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Gisèle PINEAU
«Mes Quatre Femmes» (éd. Philippe REY - janv. 2007)
Quatre femmes mûres…en mur-murs
par Véronique LAROSE
Mes quatre femmes • Gisèle Pineau • Éd. Rey • 2007 • ISBN 978-2-84876-079-7 • 17 € |
Là, les temps sont abolis.
Là, les morts et les vivants sont ensemble.
Là, les existences se réinventent à l’infini» («Mes Quatre Femmes», incipit – p.7)
1. Une enfance voyageuse…
Gisèle PINEAU voit le jour à Paris, en 1956. Elle est fille de parents Guadeloupéens. Avec les affectations de son père militaire, elle a connu des escales d’identités: l’Afrique, la Guadeloupe, la France. Très jeune, elle s’affirme en amoureuse des mots : elle écrit son quotidien familial, son île, son imaginaire de jeune fille.
En France, elle vient d’abord étudier les Lettres Modernes, pour enseigner. Finalement, il lui faut abandonner les Lettres, par manque d'argent, mais surtout parce que l’approche universitaire de la littérature lui semble dénuée de la chaleur qu'elle y cherche. Elle se découvre une nouvelle vocation, tournée vers les autres: la Psychiatrie. Infirmière, elle apprend à accompagner des personnes fragilisées par un parcours de vie difficile.
Elle a exercé son métier une vingtaine d'années en Guadeloupe, et est, depuis, venue travailler en France. Pour autant, elle n'a pas renoncé aux mots. Une écriture qui porte les marques de son Itinerrance.
- Biographie complète: Gisèle PINEAU - un Papillon dans la tête (2004)
2. Des mots contre l'Oubli : Gisèle PINEAU et les mots-mémoire
Gisèle PINEAU soulève, dans ses ouvrages, des trappes de mémoire : les narrations qu’elle écrit tracent des faits, des traits de vie. Elle a su et pu élargir son lectorat : une écriture inscrite dans le Récit du roman et de la nouvelle, pour deux publics - la jeunesse et les adultes.
Bibliographie [sélection] : une littérature-voix
La narration-émotion: romans (R) – nouvelles (N)
- 1993 «La Grande Drive des esprits» (R) - Grand Prix des lectrices du magazine «Elle» et Prix Carbet de la Caraïbe
- 1994 «Tourment d'amour» (N) dans le collectif «Écrire la Parole de nuit, la nouvelle littéraire antillaise»
- 1995 «L'Espérance-Macadam» (R) - Prix RFO
- 1996 «L'Exil selon Julia» (R) - Prix Terre de France et Prix Rotary
- 2002 «Chair piment» (R)
- 2004 «Fichues racines» (N) dans le collectif «Paradis Brisé - Nouvelles des Caraïbes» Collection Étonnants Voyageurs
- 2007 «Fleur de barbarie» (R)
- 2007 «Mes Quatre Femmes» (R)
Thématiques authentiques:
- 1998 «Femmes des Antilles; traces et voix cent cinquante ans après l'abolition de l'esclavage»
- 2004 «Guadeloupe d'antan: la Guadeloupe au début du siècle» (textes de Gisèle PINEAU)
Romans-jeunesse :
- 1992 «Un Papillon dans la Cité»
- 1999 «Caraïbe sur Seine»
- 2001 «Case mensonge»
Six ouvrages de Gisèle PINEAU: synopsis
Roman - «L'Espérance-Macadam» (1995): Prix RFO 1996
Savane, un quartier-maudit de Guadeloupe. Les habitantes y connaissent les pires coups du Sort au nom d'un même mâle/mal: Amour… Seules deux femmes semblent épargnées par cette déferlance du vice et de la déveine : Eliette et Rosette. Elles tentent de marcher droites, malgré tout…
Roman - «L'Exil selon Julia» (1996): Prix Terre de France 1996 - Prix Rotary 1997 Ce roman est celui de l'Exil vécu. Gisèle PINEAU n'a pas oublié… Sa Grand-mère, «Man Ya», est au cœur de ce tendre récit-hommage.
Travaux thématiques - «Femmes des Antilles - Traces et Voix : Cent cinquante ans après l'abolition de l'esclavage» (1998): Travaux sous la direction de Gisèle PINEAU et Marie ABRAHAM – Ed. STOCK.
Un recueil de Voix: ce recueil féminin est dédié à l'implication des fanm kréyol.
«En ces temps troublés où la morale s'accommodait si aisément de l'horreur, beaucoup de ces femmes furent les solides guerrières de l'ombre et de la soumission toujours feinte.»
Ces témoignages marquent une ténacité. La diversité thématique de l'ouvrage est représentative de la pluralité de ces combats féminins.
Roman-jeunesse - «Case Mensonge» (2001) Ce roman appartenait, à l’origine, à la collection mensuelle « JE BOUQUINE ». Puis, il a été publié en roman-poche en 2004. La jeune Djinala vit dans des conditions difficiles avec sa mère, sa sœur et son frère, au sein d’un bidonville, «Quartier Roucou», en Guadeloupe. Le maire entreprend d’assainir le paysage urbain en construisant de nouveaux logements. La lutte des résidants se résume alors à un seul souhait vital : figurer sur la fameuse liste des relogés…
Roman - «Chair Piment» (2002): Mina, jeune femme Guadeloupéenne, a quitté son île pour la France. Ella a fui le Passé, la tragédie familiale. Une malédiction sans nom qui s'est abattue, mortellement, sur les siens.
