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«Pawol Kreyol»

Rodolf ETIENNE - «Lézenn»
Sa traduction créole des poèmes «Les Indes» (1956) d’Edouard GLISSANT

«Rattacher le lecteur à un pouvoir oral»

Véronique LAROSE

Les Indes - Lézenn
ÉdouardGLISSANT, Les Indes - Lézenn. (Édition
bilingue français/créole), 226805523X. 19,90 €

Trentenaire, Rodolf ETIENNE est Martiniquais. Il est journaliste pour le support quotidien «France Antilles». En septembre 2005 est paru «Lézenn» (sept. 2005 - éd. Le Serpent à plumes), traduction créole (Martinique) du  long texte poétique «les Indes» (1956) d’Edouard GLISSANT. «Les Indes» est un recueil de six chants qui portent une Mémoire: le périple du découvreur Colomb. Rodolf ETIENNE nous livre là sa première démarche de traduction, fondée sur «une culture graphique empirique». Son ambition: «guider les autres comme moi je m’étais laissé guider par le texte d’Edouard GLISSANT».

1. L’acte de traduction : une ré-action

Le débat en Martinique autour du créole est vif. Néanmoins, Rodolf ETIENNE insiste bien sur sa démarche apolitique: «je n’ai pas voulu participer à ce débat polémique et politique». Ecrire en créole constitue «un engagement fort» pour «fixer la langue dans l’écrit». Rodolf ETIENNE est conscient de la force du texte d’Edouard GLISSANT. Force suggestive qu’il «essaie de rendre en créole».

1.1 Les étapes du texte «Lézenn»

En 1994, Rodolf ETIENNE lit le roman en créole de Raphaël CONFIANT «Kôd Yanm» (1986). Un «déclic» s’opère en lui  la traduction! Rodolf ETIENNE envisage de traduire ce texte en français. Mais, il lui faudra abandonner ce projet quand la traduction de Gerry L’ETANG paraît en 1995: «le Gouverneur des Dés». Toujours en 1994, Rodolf ETIENNE écoute avec attention Edouard GLISSANT définir à la télévision martiniquaise ses concepts de création, à l’occasion de la parution chez Gallimard de «Poèmes complets» rassemblant neuf recueils poétiques parus entre 1954 et 1993: «le Sang rivé» - «un Champ d’Iles» - «la Terre inquiète» - «les Indes» - «le Sel noir» - «Boises» - «Pays rêvé, Pays réel» - «Fastes» - «les Grands Chaos». Rodolf ETIENNE définit alors son émotion comme «quelque chose de spécial», «un choc». Il réserve à Edouard GLISSANT une admiration toute particulière: «un Grand homme qui porte sur le monde et sur l’individu un regard ouvert».

Ce cumul d’événements littéraires conforte le jeune journaliste dans cet acte de l’Ecrire et du Lire en créole. De là, il a «osé imaginer traduire «les Indes» en créole», avec l’aval poétique de l’intéressé qui l’encouragera, dans chaque étape de cette conception graphique et sémantique. Un défi qu’il relève avec une célérité-fébrilité: en une semaine, il achève sa première traduction en créole! S’il a rencontré quelques écueils phonétiques, Rodolf ETIENNE a pu consulter Edouard GLISSANT, Patrick CHAMOISEAU et Raphaël CONFIANT. Rodolf ETIENNE s’est consacré à près d’une dizaine de versions différentes entre 1996 et 2005, attaché à une transcription de sens et de sons. Ce travail de traduction a révélé/réveillé des questionnements identitaires: il reconnaît avoir été «mis face à [son] identité, à bien des croisements de [son] identité». Faire des choix sémantiques participe au façonnement d’un texte neuf à partir d’un texte donné: il lui a fallu «tenter de trouver un compromis qui me satisfasse et en tenant compte du lecteur novice». Ses choix de mots ont été guidés par «[sa] volonté d’introduire un nouveau lectorat». On comprend alors que créer un genre revient à créer ce «nouveau lectorat»: «je m’ouvre de nouvelles sphères». Rodolf ETIENNE a eu recours à quelques néologismes. Plus systématiquement, il a préféré ne pas dénaturer le créole en posant une graphie phonétique, «pour rendre le mot créole».

