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Aimé, Aimé, Aimé m’entends tu ?
Aimé Césaire est mort aujourd'hui

Evariste Zephyrin
17 avril 2008

Aimé Césaire
Fort-de-France, novembre 2001. Photo © Susan Wilcox

«Car il n'est point vrai que l'œuvre de l'homme est finie, mais l'œuvre de l'homme vient seulement de commencer et il reste à l'homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur.» - Aimé Césaire

Un homme qui aimait si tellement sa terre que tous les jours il s’y promenait.

Un homme qui aimait si tellement les petites gens que tous les jours, il s’arrêtait pour saluer son peuple.

Cet homme qui a fait de son île une poésie, doit être enterré assis sous un manguier afin qu’il puisse entendre le tambour bel-air percuter le chant de la terre.

Cet homme qui de son île a ébranlé les «assises du monde»  doit-être enterré assis sous un manguier face à l’océan pour s’en retourner de temps en temps en Guinée chérir cette Afrique qu’il affectionnait tant.

Aimé Césaire a tutoyé le siècle le ratant de justesse
Le poète ne saurait mentir, alors je dis: «le Nègre fondamental mourra demain.»

L’homme sera enterré assis sous un manguier séculaire planté à l’ouest de son île afin qu’il enferre  nos consciences de sa sagesse.

L’homme sera  vêtu de noir et enterré assis sous un manguier séculaire afin qu’il enracine les potentialités de sa terre dans nos cœurs.

En vérité, Aimé Césaire mourra demain.

Car aujourd’hui le Nègre fondamental  parcourt les traces et les rivières de son île natale.

A midi regardez-le sourire le long des sentiers aux voltigés des libellules.

Dans la nuit regardez-le à la lueur des flambeaux  donner la voix dans la ronde…
Au petit matin  regardez-le cheminer dans le marigot en nous insufflant son grand cri nègre.

L’éternité lui a été accordée, les poètes sont immortels.

Evariste Zephyrin
17 avril 2008

lotus

« .... je nous reverrai toujours de très haut penchés à nous perdre sur le gouffre d'Absalon comme sur la matérialisation même du creuset où s'élaborent les images poétiques quand elles sont de force à secouer les mondes, sans autre repère dans les remous d'une végétation forcenée que la grande fleur énigmatique du balisier qui est un triple cœur pantelant au bout d'une lance. C'est là et sous les auspices de cette fleur que la mission, assignée de nos jours à l'homme, de rompre violemment avec les modes de penser et de sentir qui l'ont mené à ne plus pouvoir supporter son existence m'est apparue vraiment sous sa forme imprescriptible.» - André Breton, Un grand poète noir, Préface à Cahier d'un retour au pays natal.

 

 

 

Heliconia caribæa, balizyé. Photo © F. Palli

Heliconia caribea

Sommaire de la page Hommage

  1. Aimé, Aimé, Aimé m’entends tu ? - Evariste Zephyrin.
     
  2. Aimé Césaire. Je suis négresse créole avec vous! - Maxette Olsson.
     
  3. Aimé Césaire, la passion du poète - Édouard Glissant.
     
  4. Aimé, parole due - Laurent Farrugia.
     
  5. Cahier d'un retour au pays natal ou Savoir à quoi un nom appelle par Marie-José Emmanuel.
     
  6. Césaire ma liberté - Patrick Chamoiseau.
     
  7. Daniel, le fils d'Aimé - Boudjemaâ Kareche.
     
  8. De l'Adieu - Myrto Ribal Rilos.
     
  9. De l’île Maurice, parole pour l’aimé Césaire - Kahl Torabully.
     
  10. Discours d'ouverture du Festival de Fort-de-France - Ernest Pépin.
     
  11. «Fils de Césaire à jamais…» - Raphaël Confiant.
     
  12. Hommage à Aimé Césaire - Gérard Théobald.
     
  13. Je suis né - José Lemoigne.
     
  14. Kisa pati politik Ayiti yo kontribye nan devlopman l? (an memwa Aimé Césaire, yon fa ki klere tout Karayib la) - Emmanuel W. Védrine.
     
  15. La noble da tamoule: Brève bafouille pour le poète - Jean S. Sahaï.
     
  16. Non, les Géants ne meurent pas - Lucien Jolet.
     
  17. Nous t'avons aimé Césaire à jamais... - Kounta.
     
  18. Ouvre ton cahier - Michel Ducasse
     
  19. petit cahier sanglant hommage à Césaire - Umar Timol.
     
  20. Poète nous te pleurons - Ernest Pépin.
     
  21. Pour Aimé Césaire - Ernest Pépin.
     
  22. Pourquoi je ne rendrai pas hommage à Césaire - Catherine Boudet.
     
  23. Rencontre avec Aimé Césaire - José Lemoigne.
     
  24. Rimèt Sézè pa ta'y - Serge Restog.
     
  25. Sur la route de Dillon - Max Rippon.
     
  26. Salut, poète! - Mikelita Jean.
     
  27. La voix unique d'Aimé Césaire Jean-Claude Bajeux.
     
  28. KREYOLOMAJ ba Papa Mémé - Jid.

lotus

De l’île Maurice, parole pour l’aimé Césaire

J’ai rencontré Aimé en 1996, à la mairie de Fort-de-France. Son accueil et son humanité poétique ont laissé en moi une trace indélébile. Il a lu en toute complicité mon texte Cale d’étoiles-Coolitude, bousculant ses activités d’élu, et nous avons partagé là un extraordinaire moment poésie et de profonde humanité.

J’en parlerai bientôt dans un hommage à Césaire que j’organise avec la radio mauricienne. Je l’écrirai aussi car cet immense poète m’a donné l’embrassade authentique du poète fraternel. Sans discours, sans coterie. Avec la dignité qui sied au grand, très grand monsieur qu’il fut et demeure.

Khal TORABULLY

Poèmes pour Aimé

Mon cœur, préservez-moi de toute haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n’est point par haine des autres races
que je m’exige bêcheur de cette unique race
(Césaire, Cahier d’un retour au pays natal).

Tu sais le cœur
Sans rime
Sans césure
Jamais
sans Césaire
Ces rythmes
Que le temps supprime
Que la mémoire rumine

Aimé
Ce dur pigment
Aux muqueuses des damnés
Il est temps
Dis-tu
De comprendre l’importance
De la poussière des négriers
Quand la maladie du sang maudit
Parle en nous
Des organes
Des viscères

Il s’est arrêté ce cœur aimé
Avec autant de temps à faire
Qu’à défaire,
Césaire sur césure.

Il est temps de regagner
Cette Terre natale
Et supplique suppute suppôt
Supplique supplie ces temps morbides
Comme le gros dogue bagué
Qui aboya sur le nègre
Sensé le mordre
Pour saborder son noir sort

D’où vient la vie
Te demandes-tu
De là
Que tu ne saurais nommer sans dommage

Penses-tu
A ces Afriques
Que tu nommas
En mes Indes ?

D’où te vient la poésie nègre ?
Te demande-je,
Sinon du même lieu que l’apatride
Puisqu’elle est chant de la vie
Jetée en pâture
A ce dogue qui aboie
Devant la gale de Gorée.

Il est une seule direction
Face à ce rythme césuré
En Césarien
Pas de prosodie qui soit de l’ordre de l’impair
Non que le seul rythme noir
Soit celui qui bondit de coup de poing
En coup de pied.

Et encore
Il faudra demander au Congo
Ce qu’il connut du Brahmapoutra
Et Césaire
Qui nous mena à l’écoute du poème
En ce qu’il se pense,
D’énergie
De solitude pétrie
De joies flétries.

Hein Césaire né encore de l’impair
De l’impertinence du verbe

Du verbe chicane
Maître à paroles enchaînées.

Sombres comme l’orage contenu
Sur la lourde étuve des mélasses.

Et pourtant,
C’est souvent ici
Que la source ne se tarit
Point.

Glouton le cerbère
Couillon ce dogue

son artère
encrassé en cales pisseuses
le même foc tous les paresseux
ou les souillons encalminés

Mais il fut Aimé
un instant où le sang
se coagula
et remonta au cœur
l’air contrit
l’air marri
l’air nègre que l’on déchaîne

et ta vie
est en sursis
car la mort marronne
de boucan en bouquet

Le cœur a ses prisons
que la raison
ne rime pas
dis-tu,
il fut fou cet homme
qui osa cracher leur verbe en pétard,
de prétoire en poème
il hurla sa déférence
sur les fesses des purs suants

et dire qu’ici
la poésie négresse
devint attentive Pénélope
au souffle pourri
des capitaines interlopes

au murmure long
de longs sanglots
des couillons en automne
violant leurs violons
viole sur viols
violences sur violences

Comme aux intimes
frémissements des mots
tu pus percer l’abcès
tu pus
par le seul rythme
des images tuméfiées
et des coups de pieds du méprisé
briser le mépris des scrofules

mais tout semble
se contenir
dans un mot

vie

vidée
de son sens
ou emplie de ton sang

Césaire aimé
comme un caillot livide
accroché entre le sang fluide
et la mort annoncée
de l’artère césurée

mais l’attente du cœur
nécessite une pensée
pour le bonheur Aimé

De n’avoir jamais pensé à lui
jusqu’à cet instant
c’est cela qui damne
le bourreau au siège de son libido
aboyant comme le dogue
mordant l’étoile cannibale

Mais le nègre stellaire
Possède un paletot en fer blanc
Qui frôle la casserole des constellations

Ainsi la lumière
répond
à ton rythme
courant alternatif
en ton cœur
diastole systole
le même arrêt
programmé
une faille dans la continuité
cette prosodie qui fut l’arme
fatale du verbe renonçant
au crime de lèse-majesté

Mais qu’est le cœur du poète ?
A-t-il plus d’âme
que celui du mortel
dont les mots quotidiens
suffisent à peine
à cajoler la mort ?

Et-il plus sensible à la lumière
ou à l’ombre déchirée
quand les mots s’éclipsent en ses yeux ?

Son cœur arrêté
sent-il mieux les pensées
non dites ?

Noires desseins
noires Antilles
tout marronne entre le blanc et le noir,
Noirs ces oracles vidés de leurs entrailles
Peules sérères ou masaïs

Mots victuailles
Comme gangrène des canailles
Roussailles sur coussecailles
Voilà que la racaille
Se mêle de briser le vernis
Des mots susurrés de porcelaine bleue
en matité noire

Césaire rythme enfin
les brises éclatées
dans la mangue pourrie
éclaboussée de sa maturité

Sait-il mieux sentir
cette vie qui est prêtée
à tous et à toutes ?
Surtout celle qui est arrachée
Aux fronts d’impurs pigments ?

Ou bien en fait-il une immortelle
Temporalité, une logorrhée carniphage
où le poème s’érige en épitaphe
sans fin en désir de vie ?

Qu’a-t-il ce cœur
qui se penche trop sur l’abîme
ou la faille du continent noir ?

Aimé, es-tu ce nègre insulaire
que la lune évite
en se montrant à demi ?

Qu’a-t-il ce cœur
qui se retire trop vite
de la solitude du poète,
se pensant aimé de l’univers
alors que chaque étoile naine
s’embrase de son énergie indomptable ?

Là,
Une négresse berce la voie lactée
Au son d’une plainte brûlée
De naine rouge,
Là ta da tamoule
Te livre syllabe au lait des jaspes.

Mais c’est bien l’amour
Qui te guetta
Aimé
Surpris comme tout homme
Sur l’ombre de son poing fermé
Non par renoncement
Mais par désir de rendre
La lumière aux yeux des bannis

Après tout
le cœur n’est qu’un muscle autonome
qui raisonne contre les marées
des exils colossaux.

Il n’est pas cet organe
où l’âme siège seule
en face de l’éclaboussement
de l’oxygène
et des bouts de planètes.
Poète,
Tu mènes l’oraison
sur la plante de tes pieds
qui foulent pleinement
ce pays natal entre détroits et péninsules.

Ce sont ces limbes
qui ont tressé
le cordon ombilical
du poète :
ton poème utérin,
qui nous rendit césairien.