Roman - «Fleur de Barbarie» (oct. 2005 – éd. Le Mercure de France): voici une narration féminine assumée à la 1ère personne pour tracer un vécu: la voix de Josette, petite fille née en Guadeloupe et arrivée à 4 ans chez «Tata Michelle» en Métropole, dans une ferme de la Sarthe. A 9 ans, bouleversement: sa mère est officiellement autorisée à reprendre ses droits sur l’éducation de sa fille.
3. «Mes Quatre Femmes»: quatre mémoires vives en huis clos
«Chaque jour, elles ont composé avec la vie et amarré leurs reins pour affronter la destinée» (p. 40)
Gisèle PINEAU fait de la Parole une force de délivrance, de résilience: voici quatre femmes qui verbalisent leurs trames de vie.
- Gisèle, Daisy, Julia et Angélique: quatre «je» féminins
Gisèle et Daisy sont sœurs, Julia est la belle-mère de Daisy, tandis qu’Angélique est l’aïeule PINEAU. Trois de ses femmes ont rejoint la Mort, seule Daisy vient volontairement, pour un temps. Ces «Quatre Femmes» font l’objet de quatre sections: une section par héroïne. Quatre vies chapitrées: chapitre «Gisèle» p. 13-58, chapitre «Julia» p. 59-104, chapitre «Daisy» p.105-142 et chapitre «Angélique» p. 143-185. Chaque finale de chapitre se distingue par une délicatesse: dans ces clôtures de chapitres, il y a la tendresse de Gisèle PINEAU qui parcourt, avec nous, son album de famille.
Quatre femmes djok comme le roc:
«Elles sont quatre.
Elles sont pareilles aux quatre roches jetées sur un morceau de terre qui ne vous appartient pas et sur lesquelles, autrefois, on déposait sa case de bois et tôle, là-bas, aux Antilles. Quatre roches qui au fur et à mesure faisaient corps avec la terre noire. […] Roches inutiles qui ne délimitent plus rien que le vent, l’absence. La nuit venue, elles racontent à la lune pleine les histoires d’un antan qui n’intéresse même plus les soucougnans» (p. 9-10)«Elles sont quatre.
Angélique, Gisèle, Julia, Daisy.
Quatre femmes enfermées entre les quatre murs d’une geôle noire.» (p. 10)
- La geôle de Mémoires: elles sont réunies en un lieu de confidence intime, ultime: une geôle de Mémoires. Dans cette énonciation du huis clos, la Parole est déclencheur et vecteur de Souvenance: elle est amorce de la Mémoire ravivée par les mots.
«La mémoire est une geôle.
Là, les temps sont abolis.
Là, les morts et les vivants sont ensemble.
Là, les existences se réinventent à l’infini» (incipit – p.7)
Cette geôle est un lieu hors du temps, sans fenêtre. Le silence est interrompu par des moments choisis par chaque femme, se dire signifie se délivrer: «la geôle sans fenêtre» (p. 13, p. 68) - «les yeux des femmes se sont accoutumés à la pénombre» (p. 13) - «cette chambre noire» (p. 64) - «les jours s’étirent, longs. La geôle grouille de pensées tristes qui grimpent sur les femmes comme des rats affamés» (p. 119) – «le temps s’étire, monotone, dans la geôle» (p. 157)
Dans ces récits partagés, des intermèdes, pourtant: il leur arrive de faire une pause, pour s’enfermer chacune dans ses pensées, sans prêter attention aux autres: «chacune est prisonnière de ses pensées» (p. 71) - «le silence pèse à nouveau dans la geôle» (p. 73)
«Le temps s’écoule ainsi.
Daisy chante.
Gisèle soupire.
Julia rit.
Angélique rumine» (p. 159)
4. Quatre chapitres de vie murmurés:
Gisèle, Julia, Daisy et Angélique: elles ont, chacune à sa façon, tenté d’exister. Au fil de leurs récits croisés surgissent des heurts, des peurs, des douleurs. Cette geôle de mémoires est leur exutoire.
- Gisèle: p. 13-58
Elle a la fragilité, la naïveté des femmes d’Amour: celles qui croient en un homme, l’homme unique… Hélas pour elle, son mari est un driveur-séducteur. Devenue mère, la voilà «dépassée» (p. 39), «dépassée» face à la réalité écrasante de son mariage-naufrage: «quatre années de mariage et, soudain, les jours sont pleins de cris d’enfants. Et elle n’a pas assez de ses deux bras pour accomplir sa tâche. Lui part tôt le matin. La laisse seule, des longueurs de jours. Seule au pied d’une montagne de linge à laver et repasser. Seule face à des murs de doutes dressés tout autour d’elle. Seule, pétrifiée, devant ses trois bambins qui exigent d’elle une attention constante» (p. 37) – «Dépassée. Gisèle est dépassée par les événements. Elle voulait incarner la perfection. Bien faire. Domestiquer ses états d’âme. Maîtriser le courant fou de la vie. Dompter le temps pressé. Mais tout va de travers. Tout lui échappe. Toujours, les mains tremblantes, elle se retrouve désemparée, débordée, dépassée…» (p. 39).
