«Pawol Kreyol»

Ina CESAIRE – Mémoires Vives…

par Véronique LAROSE 

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Trois-Ilets
Trois-Ilets, Martinique. Photo F.P.

1. Une œuvre riche d'Héritages et de Messages :

Née en 1942, Ina CESAIRE est Martiniquaise.

Grandie dans la conscience d'une histoire caribéenne, cet éveil identitaire est encouragé par l'un des fondateurs du concept de Négritude: son propre père, Aimé CESAIRE, connu pour son œuvre poétique célébrant l'Afrique, matrice aimée et rêvée (Cahier d'un Retour au Pays Natal , 1938).

Ina CESAIRE se construit ainsi dans cet ancrage historique et ethnographique. Après un cursus universitaire brillant, elle affirme sa voie au sein du CNRS: Chargée de mission pour la conservation du patrimoine martiniquais, elle consacre ses recherches et écrits à la Mémoire.

1.1 Ses œuvres ethnographiques

Ina CESAIRE a concentré ses articles et films documentaires sur la culture antillaise. Elle s'est attachée particulièrement au poids de l'oralité créole à travers les Contes :

1976 : Contes de Mort et de Vie aux Antilles

1988 : Contes de Soleil et de Pluie aux Antilles

1989 : Contes de Nuits et de Jours aux Antilles

Ces études se penchent sur cette spécificité antillaise du conte, autour de thématiques propres à l'imaginaire créole.

1.2 Ses œuvres littéraires

La bibliographie d'Ina CESAIRE, à l'image de ses recherches ethnographiques, est ancrage et message d'une Parole créole.

Une expression littéraire de cette Mémoire si chère à l'auteure : par le roman, mais surtout par le théâtre. Le support dramatique lui semble, peut-être, plus «apte » à rendre vivante et criante l'oralité antillaise ?

Quelques unes de ses œuvres :

Mémoires d'Isles (1985) : œuvre dramatique. La mise en scène de deux mémoires et de deux histoires de femmes, Aure et Hermance.

L'Enfant des Passages ou la Geste de Ti-Jean (1987) : œuvre dramatique. L'initiation douloureuse d'un adolescent pauvre et orphelin.

Zonzon Tête Carrée (1994) : œuvre romanesque (le seul roman, à ce jour, d'Ina CESAIRE). Ce roman-conte a pour héros Zonzon Tête Carrée, chauffeur d'un «taxi-bus» populaire. Son seul (saint) patron : Saint Christophe.

La Maison Close (1991) : adaptation dramatique d'un article journalistique turc : six femmes sont prisonnières d'un putsch politique.

Rosanie Soleil (1992) : œuvre dramatique. Une grève sucrière où les relations hommes-femmes sont exacerbées…

2. Une œuvre dramatique à l'étude :

Mémoires d'Isles – Maman N. et Maman F. (1985)

Cette première œuvre dramatique pose les rouages de deux destins féminins.

2.1 Les Titre et Sous-titre 

Un titre d'ancrage identitaire : «Mémoires d'Isles »

«Mémoires »  : notion plurielle, la Mémoire touche à l'Histoire collective et à l'histoire individuelle. La Mémoire forge l'Identité, l'essence de l'humain collectif et unique. La Parole prend ici le rôle de déclencheur et de vecteur : elle est amorce de la Mémoire ravivée par les mots.

«d'Isles »  : une orthographe archaïsante pour rappeler qu'il sera question, à travers les méandres narratifs, d'une Histoire collective des Caraïbes.

Un sous-titre d'ancrage intimiste : «Maman N. et Maman F. »

«Maman N. et Maman F. »  : deux destinées sont évoquées en mots et en images par deux femmes, deux âmes antillaises. Aure et Hermance fondent leur parole, grandies et sorties d'épreuves vécues au fondok de leur tête et de leur chair. Chaque réplique est transfert de ce ressenti féminin.

2.2 Mémoires d'un Soir …synopsis

Deux femmes martiniquaises âgées, Aure et Hermance, échangent et commentent les mots-traces de leur passé. Passé repassé dans les évocations, dépassé et surpassé dans les actions de la Détermination.

Deux parcours de vies si proches et si divergents à la fois, unis par la nostalgie créole.

La circonstance est propice aux confidences. Retirées dans une chambre, bercées par le charme d'une semi-obscurité, les deux dames laissent à la jeunesse l'animation festive d'un mariage en dedans de la maison. Ce fond sonore vivant favorise la trame des récits : Aure et Hermance re-vivent leur jeunesse de cet antan-lontan . Leur mémoire s'envole loin loin, pour de nouveau, sentir le souvenir vibrant de ce temps…

«Deux femmes de la Martinique font, au cours d'une soirée de fête, le bilan de leurs vies » (incipit)

2.3 Mémoires historiques et sociales

Le passé esclavagiste :

Ce passé prend corps une seule et unique fois : le «Viol originel» est évoqué comme blessure de la femme esclave (cf. l'ouvrage «Femmes des Antilles - Traces et Voix: 150 ans après l'abolition de l'esclavage», 1998- Travaux sous la direction de Gisèle PINEAU et Marie ABRAHAM) .

