1. Un regard vers l'Ailleurs- Créateur :
1.1. Une enfance martiniquaise, face au Labeur de la canne :
Joseph ZOBEL naît en 1915, dans la commune martiniquaise de Rivière-Salée. Issu du milieu rural de l'époque, l'enfant est confié, très tôt, à l'attention de sa grand-mère Amantine, affectueusement renommée «Man Tine». Elle sera l'âme forte du roman biographique La Rue Cases-Nègres (1950).
Coupeuse de cannes, au-delà de son grand âge, Man Tine réserve à Joseph des projets scolaires. Il sortira des chemins de la canne, de la servilité agricole. Brillant, le jeune garçon obtient son baccalauréat en suivant les cours du prestigieux Lycée Schoelcher de Fort-de-France.
Parallèlement, il s'est éveillé à l'expression artistique. Son projet professionnel rejoint sa passion, précisément pour l'architecture et la décoration. Il lui faut partir pour la France. Mais, ses ambitions s'annulent malgré lui: il n'obtient pas la bourse d'enseignement supérieur nécessaire. Plus tard, le second conflit mondial freinera son élan vers la capitale métropolitaine: la main de fer de l'Amiral Robert* (cf. An Tan Robè de Tony Delsham) isole la Martinique dans une période de misère.
* Rappels contextuels : la défaite française face aux troupes allemandes, en 1940, amène l'instauration du Régime de Vichy, en la personne du Maréchal Pétain. Par là même, aux Antilles, un régime autoritaire est mis en place avec l'Amiral Robert, envoyé par PETAIN, pour remplacer les conseils municipaux par des équipes nommées… L'absence de commerce avec la métropole soumet les Antillais à une disette sans nom, car tout vient à manquer dans la vie quotidienne. Ne comptant que sur eux-mêmes, ils ont plus que jamais recours aux productions locales. Mais, cette période de survie en autarcie, reconnue par les aînés comme «An Tan Robè», voit la mortalité infantile croître.
1.2 Un éveil à l'expression littéraire, au coeur d'une Ruralité antillaise:
Joseph ZOBEL occupe alors un poste administratif aux Ponts et Chaussées. Cependant, le milieu scolaire se rappelle à lui: il devient répétiteur au Lycée Schoelcher. Cette activité n'efface pas ses aptitudes artistiques. Les mots seront son expression. Conteur, il publie ses textes dans Le Sportif, un journal sans prétentions littéraires aucunes, mais populaire. Ces courts récits mettent la Martinique rurale à l'honneur. Plus tard, ils seront réunis par l'auteur lui-même dans un recueil intitulé Laghia de la Mort .
Il achève son premier roman, Diab'là, en 1940. Hélas, le bâillonnement vichyste de l'Amiral Robert enserre toute publication; le roman est jugé trop revendicatif. Ce roman, dans une continuité thématique, puise son souffle dans la vie rurale. Joseph ZOBEL écrit une tendresse pour ce pays- bokay, tombé sur ces deux genoux, la jeunesse et les cultivateurs. La jeunesse assujettie à une instruction qui détourne les Antillais d'eux-mêmes. Les cultivateurs soumis à une économie dure. Le message d'avenir de Joseph ZOBEL est lancé vers l'Avenir:
«Il nous faudra faire cesser tout ça, changer tout ça, arranger tout ça. Oui, recommencer, pour mettre nos plants et semer des grains à nous et pour nous-mêmes»
Une foi en la germination d'un pays fait d'hommes neufs, lucides pour eux-mêmes. Cette fertilisation de l'espoir antillais n'est pas sans rappeler l'image de clôture du roman Germinal; Zola ne voit-il pas, lui aussi, un avenir forgé par les efforts d'hommes à venir, pour une germination sociale plus juste ?
«Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait bientôt faire éclater la terre» (clôture de Germinal de Zola, 1885)
Malgré cette interdiction de parution, Joseph ZOBEL achève un autre roman en 1946 : les Jours Immobiles, plus tard ré-édité sous le titre les Mains pleines d'Oiseaux en 1978. La Seconde Guerre Mondiale terminée, l'auteur revient à son projet d'études à Paris. Un congé administratif lui permet de partir étudier à la Sorbonne. Il suit un cursus riche: l'ethnologie des peuples du monde, la littérature et l'art dramatique. Il s'ouvre ainsi à une sensibilité historique et artistique, pour connaître l'évasion culturelle opprimée et réprimée par la guerre. Mais, son quotidien parisien porte encore les meurtrissures du conflit: Paris traverse, malgré la Libération, une période socio-économique de la restriction en faveur de la reconstruction. Joseph ZOBEL intègre le lycée François 1er à Fontainebleau, en qualité de professeur adjoint, puis comme surveillant général.