Quand la Mort mesquine emporte le mari volage, Gisèle, «désarmée» (p. 46, 53), abandonne le chemin des Vivants pour prendre – déjà - la route du Départ. Elle n’a alors que 27 ans: «après la mort de son jeune époux, elle n’a plus jamais parlé à quiconque, même pas à ses trois enfants agrippés à ses jupes et jupons de dentelles» (p. 14) - «elle est morte dans la fleur de l’âge. Emportée par le chagrin» (p. 14) - «Quel chagrin? Chagrin d’amour» (p. 35) - «Gisèle n’était pas une guerrière, non plus une résistante. Et c’est ainsi qu’elle s’en est allée, désarmée, paisible, sans regrets ni états d’âme, abandonnant la terre à ses valeureux combattants, à ses champs de bataille désolés. Non, personne n’aurait pu la retenir ou lui faire croire que cette existence était à sa mesure. Elle s’est éteinte, sans le moindre pincement au cœur, soulagée de quitter ce monde et d’échapper à ses tribulations» (p. 46)
Gisèle, après sa mort, reste ancrée dans le souvenir de tous comme l’apparence d’un destin de chagrin: «au jour de sa mort, il fallut arracher Gisèle à la berceuse, à croire que des racines invisibles et des branches adventices avaient, dans le cannage, lancé et noué leurs attaches autour d’elle» (p. 47) - «certains soirs, une ombre diaphane se balançait dans la berceuse de Félicie. On assurait qu’elle veillait sur sa marmaille, soufflait leurs bobos, murmurait des mots doux au mitan d’un cauchemar. La nuit, jurait le voisinage, une femme à chapeau faisait les cent pas devant la case.» (p. 49)
L’amour a été le leurre et l’erreur de sa courte vie… Pour Daisy, sa sœur Gisèle est l’ultime énigme de la famille: «Gisèle est une héroïne de roman au destin malheureux. Gisèle est un visage empreint d’ombre sur une photo en noir et blanc écornée. Gisèle est une princesse endormie qui espère le baiser de son amoureux. Gisèle est une légende qui court dans les campagnes de Guadeloupe. Une légende plus grande que la grande Histoire de France. Gisèle est un mystère…» (p. 158-159)
- Julia : p. 59-104
Julia porte l’ironie d’un nom: Julia Andrésine ROMAN. On lui a asséné une sentence définitive: «de toute façon, ces comédies d’écriture sont pas à ta mesure» (p. 81) – «ta petite cabèche est une calebasse fendue» (p. 82). Alors, résignée, elle a vu dans le travail de la terre une issue de vie.
En virtuose de la terre travaillée, aimée, Julia cultive en toute symbiose-osmose. Alors, elle se console de sa vie sans amour. Alors elle s’isole de la Vie alentour.
«Julia est une femme de la terre. […] La terre est sa seconde mère, celle qui l’a tenue debout, parée à endurer tout ce que le destin dressait sur son chemin» (p. 59) – «vrai, sa peau est couleur de la terre, pareille aux écorces sombres des grands bois. Si elle grimpe dans un arbre pour y cueillir des avocats, des prunes de Cythère, un fruit à pain, elle devient comme invisible, ou plutôt semblable à une branche. Combien de fois elle s’est cachée là pour échapper au fouet du bourreau?» (p. 60) – «on disait qu’elle possédait une connaissance occulte et avait l’art de guérir les arbres malades […] comme s’ils étaient de sa famille, de ses amis. A vrai dire, elle n’a jamais eu d’amis» (p. 60-61) - «les gens racontent qu’elle est folle. Folle d’avoir pris trop de coups» (p. 61) – «le jardin est son univers» (p. 80).
Son mari l’a amarrée vivante à ses pieds, à force de coups: «si elle ne veut pas prendre une raclée, faut cuire le manger du bourreau. Elle n’a pas le choix. Il peut laisser sans laisser un sou vaillant dans la case, mais son manger doit être paré, tout chaud, à son retour» (p. 45).
Cet homme-là ne lui pardonnera jamais l’affront de leurs noces: «il a honte. De ce jour, il lui fera payer au centuple la honte qu’elle représente à ses yeux. Payer avec des coups de fouet, à grands coups de poings, à méchants coups de pied» (p. 85). Celui qui se veut son sauveur: son deuxième fils, «Pied-chance», «le chanceux», l’emmène en France, en région parisienne. Pourtant, Julia refusera cet ex-île et surtout l’autorité sadique de ce fils. Julia regagne sa Guadeloupe, son «pays»: elle affirme revenir vers son époux par «charité chrétienne» (p. 129). Elle porte une conviction en elle: mourir chez elle - «si la mort venait me chercher, je voulais pas qu’elle me prenne en France. […] Mais elle préfère que ses entrailles servent de déjeuner aux fourmis créoles et aux petites bestioles des îles crées par le Bon Dieu» (p. 129)
- Daisy : p.105-142
Daisy a 75 ans. Inconsolable après la mort de sa sœur Gisèle, sa présence dans la geôle de mémoire est volontaire: «pourquoi serais-je privée du droit de demander des explications à Gisèle? J’ai accepté d’être enfermée ici pour cette seule raison. Percer le mystère de la mort de Gisèle et retourner à la vie» (p. 20-21)
La vie de Daisy est une vie d’escales, au gré des nominations de son militaire de mari, «Pied-chance», fils de Julia. Daisy est la mère de Gisèle PINEAU.
Comme sa sœur Gisèle, Daisy se soumet à son sort de femme tyrannisée, et s’efface, et s’oublie, dans ses lectures. Vers une autre réalité, vers une réalité autre. Je la perçois comme une attendrissante Emma BOVARY, victime de bovarysme: chez FLAUBERT, Emma BOVARY ne rêve-t-elle pas en lisant? chez FLAUBERT, Emma BOVARY ne lit-elle pas en rêvant?