HOMMAGE A CESAIRE
aïeux nègres koulis cannes de Basse-Pointe.
Fertile Salutation, l’ombre nage en corps de fantômes.
Temps, le temps c’est ta flamme des mots sobres,
Un doigt, et vent surpris, la rosée suite
En poèmes de l’ami Aimé.
Souvent océans sueur des cannes fertiles,
sabres bafouant transparence de l’île,
l’attachage des rayons frêles
au seul vent du large plantationnaire
Aié Aimé

Toi point cardinal providence basanée
crachats en larmes
fragiles pétales de safran
la terre se défend
de la proximité des lombrics
Mais tu fus os de colonnes ployées

Le bateau de ma honte dans ton caniveau
L’ombre chante l’air du matelot
Indifférent sous le dalo
Des sabres brandis
En macération de cicatrices et de cymbales 

Ton cahier blême
Blâme l’abyssin au coeur d’airain
Opaque ta main résiste
A la coupe des pays de triples peuples
Ecorchés par la peau jurée fouettée
Aié Aimé
La horde des salives bleues
Après l’eau noire
Le vomi nectar des violés
Distillation univoque des essences
Que la négritude répandit en Caraïbes
Mais le fil enraye le littoral de la route de la soie
La bave dit le vol de la chair par la main lourde
Atome étonné
Cassonade de sucre noir et rouge
Aimé revit rouge ce nègre émancipé

Marron cette sueur jusqu’à la lie
Les trottoirs de Fort-de-France
Rasent les murs dodus
Virevoltent sur les eaux faisandées des bas-fonds.

Une cohorte se confond avec la lèpre
Les frelons se gavent de sucre pestilentiels.

C’est pourquoi la pluie tonne, repliée sur elle-même.
Honni soit qui mal y pense
Aimé dis le crachat fier du mourant
Aimé rendit
Loques loquaces
Coqs cocasses

Depuis
La gangrène s’égrène
A la bouche des sources ravalées en salive.

Tu vois ma rage
Devenue esprit de tristesse ?
L’Histoire est un piment qu’exacerbe l’oubli.

Césaire, la poésie te salue
chorale du troisième œil
réchappée par la mort.
Tu sus retourner les yeux des suppliants
sur la prose des suppliciés.

Khal TORABULLY 
Port-Louis,19/04/08

lotus

Salut, poète!

Mikelita Jean

Dans la vallée ou roule encore le tamtam du tambour
j'entends de loin le bruit de tes pas
Emboitant ceux de nos ancêtres
Partant à la conquête de la liberté
Armes aux aguets, pieds-nus
Se frayant un passage à travers les champs de cannes en fumés
Chantant des airs que côtoient ceux que tu frédonnes
Dans la forêt ou crépite encore les feux du boucan
Tu es là, poète, debout au milieu de tes frères

Sur le colline, près du ruisseau
Se dresse l'arbre grand, robuste
L'arbre puissant aux feuillages tendres
Comme toi, poète
Et dont les racines sont baignées
Dans l'eau crystalisante de la pensée nègre
Produisant les fruits de l'esprit
Suspendus aux branches qui s'étendent
Jusqu'à transcender les frontières de l'imagination
Des autres peuples de ce monde

J'entends le cri assourdissant de ta voix
Qui appel, rassemble
Comme le souffle du lambi de nos nègres marrons
Donnant l'alerte!
J'entends tes pas! j'entends ton souffle! j'entends ton cri!
Je te vois encore en vie
Dans ces feuilles mortes de l'automne
Que le vent balaie de son souffle
Je scrute encore tes vers à travers les pages vivante de l'histoire
L'histoire de mes Aieux depuis longtemps partis
L'histoire de mon pays
L'histoire de ma terre
Je vois encore ta silhouette à travers les nuages
Rimant avec les étoiles dans le ciel ou tu souris
Et je te dis, salut, poète!
Homme de l'espoir
Homme du terroir
Homme du jour et de la nuit
Homme idgne de la race
Comme l'aigle, qu'il vole plus haut ton âme
Au dessus de l'ocean, que le vent souffle, souffle encore et encore
Jusqu'à donner plus d'élan à ton esprit
Qui continuera de la haut à alimenter ton esprit

Salut, salut poète!
Les grains d'espoir que tu as semé sur la terre fertile
Ou vivent encore les générations d'aujourd'hui et celles à venir
Fleuriront, germeront toujours sur cette colline
Ou le ruisseau coule encore
Pour rafraichir les mémoires
Pour que plus jamais elles ne t'oublient
Ils fleuriront, ils germeront autour de cet arbre géant
Comme nos ancêtres rassemblés
Autour de ce boucan qui brule encore dans les bois
Et jamais ne s'etteint

Honneur, hommage, respect, salut à toi, poète
Auprès du Dieu vivant, maitre de l'intelligence
et de l'esprit ou tu te reposes
Que ton corps chante, danse et sautille de joie
Que ton esprit comme l'étoile dans la nuit brille
Qu'il nous sert toujours de phare
Pour que dans cette vallée perdue
Nous retrouvons nos chemins
Les chemins tracés à travers les lignes
Des écrits que tu nous as laissés
Comme acquis, comme héritage

Salut, salut à toi poète!
Va! et fais ton chemin

Mikelita Jean

lotus

Nous.
Nous t'avons.
Nous t'avons aimé.
Nous t'avons Aimé Césaire.
Nous t'avons aimé Césaire à jamais...

Kounta
19. avril 2008

lotus

Rencontre avec Aimé Césaire

José Lemoigne

José & Césaire
Fort-de-France, Mercredi 22 novembre 2006.
Photo © Christine Le Moigne-Simonis.

Inutile de  présenter Aimé Césaire, 93 ans, père du concept de la négritude, député-maire de Fort-de-France pendant un demi-siècle, rapporteur de la loi qui fit, en 1946, des vieilles colonies - Martinique, Guadeloupe, Guyane et Réunion - des départements français de plein droit. Au sortir de la guerre et de la période Vichyssoise incarnée en Martinique par l'amiral Robert, il pensait que c'était le moyen le plus efficace de faire sortir l'île de la profonde misère où elle était plongée. Aujourd'hui, les écrivains de la créolité, Raphaël Confiant en tête, lui font reproche de trop aimer la France et d'avoir engagé la Martinique sur la voie de l'assistanat. Pour ma part, considérant qu'on ne refait pas l'Histoire, et de plus - ce qui m'est fait reproche - intellectuel vivant en métropole, j'aurais une opinion beaucoup plus nuancée.

Ce préambule n'est pas innocent. Le 16 novembre se tenait à la bibliothèque Schœlcher, en face de la statue décapitée de Joséphine, une conférence-débat à propos de la réédition du livre de Confiant: "Césaire, une traversée paradoxale du siècle"qui lui aurait valu, à la première parution, l'appellation de paricide. J'y assistais, non pour porter la contradiction, mais en tant qu'écrivain martiniquais vivant en métropole mais reconnu en Martinique. Je n'avais nullement l'intention  de rencontrer Césaire. Un pareil monument, écrivain majeur du siècle, cela vous fiche, pardonnez-moi cette expression, une frousse royale. Cependant, à ma grande surprise, à la sortie de la bibliothèque, Joëlle Jules Rosette, la secrétaire particulièrede Césaire m'interpelle:

- Vous êtes Monsieur José Le Moigne?

- Oui.

- Pourquoi n'allez-vous pas voir Monsieur Césaire? Je suis sa secrétaire et je sais que vous lui envoyez vos livres.

- Je crains de l'importuner.

- Pourquoi? Tenez, on va prendre rendez-vous. Mercredi 10 heures 30. Ca va?

- Bien sûr!

Voilà comment, sans n'avoir rien sollicité, je me trouve nanti d'un rendez-vous avec le nègre fondamental.

Mercredi. Pas facile de circuler à Fort-de-France. Encore moins de se garer, surtout lorsque l'on ne veut pas être en retard. Enfin, Christine et moi décidons de nous ranger sur le trottoir, à deux pas de l'ancienne mairie où Césaire conserve son bureau. Première surprise, nous trouvons à l'accueil notre voisin de siège dans l'avion qui se trouve être le frère de la secrétaire du grand homme. Il est venu donner un petit coup de main. Joëlle nous fait entrer. Césaire, derrière son bureau en acajou, me fixe avec intensité. Joëlle nous fait asseoir et l'interrogatoire commence. Je veux dire par là que son premier souci est de me jauger, sans pour autant juger, ma qualité de martiniquais. Mes réponses semblent le satisfaire. En tout cas, Joëlle me propose de m'asseoir auprès du maître pour que Christine puisse prendre des photos. J'ai oublié de dire que Césaire est très sourd et que Joëlle lui souffle mes réponses. De près, je mesure l'élégance de Césaire. Il porte une cravate gris clair à fines rayures noires; une veste gris bleuté et pantalon gris ardoise avec un pli américain. Mine de rien, cela donne aussi la mesure de l'homme. Je note aussi la petitesse de ses pieds haussés de cuir noir. Pour le reste, je ne m'attarderais pas sur ses traits, sur ses lunettes et sur ses cheveux blancs connus du monde entier. Je ne décrirais pas non plus les livres, surtout de poésie, en piles sur son bureau. Je dirais simplement que les miens sont devant lui et qu'il semble les voir lus, notamment: Tiré chen-la an tèt en mwen, ou l'esclavage raconté à la radio qu'il me remercie d'avoir écrit car il y voit une sorte d'adresse à la jeunesse du pays.

L''important, me dit-il, est la question de l'identité. On ne peut être libre si on ignore d'où l'on vient. Kant le disait déjà: "L'homme doit en permanence se demander: Qui suis-je? Qu'est-ce que je voudrais faire? Qu'est-ce je peux faire... ". Il me parle alors de sa rencontre avec Senghor. C'était au début des années 30, à Paris, au Lycée Louis le Grand.  Le  lendemain de la rentrée il voit, à l'autre bout du couloir, un petit homme noir, vêtu d'une blouse grise nouée par une ficelle au bout de laquelle pend une bouteille d'encre.

- Qui es-tu, bizut? le futur grand poète et président de la république du S énégal.

- Je m'appelle Aimé Césaire et je viens de Martinique.

- Moi, je m'appelle Léopold Sédar  Senghor et je viens du Sénégal. Eh bien, Bizut, à partir de ce jour tu seras mon bizut!

Puis il me parle de George Pompidou, un autre fou de poésie qui fut aussi son condisciple, et de l'amitié qui les lia.

D'ailleurs, je remarque sur son bureau, l'Anthologie de la Poésie Française que Pompidou trouva le temps d'écrire alors qu'il était Président de la République. Bel exemple de fidélité en amitié bien au-delà des clivages politiques.

Nouveau ballet. Joëlle propose à Christine de poser à son tour avec Césaire. Pendant que je prends la photographie, Césaire poursuit son examen tout amical. Il veut savoir si je parle le Créole -  lui qui est accusé de ne pas le parler ce dont je doute même si le créole n'est pas l'idiome dans lequel il s'exprime -, à quel âge j'ai quitté la Martinique, à quel âge j'y suis revenu pour la première fois. Bref, il s'attache à savoir si je suis un fâcheux ou un Martiniquais soucieux de rencontrer le premier des siens. Il ne le dit pas, mais, à l'évidence, il ne joue pas les faux modestes. Ses yeux pétillent derrière ses lunettes lorsqu'il affirme avec conviction que le fait de vivre en métropole ne m'empêche pas d'être un enfant du pays. J'ajoute, à sa demande, que lors de mes retrouvailles avec l'île, dès ma descente de l'avion, j'ai retrouvé, non pas intellectuellement mais sensuellement, toutes le sensations que le petit garçon de deux ans croyais avoir perdues.

"La Martinique est un petit pays affirme-t-il, mais il est très complexe. Pour moi les racines les plus importantes sont africaines, mais il ne faut pas oublier les autres, les hindous, les asiatiques ... Tout cela forme un peuple". Il ne le dit pas, mais je sais qu'il n'exclut pas les blancs, ni ceux qui, pour mille raisons, vivent au-delà des mers. Il le répétera deux fois: "Être Martiniquais, c'est surtout une question de volonté".

- Et en Belgique? demande-t-il à Christine. Comment faites-vous avec vos deux langues puisqu'il me semble que l'union paraît inconciliable...