1.2 L’édition du texte

La traduction est parue en septembre 2005 chez Le Serpent à Plumes. Rodolf ETIENNE continue, pourtant, à entretenir avec ce texte une maturation: «plus je lis le texte, plus il me parle». Cette traduction va donc connaître une ré-édition enrichie de quelques modifications et d’illustrations en noir et blanc. Mais, il avertit, catégorique: il réfute les notes pédagogiques qui «alourdiraient le texte» - «je ne veux pas faire un ouvrage didactique». Il s’explique: «je ne suis pas Professeur de créole, je suis écrivain en créole. Je n’ai pas envie de faire de doudouisme…» Ainsi, il a tout d’abord refusé la publication bilingue. Nous devons, finalement, cette publication bilingue à l’avis éclairé d’Edouard GLISSANT, consulté sur la question. Edouard GLISSANT a également choisi la maison d’édition: le Serpent à Plumes.

2. L’acte de traduction : une création

2.1 Guider

Une tentative, un défi, qu’il relève avec une conviction: «une invitation à mieux lire le créole, parce que le créole peut rendre compte de certaines idées. Il peut faire partager des émotions fortes». Le créole devient ainsi vecteur émotionnel et mémoriel: «les Indes» est un texte poétique traçant cet itinéraire d’Hier, la découverte de Christophe Colomb. La démarche de Rodolf ETIENNE affirme l’écriture du chant d’Edouard GLISSANT : Rodolf ETIENNE donne au créole un pouvoir d’Oralité vive.

2.2 Oraliser : «pawo-la ka lévé, rev-la ka réyalizé» (p.17)

Une Oralité libérée par des réajustements formels. Porte-voix d’une mémoire et d’une langue: si les chants poétiques d’Edouard GLISSANT ont «une grande portée orale», Rodolf ETIENNE la soutient par une ponctuation-guide. Ponctuation qui permet à l’œil et à la lecture à voix haute de se poser: respirer et aspirer le texte. Pleinement. Même s’il réfute la notion didactique, Rodolf ETIENNE, en balisant ainsi sa traduction, a donc pensé aux gens «en marge», ceux qui ont «un rapport jeune» avec la langue créole: «il faut leur offrir des soutiens» - «guider les autres comme moi je m’étais laissé guider par le texte d’Edouard GLISSANT». Il tente, explique-t-il, de «rattacher le lecteur à un pouvoir oral». En réajustant le texte, en lui apposant le sceau du créole, Rodolf ETIENNE a choisi de «rompre la linéarité des versets par une rythmique en vers créoles». Syncoper le texte originel en rythmes plus construits répond à la spontanéité tonique et phonique du créole. Sa traduction fait figure de «passerelle» entre le texte et le lectorat, comme un trait d’union légitime. Intime.

3. Le statut questionné de cette traduction en créole  

Quel statut pour ce texte qui exprime – en créole - la poésie d’Edouard GLISSANT? La légitimité de la démarche de Rodolf ETIENNE a souvent été questionnée, bousculée, voir chahutée: réduit au seul statut de traducteur, il a aussi dû expliquer sa motivation de créer un texte à partir des «Indes». Rodolf ETIENNE a accompli un travail de création: traduire en créole le texte originel contribue à une appropriation ultime du texte. Surtout, traduire est un acte d’écriture en soi. La traduction confirme le statut d’auteur de Rodolf ETIENNE: il ne se fait pas seulement facteur de parole, mais bien acteur de parole! De fait, Edouard GLISSANT n’a jamais renié ce statut: «Edouard GLISSANT a toujours refusé de parler du livre à ma place, ce qui est une preuve de respect, de confiance. De Grandeur», indique Rodolf ETIENNE. Son auto-définition, sans prétention: «je suis un jeune auteur créole».