Daisy me fait penser à cette Emma BOVARY: «elle [Daisy] a découvert le monde à l’eau de rose par des romans-photos, en noir et blanc qui viennent de France et servent de papier d’emballage aux bananes de l’exportation. Dans ses lectures passionnées, les âmes seules trouvent immanquablement leur moitié. Les histoires d’amour finissent toujours bien, avec mariage, marmaille et voyages en perspective» (p. 24) – «la lecture lui donne le rêve, l’évasion, l’illusion» (p. 55) – «elle aime lire comme elle aime chanter et danser» (p. 64) – «Daisy connaît la vie grâce aux romans» - «et là-bas, elle va construire sa vie. Une vie de roman» (p. 74) - «elle lit pour s’évader de son quotidien. Elle lit des romans d’amour. Et cette occupation lui est aussi nécessaire que le boire et le manger» (p. 116).
Son espoir de jeunesse? partir au bras d’un jeune homme pour la France. Elle épouse un militaire et croit réaliser son rêve: «elle part pour France, pays béni où chacun marche sur le macadam chaussé de souliers neufs, France, pays des quatre saisons, des pommes rouges et des flocons de neige. Oui, elle en a fini avec le soleil raide et les temps de cyclones, la sauvagerie, la sorcellerie, la jalousie. Adieu, foulards, adieu, madras, adieu, soleil, adieu, colliers-choux,… Et là-bas, elle va construire sa vie. Une vie de roman» (p. 74).
Deux refrains marqueront alors sa vie de femme: tout d’abord un refrain traditionnel enthousiaste « Adieu, foulards, adieu, madras, adieu, soleil, adieu, colliers-choux,...» (p. 57, 74, 105), vitement remplacé par ce leitmotiv de lucidité brute «Adieu, foulards, adieu, romances…» (p. 115).
Ses piliers de vie, ses alliés: ses enfants et ses mots - «aux heures désenchantées où elle pressent que sa vie n’est pas un roman à l’eau de rose, ses enfants illuminent ses jours. Ils sont le trésor de son existence. Sa seule richesse» (p. 115) - «heureusement que j’avais mes enfants, se dit-elle à elle-même. Heureusement que j’avais mes romans…» (p. 142)
- Angélique: p. 143-185
Angélique est l’aïeule PINEAU. Celle qui a connu, vécu, vu l’esclavage et ses abolitions en Guadeloupe: «Angélique a connu l’esclavage» (p. 114). Femme de détermination, elle se distingue des occupantes de la geôle par son cynisme et sa combativité:
«Toute ma vie, j’ai dû me battre.
Moi aussi j’aurais pu voyager à travers le monde, sauf que je suis née en un temps où les nègres avaient droit qu’à un seul genre de voyage. Un voyage pour l’enfer. Un voyage pour le pays d’où l’on ne revient pas. Un voyage pour l’esclavage.
Toute ma vie, j’ai dû me battre…» (p. 143)
Parce que son histoire n’a rien d’un roman, d’un conte pour enfants. Elle est la dernière à débrider sa mémoire: enfant, elle était avec sa mère Rose au service la mulâtresse Dame Véronique et de Sieur Jean-Baptiste. Leur fils, le Sieur Jean-Féréol s’approchera d’elle alors qu’elle n’a que quatorze ans. Angélique a eu cinq enfants de lui. Amère, elle raconte le mariage et l’affranchissement tardifs, peu de temps avant la mort de Jean-Féréol: «c’est en 1828 qu’il a demandé mon affranchissement, mon Sieur Jean-Féréol. Il a attendu cinq ans après le décès de Dame Véronique. […] Il a attendu 1831 avant de demander l’affranchissement de ses cinq enfants. Il a attendu d’être à deux pas de la mort pour m’épouser. Le oui qu’il a dit le jour de notre mariage, c’était un râle de mourant» (p. 174-175) A sa mort, elle hérite de ses biens et propriétés, mais surtout d’une fierté neuve: «j’avais gagné mon nom Pineau, gagné ma liberté, gagné la liberté de mes cinq enfants, gagné ma place dans la colonie…» (p. 176)
De ces actes civils officiels, elle a conservé une relique que seule sa mémoire déchiffre, puisqu’elle ne sait pas lire: «Angélique a appris par cœur la page de la Gazette. Quelqu’un la lui a lue, jadis, et la page s’est imprimée dans sa mémoire» (p. 63)
Son regret: ne pas s’être appartenue suffisamment tôt pour agir en qualité de femme accomplie et indépendante:
«Angélique est la première à lancer un si dans la flaque noire. Si elle n’était pas née durant l’esclavage, si elle avait connu les temps modernes, elle aurait tenu une boutique prospère et elle aurait joué à la marchande» (p. 96).
5. Gisèle PINEAU: sa présence, palpable
Auteure de cette reconstitution familiale, au féminin, Gisèle PINEAU se positionne en auteure-témoin. Chacune de «[ses] Quatre Femmes» a pu lui léguer une parcelle identitaire:
«Et il apparaît que chacune incarne la saison d’une histoire qui, s’accolant à celles des autres, rassemble et ordonne les morceaux de votre être. Celle-là a dessiné le pays. Celle-ci a légué le nom. La troisième a posé la langue. La quatrième a cédé le prénom» (p. 12).
Julia – «celle-là a dessiné le pays»
Angélique – «celle-ci a légué le nom»
Daisy – «la troisième a posé la langue»
Gisèle – «la quatrième a cédé le prénom»
Ecrire sa famille: Gisèle PINEAU a commencé cette trame tôt, comme le rappelle sa mère Daisy - «Gisèle écrivait un journal. Elle écrivait notre histoire, jour après jour. […] Avec ses mots, elle racontait le quotidien, les coups et châtiments du Pater, le silence imposé à table, les insultes que lui infligeaient les enfants de son école…» (p. 137).