Christine explique.

Vient le moment des signatures. J'ai apporté quatre livres que je souhaite le voir dédicacer à mes proches.

Joëlle intervient.
- C'est trop. Il ne pourra pas. Il a de l'arthrose aux mains...

Tout cela avec chaleur et amitié.

Nous transigeons. Tant pis pour les adultes. Va pour nos petits-enfants. Il est important que la transmission se fasse.

Césaire a du mal à écrire. Il a un mouvement d'impatience que Joëlle assume avec tendresse.

Christine risque:
- Monsieur Césaire, vous vous fâchez de la même façon que Joseph Zobel!

- Zobel? Vous l'avez connu? Où vivait-il  avant sa mort? Il était un peu plus jeune que moi.

- C'était un seigneur, dit Christine tandis que je racontais l'histoire de l'amitié qui nous unissait Zobel et moi.

Je lui montre le début du livre que j'écris en ce moment: Joseph Zobel, le coeur en Martinique et les pieds en Cévennes. Il me demande s'il peut le garder et dit qu'il le lira attentivement. Moi, ce que j'avais prévu, c'était de lui offrir ce poème écrit en Martinique:

A grand Rivière
où les vagues sont rudes
l'enfant fait corps avec l'écorce
pour mener sa pirogue
au-delà des nuages

La conversation pourrait se rallumer, mais Joëlle, toujours aussi attentive, nous fait comprendre qu'il faut s'arrêter là.

Césaire se lève.
- Monsieur Césaire vous raccompagne dit Joëlle.

Elle lui tend un bras pour qu'il puisse s'y appuyer tandis que Césaire, d'un geste de la main, me fait comprendre que moi aussi je dois l'aider.

Césaire s'appuyant sur mon bras! Si Man Gabou, ma grand-mère, Man Titi mon arrière-grand-mère, et Man Anna ma manman tant aimée pouvaient me voir du paradis créole où elles m'attendent toutes ! J'imagine quelle serait leur fierté!

Césaire lâche mon bras pour me tendre la main. Il sourit puis me dit en parole d'adieu:
- Je reconnais en vous un Martiniquais fondamental.

Retour à la réalité. La police est passée par là. Un magnifique papillon m'attend derrière le balai d'essuie-glace.

Christine a le mot de la fin.
- Qu'est-ce qu'une amende après un pareil moment!

Je ne puis qu'acquiescer.

José Le Moigne

lotus

«Fils de Césaire à jamais…»

Raphaël Confiant

La plus grande voix de la Martinique vient de s’éteindre. Voix qui exprimait de la manière la plus belle et la plus forte les souffrances, non seulement des peuples noirs, mais aussi de tous les peuples opprimés de la terre, tous ceux que la colonisation, puis l’impérialisme, ont jetés dans la géhenne du désespoir et du déni de soi.

Dans «Eloge de la Créolité» (1989), co-écrit par Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé et moi-même, nous avons écrit que nous étions «…fils de Césaire à jamais». Dans notre esprit, cette phrase signifiait que nous avions, nous Martiniquais, Guadeloupéens, Guyanais et autres Caribéens, une dette énorme, une dette incommensurable envers celui qui s’est un jour appelé, dans un cri de défi superbe, «Le Nègre fondamental».

En effet, en poussant «le grand cri nègre qui ébranlera les assises du monde», Césaire mettra à bas des siècles de dénigrement de l’Homme noir et réhabilitera, dans le même temps, à nos yeux d’Antillais décervelés, l’image de l’Afrique-mère. C’est dire à quel point la Négritude fut importante, indispensable même, dans les années 30, 40, 50 et 60. Il s’est agi d’une véritable psychanalyse collective de nos névroses, celles que la colonisation a générées, tout autant qu’une sorte de thérapeutique mentale visant à nous permettre de sortir de la mésestime de nous mêmes qui nous empêchait d’aller de l’avant.

Au plan politique, Césaire sut aussi assumer un grand nombre de combats, notamment celui de «l’Autonomie pour la Nation martiniquaise» tout en travaillant au quotidien pour que des générations de gens des campagnes, chassés par la fin de l’Habitation cannière, puissent trouver une existence digne de ce nom à Fort-de-France. Grâce à son action municipale, de véritables cloaques, des bidonvilles, ont pu être transformés petit à petit en quartiers vivables. Des écoles, des routes, des dispensaires, l’eau, l’électricité, le tout-à-l’égout y ont été apportés, dans des conditions financières difficiles, pour que les arrière-petits-fils des esclaves des plantations puisent enfin accéder à la dignité.

Enfin, au plan mondial, Aimé Césaire a porté loin, très loin, la voix de la Martinique et de toute la Caraïbe. Et cela d’abord en Afrique où son ami Léopold-Sédar Senghor avait pris les rênes du Sénégal. Césaire, contrairement à ce que disent beaucoup de gens qui ne l’ont pas lu (ou peu lu), n’a jamais voulu nous inciter à retourner vivre en Afrique, il a voulu domicilier l’Afrique aux Antilles, ce qui n’est pas pareil. C’est-à-dire réinstaller en chaque Antillais la conscience de l’Afrique, la connaissance et le respect de ce continent d’où sont partis la majorité de nos ancêtres. Par le biais du SERMAC et du Festival Culturel de Fort-de-France, il a poursuivi obstinément cette domiciliation salutaire.

Pour tout cela, tout Martiniquais, tout Antillais, a une dette énorme envers Aimé Césaire. Mais «être fils à jamais» du poète ne signifie pas s’interdire de porter le moindre regard critique sur sa vie et son œuvre. Cela ne signifie pas idolâtrer l’homme et l’œuvre. Les auteurs de la Créolité sont des fils rebelles de Césaire et on sait à quel point Césaire lui-même fut un rebelle! Ne déclarait-il pas dans les années 80 au journaliste guadeloupéen D. Zandronis, dans le magazine «Jougwa»: «Je suis un Nègre-marron!». Il s’agit donc pour nous d’abord de reconnaître notre dette envers cet homme exceptionnel, cet homme sans qui rien n’eut été possible, puis, dans un second temps, de jeter un regard objectif sur ce que j’ai appelé sa «traversée paradoxale du siècle».

Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, j’ai à plusieurs reprises rencontré Aimé Césaire et discuté avec lui. J’ai même fait des enregistrements de nos conversations qui seront publiés prochainement dans un petit livre intitulé «Conversations avec le Nègre fondamental» qui sera publié chez K-Editions. Césaire, au contraire d’un certain nombre de thuriféraires incapables de citer un seul de ses poèmes de tête, m’a toujours reçu fort courtoisement, permettant même que nous soyons photographiés ensemble et me confiant des choses que l’on découvrira dans le livre en préparation dont je viens de parler. Il ne m’a jamais reproché d’avoir jeté un regard critique sur son œuvre et sur son action politique. Bien au contraire!

Césaire était un grand monsieur. Fort différent d’un certains nombre de gens qui l’entouraient et dont il était bien obligé de s’accommoder. Un homme qui appartient à la Martinique toute entière, à la Caraïbe, au monde entier, pas à un parti politique! S’il est normal que ceux qui ont œuvré à ses côtés durant tant d’années soient les premiers à se revendiquer de lui, à honorer sa mémoire, il est aussi parfaitement normal que d’autres, comme moi, qui n’étaient pas sur les mêmes positions que lui, ni au plan littéraire, ni au plan politique, fassent entendre leur voix et clament à la face du monde à quel point il nous manque aujourd’hui. Césaire fut notre père à tous.

Je retiendrai, enfin, l’immense mélancolie, rarement soulignée, qui traverse son œuvre poétique si géniale. Une mélancolie sourde, tenace, qui n’affleure jamais au premier plan, qui ne l’a jamais poussé à baisser les bras et à cessé d’agir, mais qui est là, omniprésente et qui nous révèle un homme certes préoccupé par le destin de son peuple ou de sa «race», mais s’interrogeant dans le même temps sur le sens véritable de l’existence humaine.

Dans sa dernière œuvre publiée, «Moi, laminaire», en 1982, cette mélancolie toutefois se laisse voir au grand jour. Qu’on en juge:

«J’habite une blessure sacrée
j’habite des ancêtres imaginaires
j’habite un vouloir obscur
j’habite un long silence
j’habite une soif irrémédiable
j’habite un voyage de mille ans
j’habite une guerre de trois cent ans
j’habite un culte désaffecté...»

HONNEUR ET RESPECT SUR TA TETE, O NEGRE FONDAMENTAL !

Raphaël Confiant
dimanche 20 avril 2008

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Aimé Césaire. Je suis négresse créole avec vous !

Maxette Olsson

"Tu vois, plus nous serons Nègres, plus nous serons des Hommes". Aimé Césaire à Léopold Sedar Senghor.
 
En apprenant la disparition d'un des derniers leaders révolutionnaires de notre temps et l´un des fondateurs du mouvement littéraire de la négritude soit M. Aimé Fernand David Césaire, je me suis demandée moi petite négresse du peuple qui ne sait rien, est-ce une prétention d'être inspirée par lui. Et soudainement je crus le ouïr et je le vis presque déclamer "le poing à l'allongée du bras":

"Faites aussi de moi un homme d'initiation
Faites aussi de moi un homme de recueillement
mais faites aussi de moi un homme d'ensemencement "

Et puisque l'ensemencement appartient à tous les hommes de la terre, je me suis souvenue qu'il tenait à être le poète du peuple et que je fis sa connaissance à travers son esprit omniscient uni vers ceux qui embrassent la seule liberté : celle de se métamorphoser en une mort digne d'avoir passionnément étreint l'état et la force de vie dont le contraire n'est pas la mort, mais l'éternité bien présente en ce jour national du 20 avril 2008.
 
Ainsi me voilà recueillie à savoir que j'ai un jour d´illumination douloureusement épousé le paraclet poétique du chantre universel en lisant son "Cahier de retour au pays natal", précisément parce que je suis de:

"ceux qui n'ont connus de voyages que de déracinements
ceux qui se sont assouplis aux agenouillements
ceux qu'on domestiqua et christianisa
ceux qu'on inocula d'abâtardissement "

Je ne l'ai jamais appelé papa, car je ne connais pas l'esprit de ce mot et je n'ai même jamais osé personnifier "L'étudiant noir", je l´ai intégré, ce qui signifie qu'il est là et sera toujours là, car je l'ai jadis lu comme je lis aujourd'hui Frankétienne: pleine de gratitude d'être née Négresse qui rime avec tresse, finesse, caresse,  allégresse, noblesse, déesse...
 
C´est bien la première fois que je confesse avoir cotoyé l´intimité intellectuelle de ce grand Martiniquais. Oui! En compagnie de Frantz Fanon et M. Lauriette, Aimé Césaire me plongea dans les abysses de Négresse jusqu'à la transcendance et la transparence. En pleine rébellion à la puberté, grâce à ces hommes, je n'ai malgré tout jamais nier la Nègresse fondamentale qui m'émeut, me verse dans l'ire, me fait rire à gorge déployée ou me fait pleurer en hoquets jusqu'à perdre le souffle. Le raccourci fût qu'à travers Aimé Césaire j'ai lu Hegel, Heidegger, Nietzche, Descartes, Kierkegaard... je ne pus donc tout simplement que puiser et saisir à bras le corps la magnificence du je-suis-Nègresse-donc-je-suis.

Ceux qui ont inventé le mot nègre pour souiller, infecter et profaner la race noire avaient compté sans Aimé, ce verbe qui se fît cher à générer la passion d'être Nègre ou ne pas être du tout. Je tiens à déclamer avec vous tous en ce jour la litanie éternelle: Aimé Césaire est et restera un Grand Nègre!

Maxette Olsson

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Kisa pati politik Ayiti yo kontribye nan devlopman l?

Emmanuel W. VEDRINE
17 avril 2008
(an memwa Aimé Césaire, yon fa ki klere tout Karayib la)

A lire ici.

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Poète nous te pleurons

Ernest Pépin

Un phare s’est éteint! Jamais homme, en Martinique et en Guadeloupe, ne suscita tant de controverses, de polémiques et de débats comme si son œuvre et son action avaient dérangé la fourmilière coloniale d’une manière irrévérencieuse et quasiment «sauvage».