4. Quelques approches du texte en-dedans :

4.1 Les chants

Les six chants présentent de naturelles découpes qu’accentue Rodolf Etienne en en-tête, dans les titres de chants: «Apel-la!» (p.17 - L’Appel), «Travèsé-a!» (p.55 – Le Voyage), «Konba-a!» (p.85 – La Conquête), «Sé gérié-a!» (p.129 – Les Héros), «Rilasion-an!» (p.155 – La Relation). Seul le titre du quatrième chant n’est pas exclamatif: «Lesklavaj-la» (p.107 - La Traite)

4.2 Des occurrences-récurrences 

Ces occurrences-récurrences correspondent à cette trans-mission du verbe poétique d’Edouard GLISSANT:

  • l’oralité: «pawol» fait référence au langage et à la voix
  • l’histoire-mémoire: «listwa» concerne à la fois le temps et l’histoire
  • le Temps d’hier et d’aujourd’hui: «Ansien-Tan-an» pour le Moyen-âge, «I-té-ni-an-tan» pour le Passé, «atjolman» pour maintenant.
  • la folie: elle fait l’objet d’un nom «dérézon» et d’un dérivé substantif avec un suffixe comique «dérézonri», qui sonne un peu comme les dérivations-fantaisies de Raphaël CONFIANT. Référez-vous à ses dérivations savoureuses, telles que «couillonnaderie», «couillontise», «couillonnerie», «couillonnade» prononcées par le personnage Ali le Syrien dans «Eau de Café»).
  • l’idée du Nouveau monde, comme terre «neuve» («Tè Nef-la» p.85) par opposition au Vieux Continent («vié-latè» p.91).
  • la saleté d’âme et de corps: «bondié sal» (p.71: «dieux impies»), «malpwop(té)»
  • le voyage: «travèsé»
  • des onomatopées créoles: «hon!», «kidonk!», etc.

4.3 Imager-Imaginer

Il s’agit d’un véritable travail sur l’en-vie d’emporter le lecteur dans une sensitive drive lexicale:

  • des métaphores fortes: la violence est rendue en torture pour «écorché vif!» (p.24) et pour «supplicié» (p.34) qui sont traduits en adjectifs associés «pliché-tou-vivan!» (p.25 et p.35). L’éclatance du soleil est constatée chez Glissant «sous un soleil éclatant» (p.54) et clamée chez Rodolf Etienne «anba an soley ka pété» (p.55).
  • des substantifs et périphrases créoles: «bodaj-lanmè-a» (la plage), «nonm-lanmè» (marin), «manman-dlo» («Déesses vertes» de Glissant, p.62), «toupatou» (de toutes parts), «gran-lannuit» (les ténèbres), «gran touwbiyon» (le Chaos), «nonm-sel» (ermite p.81 ou veuf p.165), «drivayè» (l’errant), «douvan-jou» (l’aube), «épi tandres» (tendrement), «gérié» (le héros), «bonmaten» (l’aurore), etc.
  • des glissements de registre: «et voulurent m’exhorter, mais je faillis à prendre corps avec leurs mers» (p.46) devient «io té lé kouyonnen-mwen, men mwen pa pri an zatrap-la» (p.47) – «je chavire» (p.90)  est traduit en «mwen ka tonbé» (p.91) – «ses seins fusent du jour aveugle» (p.130) se sensualise encore par «tété’y ka doubout adan jouaveg» (p.131).
  • des martèlements sonores: ils habillent le texte créole en sons d’expression: «Oubien kon ko fanm-tala,/La flanm-lan ié atjolman-an…» (les nasales [ẽ] [õ] [ã] p.59) pour «Ou que ce corps de femme où est la flamme maintenant…» (p.58)