Cependant, il est tout à un projet littéraire qui le tisonne depuis longtemps : écrire son histoire, pour peindre sa Martinique rurale et sentimentale, si chère à sa souvenance. Son roman biographique, la Rue Cases-Nègres , paraît en 1950. Son écriture et sa mémoire- sincères- sont reconnues par le Prix de la Gazette des Lecteurs , en Métropole. Ainsi, Joseph ZOBEL marque les esprits en leur enlevant l'image naïve de nonchalance qui, jusque là, semblait enserrer les Antilles.
Il souhaitera donner une suite à ce roman de lui-même, la Fête à Paris , en 1953.
1.3 Une expérience africaine :
Lancé dans cette vocation littéraire, Joseph ZOBEL laisse son inspiration poétique chanter sa nostalgie de son antan-lontan martiniquais, en accordant une place particulière aux personnalités de son enfance: les conteurs, les quimboiseurs et les artisans, disparus dans la tourmente de la Modernité. Il présente sa poésie dans des récitals en France, en Italie et en Suisse. Mais surtout, il se rapproche des écrivains sénégalais installés à Paris. Parmi eux, le poète Léopold Sédar SENGHOR (Chants d'Ombre 1945, Hosties noires 1948 et Ethiopiques 1956), parolier de la négritude avec son ami martiniquais, le poète Aimé CESAIRE (Cahier d'un Retour au Pays natal, 1938). Joseph ZOBEL découvre une Afrique célébrée dans son passé de gloire et d'espoir.
Ainsi aspiré-inspiré par l'Afrique, il rejoint le Sénégal avec femme et enfants. Des disponibilités administratives lui permettent d'y enseigner. D'abord affecté dans la région rurale de Cabamance, à Ziguinchor, il est ensuite nommé pour Dakar. Pourtant, la capitale sénégalaise ne le comble pas culturellement, du moins pas autant qu'il l'imaginait. Il constate que le monde littéraire sénégalais se pervertit dans des vocations politiques, calculées.
Seul, il mène des activités culturelles enrichissantes. A Radio-Sénégal, il crée le service culturel et y produit des émissions éducatives, en collaboration avec des professeurs de l'université de Dakar. Il anime notamment un cours du soir pour les instituteurs sénégalais: il enseigne la littérature française et la diction. Sa vocation poétique et dramatique s'exprime pleinement dans des ateliers pour la jeunesse.
Cette expérience africaine inspirera son recueil poétique Incantation pour un Retour au Pays natal (1965), et deux recueils de nouvelles, Si la mer n'était pas bleue (1982) et Mas Badara (1983).
1.4 Une quête artistique intimiste, qui se précise :
Bien qu'il soit en Afrique, Joseph ZOBEL est en quête d'une nouvelle expression artistique et d'une nouvelle immersion géographique. Son inspiration sera japonaise. Au Japon, il se passionne pour la délicatesse de l'ikebana, un art floral traditionnel. Après cette parenthèse exotique, il revient en Afrique.
Quelques années plus tard, en 1974, sa carrière d'enseignant s'achève. Il s'installe en France, dans un vieux mas du Gard. Là, il trouve une plénitude artistique manuelle dans la poterie, le dessin, la sculpture, etc.
Chose surprenante et intéressante, il entame un travail de ré-écriture de son œuvre romanesque: le texte Laghia de la Mort est repris, tandis que Jours immobiles réapparaît sous le titre les Mains pleines d'Oiseaux en 1978, et la Fête à Paris devient Quand la neige aura fondu en 1979. Démarche perfectionniste ?
Il n'abandonne pas l'écriture, et publie des œuvres forgées du plus profond de lui-même, pétries de mémoire et de foi. Ses recueils de poésie chantent cette Martinique rurale chère à son cœur : Poèmes de moi-même (1984), Poèmes d'Amour et de Silence (enrichi des ses propres dessins -1994) et le Soleil m'a dit… (2002).
«Le cordonnier
s'appelait Alténor
et le menuisier
Thémistocle
Celui qui avait
une si belle voix
et chantait
la messe de minuit
à Noël
était Euloge
et Théodamise sa femme
connaissait les plantes
pour guérir
toutes les maladies»
(extrait du poème «Village», Poèmes de moi-même, 1984)
Dans ce poème, Joseph ZOBEL cite ses figures rurales de l'imparfait, ancré dans des habitudes berçantes de paix.