Il lui avait suffi d’un petit recueil pour mettre le feu aux poudres: Le Cahier d’un retour au pays natal.

Il lui avait suffi d’un mot pour brandir le drapeau de la résistance et de la dignité: négritude.

Et vinrent les coups de canons que furent le Discours sur le colonialisme, la Lettre à Maurice Thorez, sans oublier l’ouvrage monumental consacré à Toussaint Louverture. Puis, se voulant pédagogue, il éclaira le ciel du théâtre de fusées salvatrices: La tragédie du Roi Christophe, Une saison au Congo, Une tempête. Autant de questionnements où l’histoire déclinait ses inquiétudes, ses enjeux et ses défis.

L’homme politique que toujours le peuple martiniquais plébiscita depuis 1946, avocat inconsolé de la départementalisation, fondateur du Parti Progressiste Martiniquais, député-maire, Président du Conseil Régional, connut les morsures aux jarrets d’une droite fétichiste, les salves contraires des jeunes indépendantistes et l’incompréhension d’une France sourde à ses revendications et plus soucieuse de le déchouquer que de l’entendre.

Ce qui avait fait sa grandeur aux yeux des générations anciennes devenait un fardeau voire même, pour certains, un péché.

Il aurait été le père suprême de l’assimilation, le responsable de toutes les dérives décriées, le coupable d’une dépendance honteusement couverte d’allocations et de subventions. Il fit front en plaidant que la départementalisation de 1946 était une demande émanant de la gauche, que le contexte de la guerre et de l’après-guerre imposait ce choix, que cela correspondait aux aspirations profondes du peuple. Et peut-être, secrètement, il pensait aux débâcles des indépendances africaines et aux convulsions sanguinaires de la dictature « noiriste » de François Duvalier. On peut penser qu’il guettait un vent de révolte collective, une vraie poussée populaire, un balan de l’histoire qui ne vint jamais. Le radicalisme des écrits se muait, à l’Assemblée nationale en exigence de justice sociale, en «postulation irritée de la fraternité», en tisons d’un humanisme vrai.

Plus qu’un guerrier c’était un avocat !

Et nul ne peut nier que ses plaidoiries furent de grandioses interpellations à une France qui se dévoyait dans la besogne coloniale. Nul ne peut contester que sa poésie, lave effervescente, tentait d’éradiquer, à la racine même, «l’omni-niant crachat» du colonialisme.

Cette ambigüité entre la pureté étincelante du dire et les compromis du faire en dérouta plus d’un. Ils trouvèrent que la statue littéraire manquait de ce socle qui fait les hommes d’état. En fait, ce qui manquait c’était la foi en la violence, les certitudes sectaires, cette passion barbare, ce sens enflé du moi qui font les beaux «libérateurs» du peuple.

Peut-être pensait-il que trop souvent le soleil des indépendances vire en volcan imprévisible d’une dépendance encore plus grande: celle de la misère et de la solitude. Peut-être que tout simplement, accroché à de grands idéaux, croyait-il que la France pouvait accoucher d’une émancipation généreuse et solidaire.

Peut-être !

Toujours est-il que le monde caribéen, afro-américain, africain s’empara de ses mots pour signifier qu’on ne pouvait impunément minorer une partie de l’humanité et qu’il y avait place pour tous au rendez-vous de la fraternité.

Et plus l’homme politique s’usait, plus l’œuvre littéraire et militante agrandissait l’horizon, reformulait l’espérance, irriguait les cadastres minés par l’apartheid, le racisme, l’absence d’une utopie refondatrice. Tout cela au point qu’il devint de son vivant l’incarnation même de cette «blessure sacrée», de cet inconfort existentiel, de cette mémoire souffrante, de cette résistance ontologique où s’écrit le destin contrarié des damnés de la terre.

Et c’est ce qui nous reste! Non pas des poèmes mais une pensée de nous-mêmes. Non pas de la poésie mais une pétition. Non pas des mots mais une expression de l’identité. Non pas une esthétique mais une vision. Je n’ai jamais cherché Aimé Césaire dans le mirage de la négritude. Je l’ai trouvé de ce côté où l’homme proteste, parfois en vain, contre le calendrier des humiliations et des damnations de la condition humaine. Ces protestations l’ont érigé en conscience d’une «négraille inattendûment debout». Et pourtant c’est un poète  Un poète comme il en surgit un par siècle!

Poète, parce que ses mots ont su plonger dans la cale des bateaux négriers, transformer les cris de souffrance en voix des peuples, concasser la langue jusqu’à en faire un semis de liberté, thésauriser nos rébellions, espérer une «remontée jamais vue».

Mots d’une histoire singulière, tragique et toujours espérante. Mots d’une géographie péléenne où viennent boire les mangroves, éclater les coraux, s’enflammer les balisiers. Mots d’une existence plus tourmentée qu’on ne le croit, trempée dans une foi inébranlable en l’humanité souffrante. Mots conjugués en flamme de beauté et portant la torche d’une vérité sans pourquoi.

Aimé Césaire, absolument poète, sincèrement poète, mondialement poète. A cette heure où l’ombre attise tes paupières, nous te pleurons! Désormais, il nous appartient de regarder l’avenir en face car nous savons que les plus grands bâtisseurs sont ceux qui réveillent l’énergie des cendres à travers les décombres.

Ernest PEPIN

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La noble da tamoule: Brève bafouille pour le poète

Jean S. Sahaï

N'oublions pas la Da tamoule qui berça le petit Aimé sur la plantation Eyma de Basse-Pointe. Décédée il y a quelques années, elle eut toujours libre accès en Mairie, même en période de crûe, pour voir le Maître, enfant qu'elle avait nourricé. Les chants en Tamoul dont elle berça le futur Poète restèrent dans sa mémoire. Tel Saint-John Perse, initié à ces sons par les servantes indiennes de sa mère...

La Négritude, qui relèva le pire des opprimés en vue d'en faire un puissant fer de lance de l'universel, n'est pas un mesquin ethno-centrisme de blablature. Compassionnée, elle ne cautionne pas le mépris d'une ethnie par une autre, a fortiori le sentiment indigne de supériorité méprisante dont les minorités firent hélas les frais en nos îlots. C'est un humanisme profond qui ne rejette la personne de quiconque. De Basse-Pointe à Obéro, l'Aimé Césaire aimait son peuple toutes races confondues et le manifestait. Il prenait un temps béni à rencontrer les camarades indo-martiniquais de sa génération comme le père Mardaye à Obéro, s'asseyant avec lui dans l'escalier pour faire causette, ou les plus jeunes, comme la romancière Christiane Sacarabany qu'il envoyait chercher par son chauffeur pour discuter avec elle. L'Aimé de l'Eyma avait d'ailleurs de par son ascendance maternelle du sang indien, comme son coiffeur l'atteste volontiers! Présent à l'inauguration du buste de Gandhi à Fort-de-France à côté de son successeur Letchimy - patronyme indien bien frappé s'il en est, le Maire honoraire avait fait un bel éloge, hélas non gravé, de l'apport des travailleurs dits koulis au pays Martinique.

En linguiste affectueux, le Chantre s'était procuré des livres pour s'initier au Tamoul, langue qu'il trouva bien complexe... Me léguant le dictionnaire Tamoul-Anglais de sa bibliothèque, le Poète le dédicaça en souhaitant que cette langue, parmi d'autres, fasse aussi partie du patrimoine linguistique des Antillais. Une évidence, puisque cette langue, un temps parlée par des dizaines de milliers d'habitants des Antilles, fut elle aussi, avec le Bhodjpuri, l'Ourdou ou l'Hindoustani, victimes de l'oppression euro-centrée...

Jean S. Sahaï.

BRÈVE BAFOUILLE

Césaire fils de l'Eyma et père du pays,
Tu t'es grandi en te frottant au peuple à terre
Avec Senghor, consorts, parmi Paris tu te trouvais
Des Clovis et des Huns tu te fis une orgie

Et les chiens s'asseyaient en humant le Cahier
Tandis que nous passions notre temps à la plage 
Tu nous mettais au nez la bimbeloterie
Tu dénonças l'arnaque humant le vent du large

Au Nobel des Bonbel tu préfèras les Peuhls
Grands arbres d'en-Guinée et femme noire altière,
Le lait de la savane, camarade Aliker

Le Letchi mûr pour maire, l'alizé vert des mornes,
Chemin seul, la lumière intérieure et vibrante,
Loin de la foule aux cris, reste avec nous chez toi.

Jean S. S.

Lire aussi :
AIME CESAIRE : ADAGIO POUR LA DA

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Pourquoi je ne rendrai pas hommage à Césaire

Catherine Boudet

Une Semaine après le décès du grand homme, tout le monde y va de son couplet, ou plutôt, de son vers, en hommage à Aimé Césaire, se risquant à l’occasion à des jeux de mots faciles sur son nom ou sur son prénom, se dépêchant de redécouvrir, voire de découvrir tout court, ses écrits…

A sa mort, Césaire se découvre une communauté exceptionnellement étendue d’intimes et d’amis, d’admirateurs. C’est certes toujours ce qui arrive quand on meurt. La mort pare le plus insignifiant d’entre nous de qualités exceptionnelles. Mais quand un grand homme meurt, le plus insignifiant d’entre nous se croit obligé d’être déférent, pour accéder à une parcelle de l’aura du défunt…

Et dans cette logghorée interplanétaire démultipliée par l’internet, l’Exceptionnel est désormais sanctifié en même temps que banalisé par un phénomène de Panurge poussé à son paroxysme. Combien sont-elles, les grandes voix autorisées qui ont suffisamment connu Césaire dans son combat poétique, politique, pour lui rendre un hommage à la hauteur de sa stature ?

Moi, je n’ai jamais eu le privilège de connaître, ni même de rencontrer Aimé Césaire. Bien sûr, comme tout le monde, j’ai lu Cahier d’un Retour au Pays Natal. J’avais 14 ans, vivant ma jeunesse de domienne déracinée comme un exil dans la métropole grisaillante, Césaire m’avait à travers ses pages, dispensé son souffle puissant pour me permettre de croire au mien, de retour. J’avais appris par cœur des pages du Carnet, ces mêmes vers, prophétiques pour moi à l’époque, qui figurent en citation sur mon second recueil, plus de vingt ans plus tard.

Le propre de la poésie est de permettre la transmission du message par l’intime. Message politique, message esthétique, c’est par les mots que le poète entre dans l’intimité de chacun et que chacun entre dans l’intimité de son écriture. Puis il dépend de la fibre de chacun de perpétuer en actions quelque chose, une trace, de l’héritage ainsi reçu…

Alors moi, je ne rendrai pas hommage à Césaire. Le défilé des personnalités en tout genre, s’épandant en hommages qui ne peuvent qu’être à la hauteur de leur propre vulgarité, a suffi à me faire éteindre mon poste de télévision lors de la retransmission de ses funérailles. A la place, j’ai préféré m’asseoir dans le silence de ma varangue pour relire Cahier d’un Retour au Pays Natal. A mes yeux, la perte et la tristesse s’éprouvent dans le recueillement et l’intimité, non pas dans le spectacle et la surenchère.

Alors, moi, je ne rendrai pas hommage à Césaire.

Catherine Boudet
Saint-Denis de La Réunion, le 24 avril 2008.

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Hommage à Aimé Césaire

Gérard Théobald

Hommage

 Lorsque j'ai appris la mort d'Aimé Césaire, nous venions à Invers@lis, de terminer une série de sujet sur ses deux faces les plus connus. Nous venions de parler du poète et de l'homme politique, mais nous n'avions pas parlé de l'homme, de la personne Aimé Césaire.

Hors de toute polémique sur son cercueil et de la destination de celui-ci vers les honneurs, souhaitant élevé au rang de l’immortalité  nationale, il apparaît que la situation la plus simple et la plus cohérente pour l'homme, est qu'il soit enterré en sa terre de Martinique. Cette terre qui l'a vu naître, qui l'a vu grandir, qui l'a vu partir pour le voir revenir, rester et mourir.

