Le bassin bleu
Dominique Lancastre
Conte de Noël 2023
| Bassin Bleu, sur la rivière Le Galion, à Gourbeyre (620 m.s.m.). Photo Francesca Palli. |
Les moutons qui s’étaient donnés corps et âme pour Jeanne la rebelle et avaient travaillé à l’élaboration des barrages contre les chats, parfois en ayant les quatre pattes dans l’eau toute la journée, commencèrent à tomber malades. Une fièvre étrange les gagnait tous. Certains furent pris de tremblements au milieu de la nuit et on les retrouva raides morts le lendemain. Un, puis deux, puis trois, ils commencèrent à tomber par dizaines et les moins résistants succombèrent.
Jeanne, toujours avide de pouvoir, pensa que si tous les moutons mourraient, sa position face à Igor diminuerait et elle allait se trouver écarter. La Vallée aux Flamboyants était divisée en deux clans. Le clan des chats, qui se composait d’Igor et de ses ami.e.s et du peu d’animaux qui lui faisaient confiance et le clan de Jeanne, qui en majorité était composé de moutons. Il fallait chauffer les esprits, travailler à une rancœur envers le clan d’Igor et les chats, agiter les mauvais souvenirs et faire même croire qu’ils étaient tous encore en vie grâce à son intelligence et sa perspicacité.
Jeanne passa la nuit à trouver un stratagème. Il fallait désigner un coupable et, avec ses cornes pointues, Igor était le candidat parfait. Couchée sur une grosse roche, elle ruminait de l’herbe mais de l’herbe noire. Et il lui fallut peu de temps pour que des idées sombres lui traversent l’esprit alors que la lune pleine commençait à monter derrière les montagnes. Elle prit la brillance de l’astre majestueux comme un signe divin et pensa que le soir suivant il faudrait qu’elle rassemble tous ses subordonnés, ses sujets sans cervelle, à une grande réunion. |
| Photo Francesca Palli. |
Elle avait sa petite idée. Des nuages cachèrent le ciel et la lune disparut pour ne réapparaître que quelques minutes avant l’aube.
Faisant croire qu’elle s’intéressait aux moutons plus qu’aux chèvres, cochons, canards, dindes et autres qui avaient rejoint son clan, elle passa voir chaque mouton pour savoir s’il avait eu des morts dans la nuit et en profita pour l’inviter à une grande réunion le soir même. Malheureusement, la fièvre continuait à faire des dégâts et au lieu de séparer les malades des non-malades, la fièvre se répandait de plus en plus, les contaminés contaminant les plus sains car ils restaient tous groupés et toujours au même endroit sous des grands litchis.
Jeanne qui ne reculait devant rien continua son acharnement contre Igor et il fallait absolument qu’il soit responsable de cette épidémie de fièvre qui frappait les moutons. Alors lorsque le soleil disparut à l’horizon et que la lune brilla de mille feux, cette fois-ci plus grosse dans le ciel, comme collée à une toile de velours bleue, elle s’installa sur la grosse roche plate qui lui servait de lieu de repos et où les idées les plus diaboliques lui traversaient l’esprit.
Elle prit la parole non sans avoir mis en place une cérémonie des plus élaborées pour mieux contrôler les esprits. Il fallait que les esprits soient tellement subjugués par la prestance et la sophistication du défilé et que tous ne voient que par elle.
Des dindes entonnèrent des chants en tournant sur elles-mêmes et en gloussant : Jeannne, Jeannne, Jeannne!
Elles furent suivies par des canards blancs, dont Ronaldo, d’une beauté éblouissante, qui donnait la chair de canard aux plus jeunes canettes dès qu’elles le voyaient. Ronaldo ne passa pas inaperçu. Il entonna des chants et claqua du bec et les canettes l’imitèrent comme des castagnettes alors qu’elles tapaient le sol de leurs pattes jaunes.
Jaune, Jeanne, jaune, Jeanne, jaune, Jeanne, jaune, Jeanne, jaune, Jeanne! |
| Jeanne. Photo Francesca Palli. |
C’était une chorégraphie bien orchestrée qui fit tressaillir les poils luisants de Jeanne. Ronaldo en passant devant Jeanne lui fit une très grande révérence. Il ouvrit les ailes, en battit et quelques plumes se détachèrent de son corps. Jeanne s’était mise debout pour l’admirer et dans sa tête cornée, elle pensa «c’est tout ce qu’il me faut comme élément contre Igor». Cette chanson jaune, Jeanne, jaune, Jeanne lui convenait parfaitement. Elle en ferait bon usage dorénavant.
Ronaldo était jeune mais ambitieux et dans sa petite tête de canard, il convoitait une place importante auprès de Jeanne en cas de victoire contre Igor.
Des poules et leurs poussins venaient en fin de défilé. Jeanne avait trouvé cette fin attendrissante, tous ces poussins jaunes contribuaient à convaincre l’audience.
Alors elle se leva et après plusieurs bêlements où elle mélangea graves et aigus, pour terminer sur du grave pour impressionner son audience, elle prit la parole:
«Malheur à Igor!» s’écria-t-elle.
Puis elle fit un tour sur elle-même. Marcha de droite à gauche, de gauche à droite sur la grande roche et répéta à nouveau:
« Malheur à Igor! »
Et la foule répéta en tandem: «Malheur à Igor!»
Cette foule obéissante ne savait pas ce qu’avait fait Igor mais Jeanne semblait être hors d’elle quand elle répétait ce malheur à Igor. |
| Jimmy. Photo Francesca Palli. |
Dans la foule en délire, Jimmy frissonnait de peur et se demandait ce qui leur arrivait. L’emprise de Jeanne sur cette foule était évidente.