Violation d'une intimité et d'une identité. Ses chairs forcées-blessées. Au service de cette douloureuse réminiscence, l'effort de suggestion scénique: Ina CESAIRE choisit l'obscurité lugubre d'une nuit tachée d'ombres. L'ombre effrayante du Maître et l'ombre effarante de la jeune esclave. Au loin, le tumulte fou des cris de chiens, clameur d'épouvante qui fait se taire le cri de la femme meurtrie.

«La pénombre s'installe brutalement: scène du «viol originel». Malvina sursaute lorsque s'ouvre la porte. On entend le grincement d'un lit sur lequel se jette un corps»

Les luttes sociales et raciales des Antillais :

Ces combats apparaissent dans le récit de deux épisodes.

1935*. Les élections cantonales s'entachent de sang noir. Le maire DESETAGES partage un punch chez un ami socialiste. Au dehors, la rue s'agite, pendant le dépouillement des voix. Intrigués, DESETAGES et son ami regardent à la fenêtre. Une rafale fatale. Rafale sans motif de gendarmes blancs, repartis «en congés» vers la Métropole dès le lendemain...

*Cet épisode politique est une allusion à 1925: le 24 mai 1925, Louis Des Etages et Charles Zizine, Conseillers généraux socialistes, sont tués d'une même balle, tirée par un gendarme un jour d'élections. (cf. le site Kapes Kreyol)

1940. Débute la période famélique de l'Amiral Robert. La défaite française face aux troupes allemandes, en 1940, amène l'instauration du Régime de Vichy avec le Maréchal Pétain. Aux Antilles, un régime autoritaire est mis en place avec l'Amiral Robert. Envoyé par PETAIN pour remplacer les conseils municipaux par des équipes nommées, il enserra les Antilles dans une carence et un silence absolus : restrictions et cartes d'alimentation font le quotidien des Antillais. Aure et Hermance se souviennent de l'effort solidaire contre la misère, une synergie de survie, par le petit commerce et le troc. Cette période de survie en autarcie est reconnue par les aînés comme « l'An Tan Robè» (cf. Tony DELSHAM, An Tan Robè -1994 : le tome 2 de sa saga familiale «Le Siècle»).

2.4 Mémoires de l'Histoire intime de deux Femmes

Aure et Hermance, le temps d'une soirée, unissent leurs mémoires.

«ces vies, géométriquement ambiguës, puisqu'à la fois parallèles et divergentes, faussement banales, plus douloureuses que riantes, sont révélatrices de deux personnalités féminines et profondément antillaises » (incipit)

Cette imprégnation antillaise est imprécation du Souvenir. Les mots d'Aure et d'Hermance se mêlent, échos vivants de ce temps : divergences et confluences de deux chemins...

Le parcours social des deux figures féminines :

Aure, mulâtresse de la campagne, est une ancienne institutrice. Issue d'un milieu modeste, elle a nourri en elle des valeurs d'éducation et d'instruction comme émancipations. Elle a ainsi obtenu brillamment son Certificat. Un grand moment dans son parcours social de femme: la fierté attendrie de sa mère et celle bougonne de son père en font un jour mémorable.

Hermance, criée «Cia», négresse de la ville, a mené une vie de combats. Elevée seule par sa mère, elle n'a pas été reconnue par son père. Une blessure vive. Rejetée par ses demi-frères et sœurs, elle s'est construite seule mais debout. Elle n'a pas eu longtemps accès à l'instruction, mais a appris durement à ne pas «fainéanter» et à ne pas «bêtiser».

Le parcours conjugal des deux figures féminines  :

Aure s'est mariée avec Benoît, ouvrier à la distillerie. Femme de caractère, elle a refusé la soumission et s'est toujours affirmée comme mère et épouse: «moi, je n'ai jamais compris pourquoi la femme devait être plus soumise que l'homme». Elle a accouché de ses enfants chez elle. Cette vie familiale a été brutalement marquée par le décès de Benoît, emporté par une pleurésie. Veuve à 39 ans, Aure a donc élevé ses enfants seule. De Benoît, elle se rappelle la douceur: «c'était un homme très doux, affable, facétieux même».

Hermance a choisi son homme parmi ses nombreux soupirants de bals. Ferdinand, crié «Féfé», souffre d'un mal répandu chez l'homme antillais : l'infidélité chronique…Homme à femmes et à enfants, seul l'âge l'a rendu sage. «Tou nonm sé nonm, hein !» admet Hermance. Elle rit de son mariage, mais est aigrie par l'attitude des ses enfants qui l'ont quittée pour la Métropole : «Disparèt pran-ï !». Sa blessure de mère : la mort accidentelle de son Ti-Ferdinand.