Aimé Césaire a construit toute son œuvre, son humanité à partir de cette terre négraille, dont il est la fierté locale, nationale, internationale pour toute personne s'identifiant à l'errance.

J'ai eu l'opportunité de rencontrer l'homme, le politique, le monument.

J'ai été frappé par deux choses, sa simplicité dans le rapport avec l'autre, sa voix douce qui ne laissait jamais échapper un sentiment ou un préjugé.

Lorsque, j’y pense, il y a aussi une troisième chose. Il accompagnait l'autre par un geste, par le toucher, par une attitude fraternelle. Dans ces moments-là, d'aucun était son égal. Ce comportement m'avait marqué chez l'homme, cette capacité à humaniser l'autre, toujours s'adressant à une tierce, il la nommait ou la prénommait. C’était point de la camaraderie, c’était du respect, de la personnification.

D'un nom, il était dans la possibilité d'inscrire une famille dans une localité, dans un espace, dans un parcours. Il était dans cette aptitude à décrire le passé, le présent, le futur, ainsi que la nature d'un être.

En ce sens à Fort-de-France il était non seulement un fils, un neveu, un mari, un père, un grand-père, un arrière grand-père, un oncle, un grand-oncle, un arrière grand-oncle et aussi un ami.

Encore, il y a Aimé Césaire l'autorité.  L'autorité morale, non pas par son statut de géant mais par son statut de professeur qui a appris à quelques milliers d'élèves la littérature. D'ailleurs, certains d'entre eux sont devenus professeurs, ingénieurs, avocats, médecins et écrivains.

Cette réalité c'est aussi Aimé Césaire, cette réalité est aussi son implication dans cette île, de la Caraïbe, à qui il a donné une grandeur mondiale. Sur place, lors des obsèques, c'est cet homme-là qui a été honoré.

Hors de toute polémique, on ne peut honorer qu’un homme simple, généreux et fraternel.

Sa simplicité fut d'une telle force, qu'elle imposa le silence au premier des Français à qui il a offert, qu'on se le rappelle, le Discours sur le colonialisme lors d'une visite durant une campagne électorale et présidentielle.

Sa générosité fut telle qu’elle est la revanche de l'esclave enchaîné rompant ses chaînes par les maux avec des mots à la face du maître.

Son aura est telle qu’elle est admirée, tant par chez les Blacks Panthers d’Amérique que du Proche-Orient, en  passant par l'Afrique du Nord et du Sud . Sa mémoire restera honorée.

Il s'agit là de l'ouverture d'une trace indélébile qui a trouvé son chemin sur l'ensemble des zones géographiques du monde. Sa sagesse permettait à chacun y compris les puissants de la nation de venir le consulter.

Il restera dans les mémoires des arts. Il restera dans les mémoires par la politique.

Et, il nous restera, nous, fruit de la génération Césaire à perdurer son œuvre par la musique, par la littérature, par la peinture, par le cinéma. Sans doute le mélange des arts permettra à cet homme de trouver enfin le repos mérité d'une vie militante construite et remplie.

Peut-être le ferons-nous en écoutant la Marseillaise noire, Jacques Courcil, Manuel Césaire, sans oublier SOFT ou Jacques Schwarz-Bart.

Pour ma part, je continuerai  la lecture des œuvres de Césaire en écoutant ces groupes, ajoutés des sons d’Ella Fitzgerald, de Louis Armstrong, de Fela, de Malavoi, de Joby Valente, que sais-je... accompagné d’un rhum blanc et sec.

Et je continuerai à apporter ma construction à cette trace, laissant taire les chiens.

Merci Aimé Césaire.

Gérard Théobald

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Non, les Géants ne meurent pas

Lucien JOLET

Comme à l’île de Pâques, ils laissent leur imposante stature à la face de l’univers et au questionnement des vivants.

De la solitude de l’exil, l’annonce triste a déstabilisé un peu plus l’existence fragile de mon être. Ce ne sont que des maux et encore des mots de souffrance indicible. Maux spasmés, mots convulsés, mots déchirés, mots soufflés des abîmes de la douleur.

Le Temps a fait son œuvre. Il t’a drapé de son manteau qui te rend invisible aux tiens. Il a mis fin à une vie de 94 années de combat; déjà Césaire, 1833 et l’affaire de la Grand’ Anse puis 1870, dans le Sud, la conscience politique. 1913, naissance à Basse-Pointe; 1934, 1939 la négritude et le Cahier du retour au pays natal; 1946, l’édilité; 1950, la résultante: le Discours sur le colonialisme; 1970 à Morne Rouge…

Le Temps a osé t’éloigner de nous mais nous prendrons notre revanche. Ton œuvre est vivante.

Dimanche, nous conterons encore ta vie, nous dirons tes mots, nous exprimerons tes phrases, je serai là, immergé, esprit à la rencontre de l’essence qui désormais flotte dans le bel azur de pureté qui baigne notre île.

Dimanche, sur ta dernière demeure, nous jetterons une poignée de notre Terre, la Martinique pour notre fusionnelle affection.

Dimanche, nous y jetterons des fleurs de balisier, le calice des furtifs colibris et aussi fleur de l’espérance que tu nous a inculqué dès ton engagement pour les «sans-voix», pour le respect de la dignité de l’Afrique humiliée, de ses enfants tombés sous les coups de la férocité, mais qui, debout, «dans la cale» ont bravé l’injustice du Nord.

Ah ! Toussaint, quel homme, quelle nation, quelle analyse politique.

Lorsque parut Le Progressiste, seule la réservation sauvait le lecteur. Je n’étais qu’un enfant et n’avais pas atteint ma dixième année. Feu mon père me remis «20 centimes coq» et m’envoya chercher un exemplaire. C’était l’évènement de l’année, il y avait foule et discussion. Dans l’entête, la devise disait: «La chance de la Martinique, c’est le travail des Martiniquais». Je fus conquis par la profondeur de cette vision qui plaçait notre Nous, face à ce monde de «capitaines d’industries». Je me revois en train de lire en marchant, j’entends feu mon oncle Casimir de Fort-de-France, avec une voix de stentor, en vanter la portée salutaire et terminer par un «Ah ! Césai di ou sa…». Il n’était point le seul.

Enfin, la question de la prise en main de notre destin était posée avec réalisme. Nous ne pouvions être «la chose des autres». Le Cahier d’un retour au pays natal avait déjà subjugué les consciences. Le Rebelle avait parlé, «plantureusement», impossible d’éviter les débats foisonnants. La Pelée surprit les habitants, un matin du 8 mai 1902, et bloqua les aiguilles de l’horloge à 7h52. Phénix, tu as réveillé en l’être humain: la conscience de soi, la dignité de soi, le respect de l’Autre, la dimension de l’Être.

Ta place est toujours parmi nous, dans notre île généreuse et fertile, la belle Juanacaera des Caraïbes, notre Martinique chérie, notre perle frangée par l’écume blanche des flots qui jaillissent et se meurent sur ses côtes ciselées, île joyau et désormais écrin précieux de ton corps, le plus beau des Panthéons. L’abbé Grégoire, Hugo, Lamartine, Schœlcher même, j’en suis sûr, le voudrait ainsi. Alors, que l’humus fertilise notre sol pour la postérité.

Tu restes toujours Aimé, à jamais gravé dans nos cœurs et notre mémoire.

Non, les Géants ne meurent jamais.

Aux proches, à la famille, je vous assure de ma profonde sympathie et vous présente mes Sincères condoléances

Lucien JOLET
Président de l’Association culturelle ZANMA.

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Aimé, parole due.

Laurent Farrugia

Aimé, je te salue.
Je me surprends à t’écrire Aimé, car jamais de ton vivant je n’aurais osé te dire Aimé.

Ami, me semblait trop enjoué; camarade, presque trivial; et aimé, trop affectueux, trop familier et presque irrespectueux; alors j’ai appelé Camille Darsières et tous les dirigeants du PPM par leur prénom, mais, toi, je t’ai toujours dit Vous  et appelé Monsieur.

Trop d’infini respect filial pour qu’il en fût autrement. Tu m’appelais Laurent et tu me disais tu; ça me faisait plaisir et ça m’honorait; mais moi, je te disais Vous et je t’appelais Monsieur Césaire. Un abime de dévotion me  séparait de toi; un abime, ca ne se franchit pas d’un pas.

Mais maintenant que tu es tel qu’en toi-même l’Eternité te conservera, une Pure Lumière, alors oui je peux me permettre, élan d’amour,  de t’appeler pour la première fois de ma vie, oui, de t’appeler Aimé, parole due.

Merci pour cette amitié sincère et vraie dont, depuis un demi-siècle, tu m’as toujours gratifié.
Quelques mauvaises langues disent que tu ne vins jamais en Guadeloupe. Corporellement peut-être; mais par ton esprit et ton cœur, tu fus toujours des nôtres. Toujours présent parmi nous.

Camille Darsières, avec ton accord et sur mon invitation, vint ici faire une conférence sur l’autonomie; il la présenta rue du Chevalier Saint Georges, aux Elus d’Occident, en ces temps de pionniers où parler d’autonomie était criminel et encourait les foudres du pouvoir. Il  défia l’interdit et la conférence se tint. Depuis le lien entre nous ne s’est jamais distendu. D’année en année, inlassablement, j’ai enseigné ton œuvre. Ma ville en est témoin. J’ai organisé des séminaires et des concours pour faire connaître ton œuvre. Pas une année que je ne t’ai consulté. Pas une année que je ne me sois, à ton contact, enrichi. Quand le Sermac vint  travailler à Basse-Terre, en parfaite entente avec notre municipalité, tu envoyas, sous la direction de Jean Paul, des équipes  d’artistes et de créateurs les plus compétents qui soient. Jean Paul était ici, à mes côtés; c’était ton fils et c’était toi; et il était aussi un peu moi, tant il est vrai qu’en nos cœurs, nous communiions. Tout ce que nous faisions, chaque soir il te le téléphonait; et chaque soir tu nous encourageais; ainsi fus-tu  toujours présent parmi nous. A Basse-Terre, la paix triomphant de la guerre, c’était toi; la Maison de la Mer, c’était toi; l’Allée des Cités Unies c’était toi; et l’extraordinaire présence de René Corail dans nos murs n’aurait jamais pu être sans toi; non seulement tu encourageas nos  relations avec l’Inde mais tu signas de ta main l’invitation à Indira Gandhi pour qu’elle nous rende visite. Elle avait accepté. Sa mort en décida autrement. Cette générosité foisonnante,  la Guadeloupe te la doit, autant que la Martinique, autant que la République.

Tu n’ignorais rien de mes rapports passés avec Fanon et avec Cheik Anta Diop, mais ces rapports, loin de t’irriter me rendaient encore plus chers à ton cœur, car il y avait place dans ta magnificence, et pour Fanon et pour cheik Anta Diop.

Quand Hélène et moi avons exposé à Fort de France «Deux cent Martiniquais»,  tu avais accepté de poser une fois pour moi. C’était rarissime que tu poses; ton humilité ne le souhaitait point; mais tu le fis pour moi qui réalisai ce portait; comme un présent je suppose; et en tout cas comme un geste de confiance absolue; ce bref instant de pose me permit de capter ce sourire, que je crois avoir transcrit avec justesse, car les grandes  âmes, celles qui éclairent l’humanité finissent par avoir toutes ce même sourire profond qu’aucun mot ne saurait dire sans un peu le ternir.

La dernière fois que je t’ai rendu visite, c’était pour te présenter un projet que j’ai rédigé pour que l’Afrique toute entière ait de l’eau pure. Tu l’avais attentivement lu, puis tu m’avais dit: «Laurent, ton projet est très beau, très facilement réalisable et je t’encourage à persévérer; mais honnêtement, je ne crois pas qu’il réussira aujourd’hui, parce que l’Afrique vois-tu, c’est la guerre, la guerre, la guerre. Continue à te battre, comme tu l’as toujours fait pour la paix. Si nous y parvenons, tous les peuples  entreront dans l’ère de justice à laquelle ils ont droit. Si la guerre l’emporte, il n’y aura plus ni justice ni planète bleue. Tu voulais mes encouragements, je te les accorde. N’oublie pas cependant la paix, la paix d’abord et avant tout.» Tu me pris la main, puis tu me serras dans tes bras affectueusement; et en cet instant de dernière étreinte, je ressentis très profondément que j’étais pour toi, ce que j’ai d’ailleurs toujours du être pour toi, un grand fils en somme.