Alors qu’ils vénéraient tous Jeanne dont la folie, la rancœur, la haine, la cupidité et sa face la plus sombre se faisaient voir, Jimmy battit en retraire doucement, tout doucement et lorsqu’il ne fut plus en vue et qu’il entendit les acclamations grandissantes se répandre autour de Jeanne, il détala à toute vitesse pour aller prévenir Igor.
Jeanne avait tenu un discours des plus virulents contre Igor qu’elle accusait d’avoir jeté un sort aux moutons car ils étaient plus nombreux autour d’elle, et d’avoir aspergé d’urine l’herbe dont ils se nourrissaient, après avoir consommé une plante dont elle ne connaissait pas l’origine mais sur laquelle elle menait une enquête.
Bien sûr, Jeanne avait inventé tout cela, mais le mensonge fonctionna à merveille et tous les moutons l’acclamèrent en tapant des sabots, voyant en elle celle qui allait les sauver.
Jimmy arriva haletant chez Igor.
«Igor, Igor, Igor, Jeanne est devenue folle!»
Igor pouffa de rire:
— Mais, elle a toujours été folle, Jimmy. C’est maintenant que tu t’en aperçois?
— Igor, ce n’est pas drôle. Les moutons pensent tous que tu es à l’origine de la fièvre qui contamine tout le troupeau et des moutons qui meurent, dit Jimmy.
— Comment cela des moutons qui meurent? demanda Igor.
— Oui, il y a une fièvre qui s’abat sur eux et ils sont pris de tremblements et le lendemain on les retrouve tout raides.
— Tremblements, raides, morts, répéta Igor. Que font-ils des morts?
— Jeanne appelle les cochons qui sont chargés de les traîner jusqu’à la rivière et de les jeter. Enfin, c’est ce que disent les cochons.
— Dans la rivière? répéta Igor d’un ton perplexe.
— Oui, oui, dans la rivière. On ne les voit plus mais le lendemain ils continuent à tomber».
Sans perdre de temps et sans même donner une explication à Jimmy, Igor se leva précipitamment en lui ordonnant d’attendre son retour. |
| Isis. Photo Dominique Lancastre. |
Seule la reine Isis pouvait élucider ce mystère de fièvre. Igor grimpa la pente escarpée et demanda à voir la reine Isis pour une affaire urgente.
Isis, toujours sur ses gardes, entourée de ses plus gros matous, reçut Igor en lui demandant combien d’oiseaux il avait apportés en sacrifice pour cette audience.
«Pardonnez-moi votre Majesté mais l’heure est grave et même si vos désirs sont des ordres nous faisons face à une catastrophe et les offrandes sont secondaires.
— Soit, répondit Isis. La seule catastrophe qui existe là, c’est que nous les chats qui vous protégeons ne recevons pas assez d’oiseaux!
— Il y a une fièvre qui tue les moutons et cela se répand à toute vitesse! coupa court Igor.
— Une fièvre depuis quand? Il fallait me prévenir! Quel genre de fièvre? Celle qui fait trembler et rend raides les corps au petit matin?
— Comment êtes-vous au courant? interrogea Igor.
— Non, cher bouc impétueux couleur de nuage par beau temps, répondit la reine Isis.
Igor pensa qu’il devenait fou. Bouc impétueux couleur de nuage par beau temps. On ne lui avait jamais fait ce coup-là. Mais qu’avaient-ils tous dans cette vallée aux flamboyants? Entre Jeanne qui voulait le pouvoir et l’armée de chats qui réclamaient de plus en plus d’oiseaux, il ne savait plus où donner de ses cornes.
La reine Isis continua:
«C’est une fièvre qui revient souvent et frappe certains animaux. Nous avons déjà eu cela, nous les chats.
— Mais que faut-il faire pour l’arrêter? demanda Igor.
— Nous apporter plus d’oiseaux à manger, répondit la reine Isis en s’esclaffant.
Puis, devant l’air penaud d’Igor, les oreilles rabattues et les yeux presque en larmes, le reine Isis ajouta: «Le Bassin bleu.
— Le bassin bleu mais ici tout est rouge! s’exclama Igor.
— Oui, il faut cueillir des fleurs de Clitoria. Il y a un bassin dans la Vallée aux flamboyants où l’eau devient chaude dans l’après-midi. Jetez-y des fleurs de Clitoria, l’eau deviendra bleue et buvez de cette eau. La fièvre passera.
Igor ne comprenait plus rien. Faire tout ce chemin pour se mettre en sécurité dans La Vallée aux Flamboyants, où tout était rouge, et maintenant on lui demandait de trouver des fleurs bleues et un bassin. Dans sa tête de bouc stressé, il se demandait combien d’oiseaux il allait devoir sacrifier à la Reine Isis pour une telle information. Quand tout à coup, elle reprit:
«Fais ce que je te dis, bouc impétueux couleur de nuage par beau temps, et tout ira pour le mieux. Et quand ce sera terminé reviens me voir. Plus besoin d’oiseaux cette fois-ci!»
Igor fut soulagé de ce dénouement mais il restait à trouver les fleurs de Clitoria.
C’est de l’autre côté de la vallée, marche jusqu’à ce que tu trouves le plus grand, le plus ancien flamboyant. Tu trouveras un champ avec des herbes aux feuilles coupantes. Les Clitorias poussent derrière, à côté d’un bassin».
Igor rebroussa chemin et vint rapporter la nouvelle à Jimmy. Il fallait maintenait prévenir les moutons sans qu’ils sachent que leur sort dépendait d’Igor. Jimmy allait être le messager de cette bonne nouvelle. Mais comment faire pour prévenir un tel troupeau têtu et sous l’emprise de Jeanne? |
| Clitoria ternatea. Photo Francesca Palli. |
 
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