Le parcours moral des deux figures féminines :

Aure et Hermance affirment une parole de l'expérience qui a tant vu et vécu qu'elles affichent un ton «armé», paré aux épreuves.

Si Aure admet le progrès («le passé ne doit pas courir devant nous»), Hermance refuse avec méfiance l'aujourd'hui technique, qui n'est, à son sens, qu'un «laisser-aller, oui !» : «akièlman, yo ka gaspillé lajan ! J'ai connu un billet de mille francs, j'étais déjà mariée, moi ! Nou té ka trimé !». Aussi, elle demeure farouchement imprégnée de croyances.

La vie et la mort sont moquées avec pragmatisme par les deux femmes. Elles se définissent elles-mêmes comme des « femmes hors du temps».

«La vie n'est qu'une sottise. […]Rien d'autre qu'une sottise ! Et s'il y a quelque chose de plus sot que cette sottise, cette sottise-là, c'est la mort» (Aure)

«Mourir, c'est ta dernière maison : deux planches dessous, deux planches dessus et deux sur le côté. C'est la seule case qui soit la tienne. La seule que tu aies pu acheter….[…]La vie c'est comme un morne. Tu dois monter» (Hermance)

3. Une dramaturgie intimiste :

La dramaturgie d'Ina CESAIRE est au service de ses deux personnages. L'atmosphère vibre au gré de leurs réminiscences.

3.1 Les Femmes-diablesses

En ouverture, la «Parade des Diablesses» du Mercredi des Cendres donne le ton. Elle est l'occasion d'une joute verbale pour les deux femmes-diablesses. Espiègles et complices dans leurs répliques vives (stichomythies), elles se laissent aller à une farandole folle. Une virevolte de mots qui se rit de la vie :

«Première diablesse - …Le passé est passé !...

Deuxième diablesse (Chantonnant) - Il est passé par ici…

(Elles dansent la ronde antillaise du «poteau bleu »)

Première diablesse - …Il est passé par cila…

Deuxième diablesse – …Le passé est dépassé…

Première diablesse - …Le passé s'est surpassé !...

Deuxième diablesse (Faussement naïve) - …Le passé a-t-il trépassé ?

(Elles rient)»

Cette complicité transparaîtra, dans les échanges entre Aure et Hermance dans des appellations affectives : «ma sœur» et «ma chère».

La dramaturgie est établie comme oralité du Passé. Une subjectivité de la Féminité. Une Aure méticuleuse et rieuse, une Hermance frondeuse et dédaigneuse. Réciprocité des chemins, des destins. Le dialogue des deux femmes âgées se précise. Son flot et son flux sont définis par Ina CESAIRE :

«La conversation polie et anodine du début va, au gré des récits, se transformer soit en monologue, soit en dialogue et retracer en profondeur l'histoire intérieure de ces femmes

3.2 Oralité de vies

L'oralité d'Ina CESAIRE est lisible et visible par des procédés représentatifs des tempéraments des deux femmes. Une oralité «sensitive » qui éveillent et travaillent la nostalgie.

Les onomatopées et expressions créoles à valeur expressive:

«tchiip » (chez Hermance) : agacement et mépris réunis en un seul geste !

«aïe, bon Dié ! »

« fout nonm kouyon ! »

«han han… »

Des expressions idiomatiques créoles  : un créole prégnant.

«ça c'était en temps-longtemps »

«un vrai Michel Morin ! »

«moi-même ? »

«une petite femme très noire ki té ka tiembé rèd kon an pikèt et qui était cravache ! » (contamination du créole quand Hermance évoque le souvenir de sa belle-mère, Maman Lili)

«la renonce» (la communion solennelle)

«ce grand bwa-bwa-là ! » (Aure à propos de l'Amiral Robert)

« man fouté-ï ! […] man volé anlè-ï, Bon Dieu ! » (Hermance face aux frasques extra-conjugales de son mari Ferdinand…)

«sa kini adan sa ?» (agacement d'Hermance quand on l'interrompt de façon inopportune…)

Une syntaxe syncopée de phrases exclamatives :

«Et il était content de ça, hein ! I té ka kontan sa tou bonman ! Fout nonm kouyon, ou pé di sa ! Que ce nègre est cossu ! (tchiip !) » (Hermance commentant une escapade de Ferdinand en Métropole avec «une vieille chabine kalazaza » )

«Il y en a qui disaient que l'Amiral Robert faisait du bien à la Martinique ! Ils disaient que c'est lui qui a montré aux gens la manière de travailler et qu'on ne savait plus comment s'y prendre ! Moi, je dis que le Martiniquais n'a pas attendu Monsieur Robert - ce grand bwa-bwa-là – pour savoir faire les choses et pour survivre quand il n'y a rien ! » (Aure relatant cet «antan robè » )

Une énonciation assumée et revendiquée par les deux narratrices :

L'énoncé de chacune est marqué de sa personnalité : une ré-affirmation de la première personne comme ré-appropriation de la Parole.