Je ne vais tout de même pas écrire, adieu Père, ce serait ridicule.
J’écris donc Adieu Aimé.  Pour l’Eternité.
Aimé, ultime aveu, parole due.

Laurent Farrugia
Basse-Terre 21 avril 2008.

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Aimé Césaire, le poète, le rebelle, le bâtisseur

Le service culturel de l’Université de La Réunion et le LCF (Langues, Textes et Communication dans les Espaces Créoles et Francophones) vous convient à un hommage en l’honneur de Aimé Césaire le Mardi 29 avril 2008 à 17h30 au Théâtre CANTER sur le Campus du Moufia.

La disparition récente d’Aimé Césaire a suscité à la fois émotion dans notre pays et ses obsèques ont fait l’objet d’une importante couverture de presse tant à la radio, qu’à la télévision et dans la presse écrite. Il demeure néanmoins que l’œuvre du poète Martiniquais est relativement peu connue à La Réunion et que le retentissement de ses prises de parole ainsi que son parcours politique sont peu évalués dans l’Océan Indien. Il se trouve pourtant que les textes d’Aimé Césaire sont étudiés à l’Université en permanente relation avec sa pratique politique. Au-delà de l’hommage à un homme d’envergure, deux enseignants chercheurs du LCF ont décidé de saisir l’occasion pour présenter au plus large public une dimension originale de l’homme.

Une conférence-débat sera donc organisée à la salle Vladimir Canter afin de revenir sur quelques aspects de sa vie et de son œuvre.

Les intervenants proposeront une lecture originale de quelques œuvres majeures et un retour analytique sur quelques étapes qui marquent l’action publique du Député Maire de Fort-de-France pendant la deuxième moitié du XXème siècle.

Intervenants:Valérie MAGDELAINE, Maître de Conférences en Littérature et Lambert Félix PRUDENT Professeur en Sciences du Langage: tous deux enseignants à l’Université de La Réunion et membres du LCF.

Les lectures des œuvres d’Aimé CESAIRE seront assurées par Julienne SALVAT et Marie José EMMANUEL.

SERVICE université art & culture
15, avenue René Cassin
BP 7151, 97715 Saint-Denis
Tél 0262 93 87 32 - Fax 0262 93 87 33
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Rimèt Sézè pa ta'y

(Serge RESTOG)
La Tribune des Antilles N° 23, juin 2000.

Jòdijou, adan lanné dé mil la, nou pé di, i ni anchay bagay ki chanjé atè isi Matinik. Nou ka chonjé toujou, lè moun té ka di, Sézè ka matjé tout lo pawòl li a, men jan isi pa ka konprann an patat adan tousa i ka di a. Sa nou pé di jòdi-a, sé ki sé pawòl-tala pa vré ankò. Nou wè épi dé koko zié-nou, adan kartié. Nou tann épi zorèy-nou adan konmin, anchay koté nou alé Matinik, moun ki ka li, moun ki ka résité, moun ki ka bokanté pawòl, moun ki ka jwé, moun ka ki chanté, moun ki ka dansé anlè pawòl Sézè. Tousa ka fè nou di épi tout fòs gòj-nou, épi tout fòs bouch-nou, Sézè sé an matjè ki adan gou pèp-la.

Sézè sé an matjè ki andidan pèp-la, i ka palé di pèp-la, i ka palé ba pèp-la. Gran moun, jenn moun vini ka résité pawòl Sézè, ka résité sa anlè bout dwèt-yo, san yo ni piès papiyé matjé. Sé moun-tala ka di, nou kontan pawòl-poézi Sézè a.

Pou nou fè zòt dékouvè pawòl Sézè a osi. Sé dé ti mo matjé-tala nou ka ba zòt la a, sé kon an ti gout dlo adan gran lanmè pawòl moun ka di anlè Sézè. Sé ayen menm anlè tousa i ni pou di anlè sa Aimé CESAIRE matjé, anlè nou jan Matinik, anlè nou, nèg isi, anlè nèg andéwò, anlè moun ki ka viv tout oliron latè-a, anlè sé pli fèb-la, sé pli piti-a, anlè tousa ki ka pran fè anba sé pli fò-a, sé pli gro-a. Aimé Césaire, sé an nonm ki défann nèg. I bat, pou nèg sa doubout épi di, mi mwen, mi wou, mwen ka rèspèkté'w, mwen ka kriyé'w Misié. Men, i fòk ou rèspèkté mwen osi menm si mwen pli ba ki'w, menm si ou ka santi mwen pli ba ki'w, pas mwen osi mwen sé an moun.

Pou nou sa rivé konprann nonm-tala, otila anchay moun tout oliron latè-a ka palé di sa i matjé. I fòk rantré adan sé liv Sézè a, anmizi anmizi, ti mòso pa ti mòso.

Pou koumansé, mwen ké di zòt, ki nonm Sézè yé? Apré, nou ké wè kisa ki adan lapoézi Sézè a? És lang fransé a rivé di tousa Sézè té lé montré a? Pou bout, nou ké wè ki mannyè Sézè matjé tout pawòl li a? Pou palé di Sézè, mwen ké rantré adan lapoézi-a sèlman. Adan lapoézi'y la, mwen chwézi tjèk liv li mwen kontan anchay, kontèl: CAHIER D'UN RETOUR AU PAYS NATAL, LES ARMES MIRACULEUSES, FERREMENTS, CADASTRE, MOI LAMINAIRE. Nou pé ké palé isi-a kon sé grangrèk-la (les intellectuels) ka fè. Nou pé ké sèvi piès tèknik. Nou pé ké fè gran analiz. Nou ké fè sèlman kon moun ka fè'y adan bon enpé kwen Matinik lè yo ka di oben li Sézè. Nou ké kité tjè-nou palé.

Nonm-lan.

Sézè, manman'y fè'y li 26 jwen 1913. I sé jan Baspwent. Jenn jan, i pati pou Fwans pou kontinié létid li. Sé la, i jwenn épi Léon-Gontran DAMAS, Léopold Sédar SENGHOR. An afritjen, an djiyanè, an matinitjen ka kolé tèt kolé zépòl ansanm ansanm pou mété doubout an jounal yo kriyé "L'ETUDIANT NOIR", lanné 1934.

Sé Aimé CESAIRE épi SENGHOR ki ka mennen jounal-tala épi tjèk dòt ankò, kontèl: SAINVILLE, BIRAGO DIOP, OUSMANE SOCE. Sé la, an bann nèg ka désidé mété basti (culture) yo doubout. Yo ka fè'y lévé pou tout moun wè'y. Yo ka wouvè zèl li gran gran gran gran èk fè'y pran lavòl pou yo kriyé'y bastinèg oben lanégritid (négritude).

Sézè sé an gran mèt a mannyòk adan mannèv lanégritid la. Sézè ka vwéyé pawòl-li adan "LEGITIME DEFENSE" - 1932, an jounal ki té ka fè pawòl nèg monté, an manniè nèg yo, an gou nèg yo, an lèspri nèg yo. Lanné 1939, Sézè ka mété dérò "CAHIER D'UN RETOUR AU PAYS NATAL", ki sé an poto mitan adan tousa i matjé. An matjè yo kriyé Christian LAPOUSINIERE ka di, tout sé pawòl Sézè a ka fè kon an séri laronn (cercles) ki ka wouvè an mizi an mizi. An mitan (au centre) tout sé laronn-tala, i ka mété "CAHIER D'UN RETOUR AU PAYS NATAL".

Pabò 1940, Sézè ka fè lékòl Matinik, pannan tjèk lanné. Apré sa, lanné 1944, Sézè ka pasé adan an élèksion dépité, épi parti konminis la. I ka vini dépité Matinik. An 56, Sézè ka kité parti konminis la, i ka matjé "LETTRE A MAURICE THOREZ". Alè-tala, Sézè ka mété doubout pwòp parti politik li. Sézè, mè lavil Fòdfrans dépi 1945.

Sézè porèt pèp-la.

Sézè, adan sé porèm li a, ka palé di pèp-la. I ka palé ba pèp-la. I ka palé épi pèp-la. Wou menm ki ka li sa Sézè matjé a, i ka palé épi'w, wou menm. I ka fè'w rivé palé épi kò'w menm (te fait parvenir à te parler à toi-même). I ka fè'w pozé kòw anlo tjèstyon (te fait te poser beaucoup de questions). I ka fè'w gadé kòw (il te fait te regarder) an mitan zié. I ka fè'w di kòw (il te fait te dire à toi-même), mi mwen, an ki léta mwen yé ? Mi mwen, ki moun mwen yé? Ki koté mwen sòti? La mwen ka alé ? Ki moun mwen yé? Mi sé konsa mwen yé. Es mwen sé, sé lézòt-la? Es mwen oblijé fè makak kon yo?

"An nèg andidan an vié jilé izé
"An nèg komik épi lèd é fanm dèyè do-mwen
té ka ri pou ayen toupannan yo ka gadé'y
"I té an nèg komik épi lèd
"Komik épi lèd asiré pa pétèt
"Mwen mété an gran pli an fidji mwen
" pou yo sav nou yonn épi lòt
"Mès lach mwen an riviré
CESAIRE Aimé, Cahier d'un retour au pays natal, Seuil, 1961.

Lè nou ka chèché sav poutji Sézè ka matjé kalté modèl pawòl tala, nou ka konprann, Sézè ka wè ki, sa ki ka pasé anlè latè-a pa bon. Sézè ka wè, sé, sé gro-a ki ka krazé sé piti-a. Sé lenjistis ki adan lavi-a. Sé, sé blan-an ki ka dékalé sé nèg-la. Sé, sé gwo tjap-la ki ka sisé san nèg. Sé, dòt ki ka sòti lwen, lwen, lwen ki ka vini mennen péyi-a.Pawòl Sézè a ka alé ankò pli lwen ki péyi nou. Pawòl-tala ka sòti pou tout moun oliron latè-a, pou tout koté sé gro-a ka krazé sé piti-a.

"Lafrik ki ni pou zam
"ponyèt li tou touni sajès li dépi nanninannan
"tèt li fini rouvè zyé'y
"Lafrik ou pa pè ou ka goumen ou sav
"pli bien ki ou pa janmen té sav ou ka gadé
"zié dan zié sé gouvènè vivè a
"sé gro tjap labank-lan ki ka pouri
"bèl anba sé jouré-a Lafrik èk ka gonflé lèstonmak pou
"gran lidé'y
"é si asiré jou-a
"lè anba van sé nonm-lan sé pi méyè a
"ké fè kolonialis mouch sonmèy-la pran lanmè sèvi gran chimen
CESAIRE Aimé, Ferrements, Seuil, 1960.

Sézè ka wè ki péyi-a brilé, déchèpiyé (déchiqueté), déchiktayé (émietté), pouri anlè kò'y menm. Sézè pé pa tjenbé. Sézè pé pa konprann sa. Sézè pé pa aksèpté sa. Sézè pé pa dakò épi sa. Alò, i ka pété kon an vòlkan. I ka pété kon tonnè zéklè. I ka vwéyé labou'y (se fâcher, se mettre en colêre). I ka vwéyé pawòl dérò. I ka vwéyé pawòl monté. I ka rélé anmwé.

"é mwen ké kriyé an modèl anmwé an mannyè nèg
"ki jik andidan bway latè-a ké soukwé
"bon soukwé.
CESAIRE Aimé, Cahier d'un retour au pays natal, Seuil, 1961.

Sézè ka matjé tousa, pou tiré anlè tout mannèv ki fèt pannan lèsklavaj-la, pou palé di soufrans nèg, pou palé di nèg-la ki ka pran kòy pou kaka chien, pou palé di nèg-la ki ka pran kòy pou anlòt, pou palé di nèg ki ni tèt-yo plen épi lanèj, pou fè nèg konprann i ja tan pou yo mété kòyo doubout an manniè nèg yo, pou mété asou koté mès sé moun-lan ki lé toujou viv anlè tèt lézòt.