En 2002, il publie Gertal et autres nouvelles, des nouvelles. Il fait paraître des extraits de son journal couvrant la période de 1946 à 2002.
L'œuvre littéraire de Joseph ZOBEL lui vaut d'être décoré Chevalier de la Légion d'Honneur en 1998, et d'être consacré par le Grand Prix du Livre insulaire d'Ouessant, en 2002. Au-delà de cette œuvre, une reconnaissance de son roman de l'enfance, La Rue Cases-Nègres: traduit en anglais, il s'intitule alors Black Shack Aley (1980), et est adapté avec succès au cinéma par Euzhan PALCY en 1982.
2. Une œuvre à l'étude : La Rue Cases-Nègres (1950)
Prix littéraire de la Gazette des Lecteurs
Au sortir de la guerre, Joseph ZOBEL chante sa Liberté. La Rue Cases-Nègres se révèle comme parole d'un Temps couvé en dedans de sa mémoire. Il dispute ses souvenirs d'enfance et d'adolescence à l'ingratitude de l'Oubli…
2.1 Révélation d'une Ruralité :
La Rue Cases-Nègres se perd au flanc d'un morne. Elle compte une quarantaine de baraques en bois, couverte de tôles ondulées. Ses habitants, les coupeurs de canne sous les ordres du géreur, dont l'habitation surplombe la rue. Les rôles sont ainsi distribués: en haut du morne, et en bas, tout en bas du morne. Les travailleurs ne montent ce morne que le samedi, jour de la paye. Elle est attribuée en appel nominatif à chacun.
La journée, cette rue est quittée à la seule insouciance des enfants. Parmi eux, José Hassam. Ensemble, ils aiment à «drivailler», horde mutine, à l'affût des saveurs créoles préparées par les parents ou encore accordées par la nature tropicale. Ces joies enfantines sourient au Partage :
«Ceux qui ont des repas copieux, ne pouvant pas y résister, et cédant à l'envie des autres camarades, nous conduisent chez eux et les partagent avec la plus joyeuse insouciance»
Mais, une expédition plus bruyante que les autres soulève l'autorité parentale, alertée par l'économe, M. GABRIEL. Il saisit ce prétexte pour interdire aux travailleurs de laisser cette «vakabonderie» de jeunesse aller plus avant. Cette manœuvre de l'économe permet au géreur de compter de nouveaux bras aux champs: les enfants eux-mêmes, affairés aux «petites bandes» pour arracher les herbes au pied des jeunes pousses de canne.
José ne rejoint pas ses anciens camarades dans la canne.
Il accompagne sa grand-mère, Man Tine. Amantine élève seule le garçon de sa fille Délia, partie travailler à la ville, au service de maisons békées. Man Tine apparaît comme pilier féminin: coupeuse de canne, les reins amarrés face à la vie. Son histoire est celle de combien de femmes de cannes ?
«Moi, j'étais toujours baissée du matin au soir dans un sillon, ma tête plus bas que mon derrière, jusqu'à ce que le Commandeur, M. VALBRUN, ayant vu comment j'étais faite, m'a tenue, m'a roulée à terre et m'a enfoncé une enfant dans le ventre.»
D'un seul coup, José salue tristement Conscience, quitte brutalement Enfance. Témoin de cette lutte contre la canne laborieuse, réceptacle de ses chants de cadence de la coupe :
«Ma grand-mère frappait fort du tranchant de l'outil en faisant «hin ! hin !» et, de temps en temps, elle se redressait en portant une main derrière elle, comme pour aider ses reins. Et elle faisait une grimace atroce»
« C'est aille travaille à la Ti-Mone Mais tout le champ continue de travailler obstinément et de moduler, sur un rythme accentué, toujours les mêmes paroles, sur le même air.»
2.2 Révélation d'une Destinée :
Tenace, Man Tine coupe sa «trace» de cannes en pensant au chemin qu'elle veut tracer à José. Chaque sou envoyé par Délia est épargné, durement, pour conduire José, en habit et souliers, vers cette Instruction qu'elles n'ont pas reçue. Sa première année d'école marque le début, prometteur, de la Destinée de José.
Man Tine écoute, chaque soir, le récit de la journée d'école. A travers l'enfant, elle vit l'émotion de la connaissance :
«Man Tine suivait mon discours avec un visage plus reposé et plus rayonnant que lorsqu'elle fumait sa pipe, et des yeux qui semblaient me trouver réellement transfiguré.»
L'année suivante, elle veut rapprocher José de l'école, à Petit-Bourg. Seule, elle organise le déménagement. En femme de combat et de sacrifice. José mesure cet amour qui ne se dit pas, mais qui perce dans chaque recommandation et inquiétude.