- Les interventions directes de Gisèle PINEAU: elle intervient dans la narration de «[ses] Quatre Femmes» pour se relier à elles, et tisser cette mémoire partagée. Il s’agit d’une narration bienveillante, comme pour accompagner ses quatre parentes: dire une Mémoire, dans le noir…
Gisèle PINEAU explique son rapport ambigu avec son prénom: sa mère Daisy l’a prénommée ainsi en souvenir de sa sœur perdue - «se revêtir de ce prénom chagrin. Inquiète, l’endosser tel un habit prêté. Et craindre à tout instant qu’on ne vienne vous le réclamer. Ajuster son corps et son âme à ce prénom si malaisé qui exhale l’odeur d’une défunte. Et puis, l’esprit tourmenté, se l’approprier, au fur et à mesure. […] Elle est toujours là, dans ma tête, à se balancer sur sa berceuse» (p. 58).
- Gisèle PINEAU, évoquée: c’est sa grand-mère Julia qui raconte l’enfance de l’auteure. Une complicité douce:
«à ses côtés, une petite de Daisy [Gisèle PINEAU] est agenouillée aussi, les mains jointes en prière. Elle s’appelle Gisèle. Elle est née en France. Elle a vécu au Congo. Elle ne se souvient de l’escale guadeloupéenne. Elle avait cinq ans à peine en 1961. Elle en a dix à présent. […] Elle chante faux et elle écrit des histoires. Le soir, elle prie avec Julia pour retourner sur la terre de Guadeloupe qu’elle a si peu connue» (p. 104)
«la nuit venue, dit-elle, ta fille Gisèle jurait que les lits superposés se transformaient en barricades dressées par les esprits sortis tout droit de son livre, Contes et Légendes des Antilles. […] La nuit, poursuit, Julia, elle me racontait que les personnages s’extirpaient des pages, charroyant des planches et des bouts de ferraille sauvés d’un méchant cyclone. […] Ils voulaient la mettre à l’abri, la protéger de tous ses ennemis, tous les enfants blancs qui la traitaient de négresse, bamboula et compagnie... Je la prenais sous mon aile et elle disait Man Ya, Man Ya, Man Ya… Elle répétait ces mots et les gardait en bouche comme s’ils étaient des sucres d’orge […] Alors, pour la consoler, Julia raconte son pays» (p. 131).
6. «Mes Quatre Femmes»: extraits-relais
Voici quelques extraits thématiques.
- Un Hier re-surgi : une récurrence de sens : chacune des quatre femmes décline le Souvenir :
«Gisèle se souvient…» (p. 15, 19, 27, 28, 35, 51)
« Daisy se souvient…» (p. 21, 34, 47, 48, 106, 114,115, 116, 126, 127, 135)
«Julia se souvient…» (p. 60, 69, 98, 99, 128, 130, 133, 140) – une variante «Julia reprend le fil de son histoire…» (p. 97)
«Angélique se souvient…» (p. 148, 150, 160, 161, 162) – «je me souviens de ce jour-là comme si c’était hier» (p. 163)
Dire apaise les plaies, les faits d’Hier: cette narration devient alors thérapeutique-anesthésique. Gisèle PINEAU évoque ces quatre récits comme un métier à tisser à partir des fils indélébiles du Temps. Les sillons de mots re-tracent les sillons de maux. La voix est pourtant affermie, affirmée: «elles se consolent l’une l’autre, pansent leurs plaies. […] Chacune parle à son tour et expose les voilures de sa vie qu’elle enguirlande et brode à sa manière. Toujours, les histoires qu’elles tissent finissent par se poser, tel un cataplasme sur les blessures anciennes, tel un onguent frotté sur la douleur des cicatrices. Toujours, les paroles les font voyager loin de la geôle obscure. Elles ne se lassent pas d’écouter unetelle débobiner son existence qui, selon l’heure, se colore d’or, d’azur, du vert de l’espérance. Elles rêvent de paradis, recomposent leurs jours, troquent les anecdotes. Alors, elles remercient Dieu ou Diable de leur avoir donné le conte pour attendrir les heures» (p. 10-11).
Cette Oralité rime avec la Liberté d’être: une clairvoyance nouvelle, la clairvoyance des Aînées - «les quatre voient ce que personne ne pourrait discerner. Elles voient le temps d’hier avec clarté. Comme des rivières, elles regardent s’écouler les vies des unes et des autres» (p. 13).
- Une Histoire noire re-surgie: Gisèle PINEAU s’est appliquée à contextualiser cette Guadeloupe à travers une histoire héritée comme un legs de maudition, une histoire égrenée en dates depuis l’esclavage à l’après-guerre: «bon gré, mal gré, elles ont hérité de cette histoire meurtrie» (p. 68) - «c’était le temps où les nègres n’étaient pas du genre humain. […] Le temps maudit. Le temps où les chiens étaient dressés pour mordre dans notre chair. Le temps du fouet, des jarrets tranchés, de la pimentade et de la fleur de lys. Le temps impie de nos pères» (p. 70).