"Lafrik pa piès ankò
"adan diyanman malè-a
"an tjè nwè ki ka pati an chèpi;
"Lafrik nou an sé an lanmen san gan
"sé an lanmen dwèt, ponm lanmen douvan
"é sé dwèt-la fèmen rèd
"sé an lanmen ki vini gro
"an-blésé-lanmen-rouvè,
"ki tann,
"brin, jòn blan,
"ba tout lanmen, ba tout lanmen blésé
"tout oliron latè-a.
CESAIRE Aimé, Ferrements, Seuil, 1960.

"ki tan
"pèp mwen
"ki tan
"andéwò jou nou pa lé tann palé
"ou ké tijé an tèt ou asiré sé ta'w anlè
"zépòl ou ki rivini vidjò
"èk pawòl ou
"ka fouté sé trèt-la
"sé mèt-la déwò
"pen-an riba moun li
"latè-a lavé
"latè-a ba moun li
"ki tan
"ki tan ou ké rété sèvi
"kon an joujou san gou ni sèl
"adan kannaval sé lézòt-la
"oben sèvi adan piès tè moun
"kon brabra pwa.
CESAIRE Aimé, Ferrements, Seuil, 1960.

Kisa ki adan lapoézi Sézè a?

Sézè ka mété dérò, i ka mété an gran chimen sa sosiété kolonyalis la ka fè. I ka di wo épi fò ki, sé, sé dwa-a ki pli senp lan, sosiété kolonyalis la ka krazé, ka pilé épi pié-yo an manniè sanfouté. Sézè ka soukwé tousa ki la pou lavérité, tousa ki doubout ki ka fè lavi-a. Sézè ka mété tjèstion dérò, anlè manniè lavi-a ka roulé anlè latè-a. Dépi gran bonnè, Sézè té entjèt anlè divini travay pèp-la. Sézè sé an porèt ki ka wè lwen. I mennen an lapoézi ki ni bon nannan (contenu - matière) èk bouré épi lapolitik.

Es lang fransé a rivé di tousa Sézè té lé montré a?

Sézè, pou i té kriyé anmwé tousa anlo dòt moun té lé di, i sèvi lang fransé a. I sèvi lang fransé a kon an zouti. Zouti-tala, i sa sèvi'y bien. Sézè té jwenn épi André BRETON ki sé an matjè siréalis fransé. André BRETON fè Sézè batjé adan manniè katjilé (réfléchir) sé siréalis-la. Siréalizm-lan ki ni manniè grangrèk li (intellectuel) pou palé di lavi-a, an menm tan an siréalizm-lan sé an zouti konba ki ni kont fòs li. Sé asou manniè-tala BRETON fè Sézè apiyé kòy pou i té fè tout mésaj li pasé.

Sézè matjé épi lang fransé a, pas, sé lang bon enpé moun ka palé oliron latè-a. Pawòl-la Sézè ka vwéyé monté a, sé pou mété an gran chimen, tout vyé mès, tout mové mannèv sé péyi kolonyalis la té ka mennen, ka mennen toujou. Tout sé pawòl-tala, sé épi lang fransé a i té pé fè tout oliron latè-a sav, kisa ki té ka pasé. Sé lang fransé a ki té ka fè moun pliziè péyi diféran, pliziè lang diféran konprann yonn épi lòt. Lang fransé a té an lang yo tout té konnèt.

Sézè ka palé osi ba pèp-la. I sé pé matjé épi lang kréyòl la. Sa i fòk di, é tout moun sav li, pèp-la pa té sa djè li épi ékri ni fransé, ni kréyòl, an tan-tala. Gadé jòdijou, pèp-la pòkò ka li kréyòl-la. É pawòl-la i fòk Sézè té fè moun konnèt li. I fòk té vwéyé'y déwò, pou jan andéwò té sav kisa ki té pasé. Sé épi lang fransé a i té pé fè'y.

"Mwen té ké ka vini pabò péyi-tala ki ta mwen
"èk mwen té ké ka di'y
"Bo mwen pa pè
"É si sé palé sèlman mwen sa palé
"Sé ba zòt mwen ké palé
CESAIRE Aimé, Cahier d'un retour au pays natal, Seuil, 1961.

Kréyòl-la, sé lang pèp-la, sé adan'y pèp-la ka wouvè zié'y, sé adan'y pèp-la ka konprann kòy. Lè pèp-la sav ki moun i yé, i konnèt kòy, i sav la i sòti. I pou ka chèché rantré adan laronn-lan ki tout oliron latè-a. Sé sa Sézè fè.

Adan pawòl Sézè a, ou ka touvé tout mo nou. Sézè ka sèvi anchay mo nou kontèl : flamboyant (konba kòk), canéfices (kas), mangrove (mang), luciole (bètafé), cuscutes (vermisèl djab), scolopendre (bèt anni pié), sargasse (wawèt), route mancenillère (larout mètsiyen), alizés (van Bondié), squale (rétjen), phasme (chouval Bondié), crabe-c'est-ma-faute (krab senmafòt), poulpe (chatrou), tiaulé (tjolé), murène (kong), conque marine (kòn lanbi) épi dòt ankò...

"mo-a papa sé sen-an
"mo-a manman sé sen-an
"épi mo kourès ou pé travèsé an flèv plen épi kayiman
"sa ka rivé mwen désiné an mo atè-a
"épi an mo fré ou pé travèsé an dézè adan an lajounen
"i ni mo baton-najé pou fè rétjen pati
"i ni mo igwàn
"i ni mo fin sa sé mo chouval Bondié
"i ni mo lonb épi ka lévé an sonmèy faché ka fè létensèl
"I ni mo Shango
"Sa ka rivé mwen najé jé malen anlè do an mo dofen
CESAIRE Aimé, Moi, laminaire,Seuil, 1982.


Ki manniè Sézè matjé tout pawòl li a?

Nou ké gadé wè, ki manniè Sézè matjé tout sé pawòl li a? I fòk prangad anlè zafè, bon enpé moun ka di, sa Sézè ka ékri, fèmen anlè kòy menm. Moun ka di sa Sézè ka ékri a pa fasil pou konprann. I fòk sav, Sézè ka sèvi anchay parabòl pou di pawòl li a. I ka sèvi pawòl pòtré (métaphores), pawòl bò lakay nou, pawòl moun ka sèvi adan Lakarayib-la, pawòl lòtbò péyi'y kontèl Léròp, pawòl latèknik pou i palé an manniè égal jiskont (précis), pawòl i fè li menm.

Adan tout migannaj sé pawòl-tala, ki sé pawòl migannen kon nou menm migannen adan péyi-a, pis nou sé an migannaj pèp. Sézè ka mètba an pawòl ki pa ka sanm piès dòt pawòl moun konnèt. Pawòl-la pa ka sanm pawòl moun té ja tann avan. Pawòl-la pa ka sanm pawòl moun té ja konnèt èk té ka résité sa kon tèbè.

Tout pawòl nèf-tala ka brilé zié moun. Pawòl-tala ka kléré kon an sou nèf. I ka déranjé moun. I ka pété tèt moun. I ka jouré moun. I ka angwé moun. I ka mété dlo an zié moun. I ka fè moun kaka anlè yo. Sé pawòl vèvè a (symboles) Sézè ka sèvi a, sé limiè, sé flanm difé i ka sèvi pou i mennen nou rantré andidan gran bwa sovaj li a otila i ni tout sé mons li a.

É sa vré, i ni mo, adan sa Sézè matjé a, moun pa konnèt. Nou ka fè zòt sav, i ni dòt vwa ki ka pèrmèt rantré adan lapoézi Sézè a. Sé la, lapoézi-a ni tout fòs li. Lapoézi-a ka rimété nou timanmay. "i fòk ou ritounen timanmay pou antré adan rwayòm Bondié". Lapoézi-a ka fè nou fè kon timanmay lè yo blotjé. Lè yo ka mantjé sans an mo. Ében, yo ka envanté. Yo ka mété lèspri yo an travay épi yo ka fè ta yo, osi. Épi Sézè sé sa, osi. Épi porèm Sézè a, ou ka fè porèm ou osi. Porèm-la ka fè tilili (se multiplie), i ka fè mini mini (se reproduire à l'infini) pou i ba anchay dòt porèm. Sé la Sézè fò a. Sé la Sézè ka fè wou menm vini porèt osi.

"épi latè-a rèspiré anba sé brum-lan ki kon bann gaz
"épi latè-a dérédi kòy zépòl li ki ka fè né anni klatjé.
"Adan ven-li an difé pétayé
"sonmèy-li té ka pliché kon an pié griyav an mwa daout
"anlè zil ki jenn fi ki swèf lalimiè
"épi latè-a akoupi adan chivé'y ki fèt épi bon dlo
"ki ka désann
"an fon zié'y sé zétwèl-la té ka atann
"dòmi lanmizè-mwen anni sonjé
"zorèy-mwen kolé atè-a, mwen tann
"Dimen pasé alé.
CESAIRE Aimé, Les armes miraculeuses, Galimard, 1970.

Serge Restog

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Aimé Césaire, la passion du poète

Édouard Glissant

La route de Balata monte à travers la forêt primitive de Martinique jusqu’au Morne-Rouge et au delà vers les plateaux d’Ajoupa-Bouillon, du Lorrain et de Basse-Pointe, où le poète est né, et où l’on découvre et l’on éprouve «la grand’lèche hystérique de la mer.» Pas un ne sait ni ne peut dire à quel moment, sur cette route, vous quittez le sud du pays, ses clartés sèches, ses plages apprivoisées, ses légèretés soucieuses, pour entrer dans la demeure de ce nord de lourdes pluies, parfois de brumes, où les fruits, châtaignes et abricots ou mangues térébinthes, sont pesants et présents, et où l’on peut entendre d’au loin les conteurs et les batteurs de tambour. Chacun s’y plante sans doute dans ses enfances sans bouger, comme dans la boue rouge qui piète à l’assaut des mornes Pérou et Reculée.

Mais la jeunesse du poète est aussi marquée par des errances tranquilles. Dans les années de l’immédiat avant-guerre mondiale, la deuxième, il est étudiant à Paris, ayant quitté ces mornes du nord de la Martinique, et le Lycée Schoelcher à Fort-de-France. Il découvre ce qu’on appelait le vieux continent, mais surtout il rencontre l’Afrique, «gigantesquement chenillant au pied de l’Europe sa nudité où la mort fauche à larges andains». Non pas la découverte de l’explorateur, mais celle essentielle du fils revenu à la source de ses passions et de ses inquiétudes. Parmi ceux, africains, antillais, guyanais, malgaches, réunionnais, qui constituent alors l’émigration intellectuelle des colonies à Paris, laquelle était la marge d’une autre émigration de même origine, ouvriers d’usines et sous-prolétaires, comme on disait à l’époque, et qui sera ensuite officiellement et systématiquement organisée pour les besoins de la reconstruction dans l’après-guerre, (quelques-uns se souviennent de ce fameux Bureau de migration des Départements d’Outre Mer, le très efficace Bumidom, qui aura fonctionné jusqu’aux débuts des années 1960), Aimé Césaire est déjà un militant, qui accompagne les rédactions des revues L’étudiant noir, Légitime Défense, et qui peut-être fréquente les réunions chez madame Paulette Nardal, attachée à la défense de la personnalité antillaise et noire. Il rencontre le sénégalais Léopold Sédar Senghor et le guyanais Léon Gontran Damas, ce sera l’inséparable trio de la Négritude, mais surtout, solitairement on dirait, en tous cas par un effort puissant et passé alors inaperçu, c’est en 1939, et le texte est publié en province dans une revue intitulée Volontés, qui de ce fait est devenue historique, il fait jaillir, comme d’un puissant coup de pied dans la terre pourtant lointaine, Le cahier d’un retour au pays natal, que nous mettrons tout de suite au rang d’Éloges de Saint-John Perse, qui ont précédé en 1917, et des Feuillets d’Hypnos de René Char, qui suivront en 1943, au temps de la Résistance française: un des très grands poèmes de notre époque, et qui selon moi signifie bien plus loin que sa réputation d’œuvre militante.