«Elle ne pouvait porter quoique ce soit à sa bouche qu'elle ne m'en eût réservé une part.»
José suivra une brillante voie vers le Certificat d'Etudes Primaires, pour ensuite intégrer le Lycée Schoelcher, à Fort-de-France. Cette réussite scolaire le contraint à quitter Man Tine, pour rejoindre sa mère Délia. Désormais, une promesse sourde en lui: offrir un quotidien meilleur à celle qui lui a appris le respect pour l'Instruction.
« La chaleur de mes rêves de devenir un homme, pour que Man Tine n'aille plus travailler aux plantations de cannes à sucres »
Pourtant, Man Tine l'avertit, consciente de ses limites physiques :
«Je crois pas que mes yeux pourront te voir lorsque tu auras fini tes examens. Je verrai pas la couleur de la première bouchée de pain que tu auras gagnée de toi-même.»
2.3 Révélation d'une société :
La Rue Cases-Nègres correspond à un contexte rural fermé. José et ses amis vivent un quotidien rythmé par la canne.
Le projet de Man Tine rejette cet avenir loin de José. En allant à l'école, il analysera l'intensité de clivages de la Martinique des années 30. Le regard de José est celui des constats. L'écriture de Joseph ZOBEL est témoignage réaliste.
José établit l'existence de trois distinctions sociales, selon la nuance de peau. Sa maturité se lit dans un portrait sociologique sans leurre :
«Les habitants du pays se divisent bien en trois catégories: Nègres, Mulâtres, Blancs (sans compter les subdivisions). Les premiers- de beaucoup les plus nombreux- sont dépréciés […]; les seconds peuvent être considérés comme des espèces obtenues par greffage; et les autres, bien qu'ignares, ou incultes en majeure partie, constituent l'espèce rare, précieuse.»
Une lucidité aiguisée par son passage au Lycée Schoelcher. Mal à l'aise, empesé d'un complexe catégoriel, José s'efface, tout à ses rêveries littéraires. Il se rapproche pourtant de Serge, «un nom de gentil garçonnet à culotte de velours et blouson de tussor (un tissu soyeux), à chaussures basses de couleur marron, aux cheveux lisses et parfumés, séparés par une raie penchée, et qui porte une montre en or à son poignet». La précision de cette description est à la hauteur de l'amertume de l'adolescent issu de La Rue Cases-Nègres. Quand lui se remplit l'estomac d'eau pour tromper sa faim, Serge jette avec désinvolture de savoureux goûters à peine entamés… La faim et la gourmandise, le peu et le trop, confrontés dans ce lycée de l'élite foyalaise.
Préoccupé, José étudie comme il peut, heurté par la précarité croissante de Man Tine, vieillissante, faiblissante :
«J'avais été effaré de la [Man Tine] retrouver plus diminuée par l'emprise desséchante de la misère. Sa chambre devenait de plus en plus sombre et délabrée.»
De même, il assiste à la précarité de ses amis, Jojo et Carmen. José semble faire de ses amitiés une compassion sociale. Compassion au sens étymologique de «partage de la souffrance avec l'autre».
Jojo, de son vrai nom Georges Roc, a fui son père et sa belle-mère riches. Il a quitté une aisance apparente, car ils se soulageaient de leurs rancoeurs familiales en l'assommant de coups, sous tous les prétextes possibles. De lui-même, il a rejoint sa mère, sarcleuse séduite et abandonnée par M. Roc. Devenu jardinier, Jojo a trouvé sa paix. Bien sûr, José s'en réjouit, mais il réalise que son ami n'a pu échapper au «chemin fatal à tous les petits garçons dont les parents travaillent dans les cannes» …
Quant à Carmen, bellâtre coureur et farceur, il prend conscience, en côtoyant José, qu'il manque la lecture à son existence de domestique. José ne se contente pas de lui enseigner la lecture; il lui transmet une sensibilité littéraire qui émeut Carmen.
Le jeune trio, au-delà des livres, se rejoint dans un constat de scissions sociales. La Martinique de leur jeunesse porte encore les marques de la soumission au Blanc :
«Un béké […] a toujours envie de fouetter le nègre qui le sert»
2.4 Révélation d'une identité créole : Partage d'Instants
José s'imprègne de l'identité créole à travers une tradition rurale forte.
Les contes et parties d'énigmes de M. Médouze et de M. Assionis colorent la jeune imagination de José. Il est lié à M. Médouze par un profond respect pour la parole orale.
