » (p. 97) - «l’acceptation – mais ne devrait-elle pas plutôt dire la résignation? – se frayait lentement un chemin en elle» (p. 129) – «elle avait réappris à l’aimer» (p. 136 – épilogue). Elle croit en leur renouveau d’époux avec la bien-venue de cette petite fille: «temps d’introspection, de création, créativité débordante, elle peignait, nommant cela ses gribouillages, travaillait sa voix, méditait et tenait le journal de cette aventure, véritable dialogue secret entre le bébé et elle» (p. 111) – «mon bébé, ma petite fille. Bientôt un mois que je ne t’ai pas écrit. Mais les mots sont en moi et je sais que ton cœur perçoit leur musique» (p. 113)
4.3 Vivre son identité malgré tout/tous
La narratrice tente d’exister, au-delà de ce dilemme tenace: comment vivre sa féminité personnelle, émotionnelle et maternelle? Comment vivre son identité? Des questionnements existentiels qui portent plusieurs inquiétudes: «est-il possbile d’être à la fois une Mère totale, une Errante (au sens chamanique du terme) totale, une bhakta de Dieu, une thérapeute totale, une artiste totale? Et la femme, et la femme? Oui une Femme totale, amante-aimée, épanouie et généreuse» (p. 115) – «en elle, deux femmes ou plutôt de multiples femmes s’affrontaient en combat singulier» (p. 89). En elle, une faille mort-bide, une tendance suicidaire, volontaire: «son désir récurrent de mourir. […] Elle aimait ses enfants. Pour elles, elle luttait contre le chant des sirènes qui la charmaient disant: »viens, la vie est plus douce sur nos rivages, viens, tu le sais bien, tu serais mieux de ce bord-ci …» (p. 22) – «elle avala le cocktail médicamenteux qu’elle avait préparé et se laissa glisser dans les bras du silence …» (p. 66) – «tenter de comprendre pourquoi en elle la mort était toujours si présente, pourquoi elle ne s’autorisait pas le bonheur ou pourquoi, même quand elle se l’autorisait, il était déjà par avance marqué du sceau de l’échec, du non-viable» (p.73)
Dans son espace insulaire: elle verbalise un manque «je me sens un peu à l’étroit ici…et pas seulement à cause de l’exiguïté de la terre… Et puis c’est vrai que je pourrais être chez moi en n’importe quel lieu où je me sentirais bien, où j’aurais des choses à partager avec des gens vraiment n’importe où au monde. Mais j’aime ce pays-là-ça» (p. 16-17)
Son ami aussi lutte aussi contre ses plaies d’ex-île: un père guyanais, une mère normande, une enfance en Normandie - «comme un vilain petit canard noir dans un horizon blanc» (p. 15) – ««un «négropo » à l’accent très français et au créole hasardeux» (p. 16)
Les actualités de Nicole CAGE-FLORENTINY: elle participe au jury du Concours KALBAS LO LAKARAYIB (KL2): un concours récompensant la poésie en langue créole des pays de la Caraïbe. Nicole CAGE-FLORENTINY et ses complices musiciens sont à la disposition des organismes culturels pour le spectacle de poésie-musique, «Dèyé pawol sé lanmou». Le roman «Aime comme Musique, comme Mourir d’aimer» (mars 2006 – éd. Scripta) est en compétition pour le 8 ème Prix du livre insulaire d’Ouessant du 23 au 27 août 2006. En septembre 2006, Nicole CAGE-FLORENTINY sera à Paris et en Bretagne à l’occasion de la ré-édition de son roman «C’est vole que je vole» (1998 – rééd. 2006 chez Les oiseaux de papier).
Les contacts de Nicole CAGE-FLORENTINY: Email / 0596 69 48 86 / 0696 82 73 73
Pour aller plus loin …
- Hanétha Vété-Congolo, Docteur de l’Université de Bowdoin College (Maine) a consacré plusieurs réflexions thématiques à Nicole CAGE-FLORENTINY. Hanétha Vété-Congolo anime régulièrement des conférences, en anglais et en français: «Madness, prostitution, lesbianism, an adultery in Nicole CAGE-FLORENTINY’s work», «Sexual Pleasure and Eroticism in Nicole CAGE-FLOENTINY’s Amours marines or Erotica Mar», «Voix de femmes, voix/voie du peuple: l’écriture de remplacement ou le devenir du peuple martiniquais dans l’œuvre de Suzanne DRACIUS et Nicole CAGE-FLORENTINY». Cette enseignante s’intéresse également à une autre voix féminine martiniquaise: Suzanne DRACIUS. Vous pouvez contacter Hanétha Vété-Congolo: Email
- Une fiche-auteur analyse les mots de Nicole CAGE-FLORENTINY sur le site ILE EN ILE: http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/cage-florentiny.html
- «Une femme en quête d'absolu»
entretien avec Nicole Cage-Florentiny
par Hanétha Vété-Congolo
Véronique LAROSE– le 4 août2006
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