Hermance

«Quelqu‘un a dit…Est-ce que c'est dans la Bible ?... «La vie est une vallée de larmes.» Moi, je dis : «non !» Une vallée c'est comme un creux, et la vie, c'est comme un morne. Tu dois monter.» (philosophie pratique d'Hermance)

«Man ka di la renonce !» (Hermance affirmant son attachement à la terminologie créole de la communion solennelle)

« Moi-même ? Je ne suis pas de grande famille , moi  !» (aigreur d'Hermance qui n'a pas été reconnue par son père)

Aure

«Moi, je n'ai jamais aimé le bal […] Mon père ne souhaitait pas pour moi les contacts avec les jeunes gens» (mémoire d'une jeune fille rangée…)

«Moi, je n'ai jamais compris pourquoi la femme devait être plus soumise que l'homme» (Aure – femme debout)

« Moi, je dis que le Martiniquais n'a pas attendu Monsieur Robert - ce grand bwa-bwa-là – pour savoir faire les choses et pour survivre quand il n'y a rien !» (Aure relatant cet «antan robè»)

3.3 Les accompagnements de l'oralité : parements scéniques

Les didascalies :

Elles définissent la gestuelle (le rire et la nostalgie musicale) et la pensée (la rêverie) des deux femmes.

Le rire : «(elle rit)» et «(elles rient)» (didascalies récurrentes) – «(elle rit à moitié)» - «(elles rient toutes deux) »

La musique des bals d'hier :  «(Hermance, immobile, fredonne toujours son air nostalgique. Son pied seul marque la cadence)»

La nostalgie rêveuse : «(elle rêve)» - «(toujours plongée dans son enfance qu'elle revit)» - «(elle revit son enfance)»

La luminosité et le fond sonore : des variantes parlantes.

La luminosité est travaillée en accord avec les anecdotes de vie échangées. Une semi-obscurité pour la confidence, un halo lumineux pour un souvenir ravivé plus intensément par la narratrice, une obscurité d'épouvante pour le «viol originel» et finalement, une clôture brutale dans le noir.

«(La lumière cesse progressivement d'éclairer Hermance, seule Aure demeure dans le halo lumineux.)»

En parallèle, le fond sonore habite les mots: l'animation festive en dedans de la maison, la clameur folle des chiens lors du «viol originel» , les mélodies créoles de lantan-lontan.

«(On entend quelques mesures du chant de l'époque: «Ancinelle lévé… »)

Une particularité d'Hermance: son souvenir est constamment lié à des mélodies de jeunesse fredonnées et même mesurées en cadence: «(Hermance, immobile, fredonne toujours son air nostalgique. Son pied seul marque la cadence.)»

En clôture, luminosité et sonorité se taisent, ensemble, pour fondre les deux femmes en une seule fin: «Les dernières paroles viennent d'être échangées, le dernier morceau de musique off (peut-être : «Woy Madiana », chant traditionnel de la fin des bals aux Antilles) décroît progressivement, en même temps que la lumière. Elles [Aure et Hermance] fredonnent l'air, la bouche fermée. […] Elles s'immobilisent ensemble et seuls leurs visages demeurent cernés par deux halos lumineux qui vont s'éteindre brusquement et simultanément. On n'entend plus, dans l'obscurité, que les bruits de la nuit antillaise qui envahissent la scène et la salle.

Puis, c'est,brutalement, le silence.»

Mémoires d'Isles construit une oralité animée par deux femmes de combats: leur force réside dans leur capacité d'aller au devant de la vie, sans appréhension aucune. Deux destins féminins portés dignement. La structure dialoguée et les accompagnements scéniques permettent à Ina CESAIRE d'écrire l'oralité antillaise.

Véronique LAROSE

Pour plus de détail sur le Parcours riche de cet auteur :
 

  Le site LAMECA, la Médiathèque Caraïbe.
   
  Le site littéraire «Ile en Ile».
 
 

Le site du CELFA, le Centre d'Etudes Linguistiques et Littéraires Francophones et Africaines de Bordeaux : en ligne, l'article comparatif de Dominique DEBLAINE sur deux expressions littéraires, celle de Simone SCHWARZ-BART (Pluie et Vent sur Télumée Miracle,1979) et celle d'Ina CESAIRE. Justement, Ina CESAIRE a adapté au théâtre le roman Pluie et Vent sur Télumée Miracle de Simone SCHWARZ-BART.
 

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