«Tout l'attrait de ces séances de devinettes est de découvrir comment un monde d'objets s'apparente, s'identifie à un monde de personnes ou d'animaux.»
Chaque soir, José écoute le récit délié de son vieil ami. Malheureusement, M. Médouze disparaît brutalement. A cet ami, José doit l'apprentissage du poids de l'Oralité, de la Guinée et de la Mort. La veillée créole allie les cœurs dans un recueillement plus ou moins silencieux, dans des chants et surtout dans des contes à la mémoire du défunt. La Mort n'est pas appréhendée, mais apprivoisée par la parole partagée.
«Je m'attendais à voir le cadavre du vieux nègre raidi sur la planche trop étroite, s'élever aussi dans la nuit et partir pour la Guinée.»
José, comme tous les enfants de la Rue Cases-Nègres, vit intensément la fin de l'année. Noël n'abonde pas en cadeaux, mais se matérialise par une alliance festive dans les veillées de cantiques, la messe de minuit, la musique et les saveurs créoles. Cette joie simple inonde la campagne d'alentour.
Au contraire, le Jour de l'An correspond, pour José, à une journée de gravité, de responsabilité. Man Tine sort d'un pensif mutisme pour l'embrasser – démonstration rare - et lui offrir une orange. Un vœu pour la nouvelle année : « Que tu grandisses et deviennes un homme ».
3. Laghia des Mots :
3.1 Un défi d'écriture :
Dès l'adolescence, Joseph ZOBEL vit une passion littéraire. La lecture lui permet de porter son regard et sa pensée loin, loin de La Rue Cases-Nègres. Sa préférence va au roman. Et peu à peu, il s'avoue un projet d'écriture, par une prise de conscience, de plus en plus pressante : la légitimité d'un roman antillais. Que connaît-il de «ces personnages à cheveux blonds, aux yeux bleus, aux joues roses»?
Il voit en la littérature un défi antillais.
Loin de la littérature qu'on lui enseigne sèchement, selon les théories des critiques littéraires admis, José se persuade, au fil de ses lectures, qu'une littérature antillaise est à écrire. Pour mieux maîtriser son sujet, il étudie l'Histoire noire :
«Mes lectures préférées […] consistaient plutôt en ouvrages hors du programme et relatifs à la vie des nègres: ceux des Antilles et ceux d'Amériqu : leur histoire et les fictions les concernant.»
Sa révélation d'écriture s'opère, tragiquement, lors de la veillée de Man Tine. Il lui faut écrire son histoire d'enfant des plantations des années 30. Pour rendre une juste place à la Martinique rurale de son enfance, hantée de figures cassées-crasées par la canne. Les mains de Man Tine représentent affreusement cette usure ; elles portent les sillons d'un labeur sans fin, sans frein.
«Quotidiennement pincées, éraflées, et cramponnées au manche de la houe, en proie aux morsures féroces des feuilles de canne, pour créer la Route Didier.»
Cette histoire doit provoquer un sursaut de la mémoire chez le lecteur :
«C'est aux aveugles et à ceux qui se bouchent les oreilles qu'il me faudrait la [son histoire] crier.»
3.2 Mots à l'état brut :
Joseph ZOBEL écrit en termes licites. Une expression claire qui rejoint la clairvoyance des anecdotes et des constats, vécus par l'enfant des années 30 qu'il a été.
Le milieu rural est transcrit dans ce vécu, mais aussi dans un parler caractéristique : le créole conservé dans l'emploi du français. Le créole semble (con)fondu dans la langue française :
«Et puis va pas drivailler. Tâche de te bien comporter pour pas me faire endêver ce soir !» avertit Man Tine
Les scènes rurales sont présentées comme offertes, sans embellie. Des descriptions réalistes qui accentuent le souvenir.
Joseph ZOBEL se fait Artisan pour écrire cet «antan-lontan» rude. Il ancre ses expressions artistiques – l'écriture et l'art manuel - dans un respect de la main qui crée, de l'esprit qui travaille et du cœur qui s'anime.
La Rue Cases-Nègres porte le sceau identitaire de la Dignité nègre, et éveille des consciences. Ainsi, Maryse Condé elle-même s'est révoltée contre un milieu bourgeois trop feutré, trop compassé:
« Mon engagement politique est né de ce moment-là, de mon identification au malheureux José. La lecture de Joseph ZOBEL, plus que des discours théoriques, m'a ouvert les yeux» (Maryse Condé dans sa biographie, le Cœur à Rire et à Pleurer - Contes vrais de mon enfance).
Véronique LAROSE
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