L’abolition de 1848 a produit ces noms-dits: «les anciens esclaves avaient hérité de ces noms tirés de la mythologie grecque, d’un dictionnaire de secours, d’un almanach ou d’un précis de zoologie. Des noms à rire et à pleurer. Des noms inventés aussi dans l’ennui et la dérision, dans les vapeurs du tafia et l’envie pressante d’en finir avec ces troupeaux de nègres impatients qui attendaient qu’on les déclare dans le genre humain, qu’on leur donne une nouvelle naissance, un baptême. Des noms […] à revêtir comme des habits que les maîtres vous ont cédés» (p. 75)
- L’attachement à l’île Guadeloupe: de l’esclavage à l’Ex-île… En 1996, Gisèle PINEAU consacrait à sa grand-mère, Man Ya, un écho d’amour: le roman «L'Exil selon Julia» (1996). Dans «Mes Quatre Femmes», l’auteure évoque cette parcelle d’identité: l’Insularité.
Julia - «un jour, pitit mwen, tu retourneras en Guadeloupe. Un jour tes pieds toucheront de nouveau le sol de ton pays. A ce moment-là, pense bien que tu es en train de marcher sur les ailes du plus grand papillon du monde et fais bien attention à ne pas les salir» (p.133) - «elle vient de loin, Julia. Son pays, sa terre natale est un gigantesque aux ailes froissées, un nid d’ouate et de fines écailles brisées. Et elle en parle comme d’une mère qu’il lui tarde de retrouver. […] Elle vient de très loin, Julia» (p. 133-134) - «le soir, avant de se coucher, il y a le rituel de la prière-du-retour-au-pays. «Mon Dieu! Ô Tout-Puissant! Fais-nous retourner en Guadeloupe!» Agenouillée à son côté au bord de son lit, les coudes plantés dans le matelas et les mains jointes, Gisèle répète après elle la formule magique» (p. 133)
Angélique – «j’ai aimé ma Guadeloupe, mon pays maudit, où je suis née, où j’ai vécu, où je suis enterrée. J’ai aimé ce pays meurtri par la grande Histoire, entaché de sorcellerie, brisé mille fois par les cyclones et les tremblements de terre. Sur le continent Guadeloupe, pas plus grand qu’un mouchoir de poche, j’ai peut-être vécu trois jours de paradis pour vingt mille jours d’enfer et cent de purgatoire. Eh bien, j’ai pas l’once d’un ressentiment. J’ai pas envie de troquer mon existence pour une autre. […] j’ai planté mes racines solide dans la terre de Guadeloupe. Et je l’ai aimée surtout. Je l’ai aimée d’amour. Et c’est comme ça qu’on peut se réclamer d’un pays» (p. 156)
- Reliques authentiques: ces quatre femmes sont rattachées à leur passé, à leur vie d’avant par un objet-référent. Un objet qui leur donne la force d’accepter cette réclusion: «elles ont toutes été autorisées à rapporter quelque chose dans la geôle. Un objet qui compte et leur tiendra compagnie. Chacune, bien sûr, se moque du trophée de sa voisine. Le chapeau ridicule de Gisèle, la branche inutile de Julia, la page racornie d’Angélique, le livre insignifiant de Daisy. Aucune cependant, ne songe à s’emparer du bien des autres. Elles savent que ces trésors gardent vivant le temps du dehors et ravivent les couleurs de la mémoire» (p. 27-28)
Le cas qui m’a le plus touchée, la fatalité de Gisèle, destinée à une mort d’abandon, de renoncement: le chapeau de Gisèle est son paravent contre la déveine: «Gisèle porte un chapeau. C’est la seule à porter le chapeau. Elle s’obstine à garder sur la tête ce chapeau de paille qui lui mange la moitié du visage. Ici, pourtant, le soleil ne perce pas» (p. 13) – «elle est persuadée qu’un chapeau peut la soustraire à la vue des autres et, dans le même temps, la préserver de la vision des laideurs du monde. […] Elle est convaincue qu’elle peut repousser et même effrayer les gens et tous les drôles d’oiseaux» (p. 42-43) – «dans l’album de famille, Gisèle apparaît sur une seule photo, le visage dans l’ombrage de son chapeau» (p. 57)
- Résister, une valeur de fanm fo: ne pas craindre la menace de la déveine, ni même le poids des makrélaj du voisinage…
Maîtresse-femme, avant tout: «une mère se sacrifie pour ses enfants. Elle est leur servante. Elle ne leur prête pas une âme de tyran. Elle s’oublie» (p. 39) - «sans aller à aucune école, elles ont appris l’art de tenir une maison, soigner un nourrisson, élever la marmaille. Et multiplier les heures, diviser en dix parts égales une maigre pitance, soustraire trois sous à un homme pingre, additionner en silence les rebuffades, les coups, étreintes forcées, regrets embusqués…Chaque jour, elles ont composé avec la vie et amarré leurs reins pour affronter la destinée» (p. 40) - «les femmes qui ont élevé Julia lui ont enseigné la solitude et la soumission au Dieu Travail» (p. 81) - «toute sa vie, elle [Julia] a rêvé pour les autres. Pas une seule fois pour elle-même. Si ça avait été le cas, elle ne serait sûrement pas tombée à pieds joints dans les lacs du bourreau» (p. 95).
Maîtresse-femme, malgré tout: «ne pas afficher son bonheur. Ne pas marcher dans la rue la tête haute pareille à une aristocrate. Ne pas montrer sa chance. Ne pas donner à voir sa prospérité… Les nègres n’aiment pas que leur voisinage échappe à la misère ; Ils vous veulent ruinés, en guenilles, le ventre creux. […] Ils auraient préféré vous savoir rouée de coups, affamée, déraillée par la vie» (p. 38) - leitmotiv de la jalousie rentrée «il y a un temps pour monter et un temps pour descendre» (p. 43) - «y a un temps pour monter et un temps pour descendre » (p. 52) - « ça leur met du baume au cœur de médire sur les gens en déveine» (p. 79).