4.4 Une ponctuation ajustée

Expressive, elle syncope le texte pour faciliter les associations de sens et de sons. Une ponctuation de la narration qui vit:

  • par la syncope: «Et chacun s’écria que l’océan est force dure, qui s’éprouve, impure, et se nourrit de sa chair même!» (p.32) est syncopé en «Ek tout moun kriyé,/Ka di lanmè sé gérié, ka goumen,/Epi ka manjé ko’y menm!» (p.33)
  • par l’apostrophe: elle interpelle, injonctive, impérieuse, en oralité du Passeur de Paroles à l‘auditoire réceptif: «Ville, écoute; et sois pieuse! Religion te sera faite dans nos cœurs/Qui avons su l’émoi et la boussole, et d’autres œuvres sur la voile…» (p.18) est traduit «Manmay! Kouté! Ek pa pè pé!/Pawol mwen poté sé pawol ka lévé,/Pou mwen ki za wè, jis ka maché épi listwa.» (p.19).
  • la confidence-connivence: les parenthèses posent la voix et imposent cette liaison lecteur-traducteur pour remplacer l’académique retrait: «-Mais cette science est plus profonde » (retrait en finale, p.22) est traduit entre parenthèses «(Men sians-tala anko pli fon.)» (retrait en finale, p.23) - «Les Indes sont éternité.» (retrait en finale, p.36) est traduit entre parenthèses «(Lézenn, sé pou toujou…)» (retrait en finale, p.37)
  • les élans lyriques créoles: «l’Amour est morte.» (p.48) devient un élan lyrique «Lanmou mo!» (p.49). L’exclamatif lyrique «ô» devient un franc «a!» créole: «Ô paisible vacuité des bancs de pierre, que les siècles ont sacrés!» (p.58) – «A! solitid trantjil ban woch, io siek béni!» (p.59). Le fatalisme de «Passe le temps. Passe le temps…» (p.78) devient un sursaut dans «Tan pasé! Tan pasé!» (p.79). La présence de la nature alentour est louée: «Ô Soleil! ô travail séculaire» (p.126) s’envole en «A! Soley! A! Travay» (p.127).
  • les insertions expressives: «ek chak pawol ka tjébé rim-li pou tè (!) sé viji-a» (p.51)
  • la parole créole en suspens, comme le Temps: «Et le silence, l’énorme en neuve mer, qui ouvre/Les deux Livres d’azur saignant.» (p.52) marque une pose plus intense en créole «Ek silans…/Gran silans mitan lanmè…/Sé listwa ka ouvè ko’y,/Pandan bodaj-lanmè-a ka sen’yen.» (p.53)
  • la majuscule: elle grandit le verbe, le porte haut: «l’occident» (p.66) devient «Loksidan» (p.67) – «l’amen» (p.74) devient «Amen-an» (p.75).
    Rodolf Etienne

    Rodolf Etienne

Rodolf Etienne a traduit un support poétique et historique, «les Indes» d’Edouard GLISSANT. Le créole sous-jacent du poète Edouard GLISSANT devient vrai dans la traduction de Rodolf Etienne, conférant à l’écrit un pouvoir oralisant. Créolisant. Ce travail relève d’une maîtrise du verbe et ton créoles pour «rendre» cette poétique: authentifiée par le sceau du créole, elle se dévoile orale et artisanale – forgée par un artisan créole, appliqué à ne pas fausser le message. Rodolf Etienne a ainsi su contextualiser ce chant poétique. Un engagement porté dans la traduction, active démarche de la créolisation.

Contacts: Rodolf ETIENNE - Email

Les éditions du Serpent à Plumes c/o Jean-Paul BERTRAND Editeur, 6 place Saint-Sulpice 75006 Paris, Tél. 01 40 46 54 00

Véronique LAROSE – le 25 septembre 2006

éléphant

Pawol Kreyol

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