- Les désillusions de la vie envolée: dans ces quatre récits de vie, ces quatre femmes se sont heurtées, brutalement à la réalité. Leurs rêves de mariage et de voyage se sont réduits en rien, en purs mirages…
Un constat résigné: «les premiers temps de leur mariage, les hommes sont des chiens fous qui battent la campagne. Ils ont besoin d’aller flairer sous les jupes des autres femmes. Ils montent, ils descendent. Puis un jour, queue basse, ils reviennent à la niche» (p. 51)
Gisèle - «toujours, la gorge serrée, Gisèle contemple la faillite de son mariage, ses rêves brisés, épars, jetés aux ordures, telles les pièces rares de son si beau service de porcelaine fine» (p. 39)
Daisy - «tout comme sa sœur, elle n’est pas une femme de combat. La lecture lui donne le rêve, l’évasion, l’illusion. Elle ne croit plus en la paix ni en l’amour sur cette terre» (p. 55)
Julia est condamnée à un mariage de violences, avec un «bourreau» de folie: le jour de son mariage, elle signe au bas du registre une croix sans voix, sans choix. Analpha-bête: «l’esclavage est aboli depuis 1848, mais ce M. PINEAU se déclare son maître. Elle porte son nom, comme antan les esclaves endossaient le nom de leur maître. Le jour où il la mène devant Monsieur le maire de Capesterre, il l’enchaîne à lui. Funeste jour où, ignorante, on enjoint à Julia de signer de la croix des illettrés, là, au bas d’écritures muettes. Elle donne son consentement. Elle dit oui pour l’éternité. Oui à l’esclavage, au fouet, au mépris et aux humiliations. Y a plus moyen de revenir en arrière, de défaire les liens du mariage. Oui, c’est ainsi que Julia se vend à son bourreau, inconséquente, avec cette croix qui la dénonce en tant qu’analphabète. […] Une croix attestant qu’elle renonce à sa liberté de femme» (p. 84).
Angélique confirme son destin au temps de l’esclavage:
«Toute ma vie, j’ai dû me battre.
Moi aussi j’aurais pu voyager à travers le monde, sauf que je suis née en un temps où les nègres avaient droit qu’à un seul genre de voyage. Un voyage pour l’enfer. Un voyage pour le pays d’où l’on ne revient pas. Un voyage pour l’esclavage. Toute ma vie, j’ai dû me battre…» (p. 143).
7. «Mes Quatre Femmes»: effets de style
- des échos sonores qui renforcent le maillage des mots enfin dits:
«dans l’album de famille, Gisèle apparaît sur une seule photo, le visage dans l’ombrage de son chapeau» (p. 57).
«de toute façon, ces comédies d’écriture sont pas à ta mesure» (p. 81)
- un kréyol sous-jacent: il s’agit de dérivations ou encore de calques créole-français
«mais, c’est sûr, t’es pas une fainéantiseuse» (p. 82)
«Une croix boscotte, aux traits grossiers» (p. 84)
«certains vieux-corps» (p. 131)
«j’ai planté mes racines solide dans la terre de Guadeloupe» (p. 156)
- une mise en page particulière: à des moments bien précis, Gisèle PINEAU choisit une mise en page vouée à l’espace, à l’alinéa, ce qui rythme, fragmente la narration-confession:
«La mémoire est une geôle.
Là, les temps sont abolis.
Là, les morts et les vivants sont ensemble.
Là, les existences se réinventent à l’infini» (incipit – p.7)«Mystérieuse Gisèle que le chagrin emporta.
Si grand chagrin.
Tant lourd prénom » (p. 58)«Toute ma vie, j’ai dû me battre.
Moi aussi j’aurais pu voyager à travers le monde, sauf que je suis née en un temps où les nègres avaient droit qu’à un seul genre de voyage. Un voyage pour l’enfer. Un voyage pour le pays d’où l’on ne revient pas. Un voyage pour l’esclavage.
Toute ma vie, j’ai dû me battre…» (p. 143)
- des martèlements insistants:
«Elles sont quatre.
Elles sont pareilles aux quatre roches jetées sur un morceau de terre qui ne vous appartient pas et sur lesquelles, autrefois, on déposait sa case de bois et tôle, là-bas, aux Antilles. Quatre roches qui au fur et à mesure faisaient corps avec la terre noire. […] Roches inutiles qui ne délimitent plus rien que le vent, l’absence. La nuit venue, elles racontent à la lune pleine les histoires d’un antan qui n’intéresse même plus les soucougnans » (p. 9-10)«pleurer de honte parce qu’elle venait de cette histoire-là, sale et poisseuse et poussiéreuse. Pleurer cette parenté abandonnée qu’elle avait reniée tout au fond de son cœur. Pleurer sur ce passé qu’elle avait invoqué bien malgré elle» (p. 69)
«c’était le temps où les nègres n’étaient pas du genre humain. […] Le temps maudit. Le temps où les chiens étaient dressés pour mordre dans notre chair. Le temps du fouet, des jarrets tranchés, de la pimentade et de la fleur de lys. Le temps impie de nos pères» (p. 70)
«Juste pour du sucre…Avec leurs loirs et tous leurs codes sur papier, ils nous ont bien couillonnés, pas vrai… […] Juste pour du sucre… Et le Bon Dieu a laissé faire, juste pour du sucre…» (p. 72-73)
«Toute ma vie, j’ai dû me battre […] Toute ma vie, j’ai dû me battre… […] Toute ma chienne de vie, j’ai dû me battre.» (p. 143-144)
8. «Mes Quatre Femmes»: des racines solid-solid
Chez Gisèle PINEAU, une thématique d’écriture récurrente: les racines – au sens propre et au sens figuré. Cette notion du lien constitue un de ses socles d’expression. Lien à son identité, à sa parenté, à son insularité.
Voici un relevé extrait de «Mes Quatre Femmes»:
«au jour de sa mort, il fallut arracher Gisèle à la berceuse, à croire que des racines invisibles et des branches adventices avaient, dans le cannage, lancé et noué leurs attaches autour d’elle» (p. 47)
«apprendre, d’un même balancé, à se nommer ainsi devant l’Eternel, et couper les vieilles racines du temps jadis. Oublier qu’ailleurs, en Afrique, croissent les branches de la famille perdue» (p. 76)
Julia - «ses racines sont plantées solides dans la terre de l’île Guadeloupe» (p. 98) – «elle le [son mari vieilli] voit comme un pauvre bougre, un arbre malade, les racines attaquées par les charançons, le trons cagneux, les branches malingres» (p. 101)
Angélique – «il pleurait, le Congo, mais je l’ai jalousé. J’ai pensé que j’aurais bien voulu être à sa place…Avoir, comme lui, un pays à aimer… Avoir, comme lui, une terre où j’aurais été bien enracinée, une terre traversée d’un grand fleuve, une terre qui aurait vu naître le premier de mes ascendants, le fondateur de ma lignée…» (p. 123) – «J’ai pas envie de troquer mon existence pour une autre. […] j’ai planté mes racines solide dans la terre de Guadeloupe. Et je l’ai aimée surtout. Je l’ai aimée d’amour. Et c’est comme ça qu’on peut se réclamer d’un pays» (p. 156)
9. Bibliographie – pour aller plus loin…
En lisant «Mes Quatre Femmes», j’ai cru retrouvé des échos de mots que je vous soumets ici:
- «Mémoires d’Isles – Maman N. et Maman F.» (1985) d’Ina CESAIRE
Pièce de théâtre
Les quatre voix de Gisèle PINEAU m’ont permis ce rapprochement. Dans «Mémoires d’Isles», Ina CESAIRE pose les rouages de deux destins féminins: dans le noir du soir, deux destinées sont évoquées en mots et en images par deux femmes âgées, deux âmes antillaises. Aure et Hermance fondent leur parole, grandies et sorties d'épreuves vécues au fondok de leur tête et de leur chair. Chaque réplique est transfert de ce ressenti féminin.
«Deux femmes de la Martinique font, au cours d'une soirée de fête, le bilan de leurs vies» (incipit de «Mémoires d’Isles»)
- «L'Esclave vieil Homme et le Molosse» (1997) Patrick CHAMOISEAU
Roman
L’esclavage évoqué par Angélique est un temps de maudition: «c’était le temps où les nègres n’étaient pas du genre humain. […] Le temps maudit. Le temps où les chiens étaient dressés pour mordre dans notre chair. Le temps du fouet, des jarrets tranchés, de la pimentade et de la fleur de lys. Le temps impie de nos pères» (p. 70). Dans le roman de Patrick CHAMOISEAU, la barbarie esclavagiste est fuie par un homme sans âge: il décide de quitter l'habitation sucrière, se laissant aller au sursaut de la «décharge», besoin impérial et violent que tout être humain captif d'un autre ressent. A sa poursuite: un molosse infernal, dressé par le Maître pour rattraper les fuyards et leur couper l'envie de recommencer.
- «la Rue Cases-Nègres» (1950) Joseph ZOBEL
Roman autobiographique
Le labeur agricole de Julia – «Man Ya» - m’a aussitôt rappelé la grand-mère de Joseph ZOBEL: sa chère Amantine – «Man Tine». Man Tine apparaît comme pilier féminin: coupeuse de canne, les reins amarrés face à la vie. Son histoire est celle de combien de femmes de cannes?
«Moi, j'étais toujours baissée du matin au soir dans un sillon, ma tête plus bas que mon derrière, jusqu'à ce que le Commandeur, M. VALBRUN, ayant vu comment j'étais faite, m'a tenue, m'a roulée à terre et m'a enfoncé une enfant dans le ventre.»
Gisèle PINEAU nous confie cet album de famille - au féminin - avec la sensibilité des mots vrais. Mots-tus trop longtemps. La geôle de Mémoires permet une émergence: quatre femmes aux destins singuliers, mais liés. Les regrets, les secrets se révèlent dans cette obscurité silencieuse et atemporelle.
Véronique Larose – juin 2007
Alfred ALEXANDRE |
Ano (Eddy FIRMIN) | Nicole CAGE-FLORENTINY |
Philippe CANTINOL |
Aimé CÉSAIRE |
Ina CESAIRE |
Patrick CHAMOISEAU | Romuald CHERY |
Pierre CLERY |
Maryse CONDÉ |
Raphaël CONFIANT |
Tony DELSHAM |
Suzanne DRACIUS |
Suzanne DRACIUS 2 | Igo DRANÉ | Jules EULALIE | Rodolf ETIENNE |
Daniel ILLEMAY | Félicien JERENT |
Fabienne KANOR |
Elise LEMAI |
Alain MABIALA | Didier MANDIN | Tony Mango |
Elvire MAUROUARD |
Ruth Narbonnais |
Daniel-Yves PHAROSE |
Gisèle PINEAU |
Audrey PULVAR | Juliette SMERALDA |
Sylvia SERBIN |
Joseph ZOBEL | Adèle et la Pacotilleuse |
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