L’errance ainsi, qui n’est pas errements, et la découverte du monde, se radicalisent en un mouvement délibéré, celui de la plongée dans le pays natal martiniquais, avec les particularités que voici : le Cahier n’est pas un texte de description réaliste, mais rien n’est plus près des rythmes, des étouffements et des pulsions de ce réel-là, ce n’est pas un texte d’exaltation triomphaliste, pourtant il sera une des sources des inspirations de la diaspora africaine, il s’y trame une poétique tragique, et sans aucune complaisance, de la géographie et de l’histoire de ce pays à soi-même encore inconnu, et, pour la première fois dans nos littératures, une communication, une relation, de ce même pays, avec les civilisations d’Afrique, les histoires enfin sues d’Haïti et des noirs des Etats-Unis, des peuples andins et d’Amérique du sud, avec les souffrances du monde, sa passion et son tremblement. Ainsi, dès ce commencement, la relation à l’Afrique ne sera pas chantée comme immédiatement politique, elle ne procédera pas de la démarche de Frantz Fanon, qu’elle rencontrera plus loin, elle ne consistera pas non plus, comme pour Marcus Garvey et les noirs des États-Unis, en un échange de population, en un autre retour, qui aurait pu passer pour une occupation (du Liberia ou de la Sierra Leone): ce sera plutôt une profonde poétique de la souffrance historique des Afriques et de la connaissance partagée du monde.

Ces caractéristiques se révéleront d’autant plus remarquables que le Cahier connaîtra une seconde vie, de 1940 à 1943 et 44, dans une Martinique coupée du monde, occupée par les marins de l’amiral Robert, délégué du régime de Vichy, et cernée par la flotte étasunienne de la Caraïbe et de l’Atlantique. Le poème s’enrichit des textes de résistance publiés alors par Aimé Césaire et ses amis, (dont Suzanne Césaire sa femme et René Ménil), dans la revue Tropiques, où l’on peut découvrir un manifeste encore aujourd’hui trop peu considéré, Poésie et connaissance. La revue est révélée, au hasard d’une vitrine de librairie, à André Breton, en 1941, et l’œuvre de Césaire en même temps, alors que le poète français est en route vers les Amériques avec un groupe d’artistes et d’intellectuels qui fuient l’occupation nazie. Pendant cette période, Aimé Césaire écrit quelques-uns de ses plus beaux poèmes, (Le grand midi, Batouque) réunis dans Les armes miraculeuses, à la puissance tellurique. Il s’inscrit au Parti communiste français, dont il démissionnera en 1956 (la Lettre à Maurice Thorez), et à ce titre est élu dès 1945 député de la Martinique, plus tard maire de Fort-de-France, fonctions qu’il occupera pendant plus de cinquante ans, au nom du Parti progressiste martiniquais, qu’il a fondé après sa séparation d’avec le Parti communiste français. Nul ne saura dire si son combat politique s’est mené au détriment de sa production poétique, ou non. L’opinion la plus simple serait qu’ils se sont soutenus l’un l’autre.

La fréquentation des surréalistes, en particulier l’amitié avec André Breton et Paul Eluard d’une part, ainsi que les rapports très intimes avec Léopold Sédar Senghor et avec le peintre cubain Wifredo Lam d’autre part, nous aident à comprendre qu’il y a là une connivence entre des poétiques occidentales modernes, toutes de contestation et de révolution du langage, et des poétiques nègres, dont les inspirations (la puissance du rythme, le merveilleux, la démesure, l’humour, la fusion originelle et la fondation cosmique de la parole, ainsi que les procédés : d’accumulation, d’assonance, de vertige, etc) se rencontrent sans se confondre. Césaire n’est surréaliste que parce qu’il a fondé dans sa négritude, et non pas le contraire. Cette négritude est à la fois de réveil de la mémoire et d’appel prémonitoire à une renaissance, elle précède en quelque sorte la floraison des négritudes modernes de la diaspora africaine, en ce sens elle diffère de celle de Senghor qui procède d’une communauté millénaire, dont elle résume la sagesse. La poétique d’Aimé Césaire est de volcans et d’éruptions, elle est déchirée des emmêlements de la conscience, parcourue des flots déhalés de la souffrance nègre, avec parfois une surprenante tendresse d’eau de source, et des boucans de joie et de liesse.

Le lecteur français lui reproche parfois un manque de mesure, alors même que c’est une poésie toute de mesure, mais cette mesure-là est la mesure d’une démesure, celle du monde. Le poète est celui qui raccorde les beautés de son héritage aux beautés de son devenir dans le monde. Mais il n’a pas oublié la Plantation, (il y est né), ni le bateau négrier. Nous pouvons établir la différence d’avec les élégies de Léopold Sédar Senghor, offertes comme dans une barque lente sur le grand fleuve du pays africain, et par ailleurs, sur les quais de ports enrouillés, le chant aigu, écorché, aux rythmes torturés, aux relents de matin trébuchant, de Léon Gontran Damas. Étonnante dis-symphonie de ces trois paroles, qui célèbrent la source et la diaspora, par où on entend que ces poétiques ont parcouru ensemble les diversités du monde.

Cependant, la maturité du poète est marquée par des travaux fertiles. Les livres de poésie, Soleil cou coupé, Ferrements, Cadastres, histoires et géographies, encore et toujours enserrées dans le frémissement tragique du monde, jusqu’au dernier, Moi, laminaire, à la fois luminaire et laminé, qui du fond de tant d’activités et de responsabilités lève la statue d’ombre d’une solitude essentielle et irremplaçable. Les travaux, les essais, sur Toussaint-Louverture en particulier, dont le plus important reste ce Discours sur le colonialisme, où le poète met en œuvre son érudition d’ancien normalien pour faire remonter à la surface tant de propos racistes cachés dans le terreau de la culture d’élite occidentale. L’acuité de la phrase, qui frappe net. L’éloquence aussi, qui ouvre sur l’emportement. Les grands poètes sont les plus grands des pamphlétaires.

Aimé Césaire a mené une entreprise théâtrale tout orientée par la tragédie. On l’aborderait par Une tempête, où il prend à notre compte le personnage de Caliban, le monstre (cannibale?) de La Tempête de William Shakespeare, rien moins qu’un habitant d’une île caraïbe, dont le duc légitime de Milan, dépositaire de toutes les sciences et de la connaissance, magique ou logique, fait la conquête. Cette réfutation par Césaire d’une légitimité de la colonisation en son principe, comme de son apologie dans les faits, serait une bonne introduction aux autres pièces, La tragédie du roi Christophe, et Une saison au Congo, qui examinent les implacables distorsions qui suivent souvent les luttes de décolonisation et qui en sont parfois les effets. On dit que pour compléter ce cycle, le poète a eu l’intention d’écrire une tragédie sur la situation des noirs des États-Unis, autre aspect de la colonisation, de ses énormes variétés, de ses incalculables conséquences. Si la tragédie est la résolution d’un dissolu, il est juste de considérer les tragédies des poètes anticolonialistes, ou plus simplement des poètes des pays du Sud, comme des tentatives de résoudre cet inconcevable dissolu qu’ont représenté l’acte de coloniser et ses conséquences. La parole tragique accompagne cette autre action qui à son tour s’oppose au geste du colonisateur. Le monstre Caliban tout soudain est une conscience. Mais il arrive aussi que la résolution du dissolu avorte, dans l’architecture tragique comme dans la réalité souffrante des pays, et les histoires récentes en proposent combien d’exemples: l’ancien colonisé reprend les manières, les stratégies, les injustices de l’ancien colonisateur, la passion du pouvoir l’étouffe et le tourne contre son peuple, en Haïti comme au Congo: la tragédie en rend compte.

Alors le poète est debout sur le terrain de son combat. On se souvient de la présence et des interventions d’Aimé Césaire aux deux Congrès internationaux des écrivains et artistes noirs, à la Sorbonne en 1956 et à Rome en 1959. C’était le temps des difficiles luttes de libération en Afrique, et il s’agissait d’aider avant tout à ces émancipations, mais aussi, déjà, de préserver le plus qu’il se pouvait l’ouverture africaine, la parole de poésie, la passion d’échanger, le goût d’être ensemble dans le monde, que la société Présence africaine et son directeur Alioune Diop avaient entrepris de défendre, ce qu’Aimé Césaire accompagnait de toutes ses forces.

La mort des poètes a des allures que des malheurs beaucoup plus accablants ou terrifiants ne revêtent pourtant pas. C’est parce que nous savons qu’un grand poète, là parmi nous, entre déjà dans une solitude que nous ne pouvons pas vaincre. Et au moment même où il s’en est allé, nous savons que même si nous le suivions à l’instant dans les ombres infinies, à jamais nous ne pourrions plus le voir, ni le toucher.

Édouard Glissant.

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Pour Aimé Césaire

Ernest Pépin

Il semait les étoiles du voyage sans retour
sur la mer enceinte de nos épouvantails
Personne ne le voyait sous la montagne pelée du poème
Seul un volcan lui tendait cœur de corail rouge

Ses mots lapidés saignaient un balisier
conjuraient nos îles avortées
Il accouchait d’un continent perdu
Demandait raison aux livres de bord
Eclaboussait de graffitis les murs de l’Afrique

Et sa poésie tournait folle dans la toupie des îles
Soutenait son regard de royaume dispersé
Il déclamait un poème d’îles froissées
Et la nuit défeuillait
Un calendrier lagunaire et de blessure sacrée

Et debout dans son histoire
Il m’a dit
Nègre je suis ! Nègre je resterai !

Ernest Pépin

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petit cahier sanglant

hommage à Césaire

Umar Timol

on ne demande pas au sang d'instruire les connivences des corps ou d'induire la volupté des pierres, on ne demande pas au sang d'enferrer le vol des vautours ou d'ensevelir les périples des barbares, on ne demande pas au sang de manifester les intrusions de la sagesse ou d'empiéter les traces de nos trop grandes douleurs, on ne demande pas au sang de courber les errances de l'ombre ou de dissoudre les larmes des innocents, on ne demande pas au sang de rassasier de pus nos mains trouées ou de jaillir à l'entour d'un désert bleu, on ne demande pas au sang d'enfourcher une étoile pour charrier la pleine ardeur de l'amour ou d'écarteler l'os pour en extraire la vermine et le corail, on ne demande pas au sang d'abrutir la pénitence des infidèles ou d'énoncer le torrent qui apprivoise l'oubli, on ne demande pas au sang de pulser les cadastres de la jouissance ou d'arrimer à nos rivages les hystériques de la beauté, on ne demande pas au sang de singer les rites des fous ou de cadenasser l'archange qui exerce le vouloir de la fracture, on ne demande pas au sang de nourrir ces couleurs ternies par le mépris ou de maculer la peau de nos rêves trop paisibles, on ne demande pas au sang d'engendrer un temps dénué de flétrissures ou de façonner sur ton visage les desseins de l'extase,

on ne lui demande qu'une seule chose,

d'encrer dans l'ouvrage qui archive nos différences

les efflorescences du mélange et d'une insatiable bâtardise

Umar Timol

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Je suis né

José Lemoigne

Je suis né

Photo Christine Le Moigne−Simonis.

Je suis né d’une colère
qui n’a jamais servi

d’un orage éclatant
sur un front d’herbes inconsolées

je suis né de la soif
je suis né de la peur

d’un discours étranglé
dans la gorge des fauves

je suis né d’une feuille
d’une scarification

d’un vomit rejeté
à la face du monde

 José Le Moigne
5 mai 2008

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Ouvre ton cahier

Michel Ducasse

Ouvre ton cahier
Sur les armes miraculeuses
Et hurle ces mots coupables
Coupés à la machette de l’histoire
Décuplés par la gâchette du verbe

Ouvre ton cahier
Révise ton cadastre de fond de cale
Entre les sanglots et les rires décalés
Sans fard les mots prennent le pouvoir
Sang phare pour dire l’innommable

Ouvre ton cahier
Que les chiens se taisent au portulan de la honte
D’avoir tant aboyé de pensées broyées
Mais fais jaillir ces mots niés reniés
Nus inconnus de fleuve connivence    

Ouvre ton cahier
Conjugue-moi en rupture le verbe aimer
A l’imparfait d’un roulis sacrilège
Evadé de la tempête du complaisant silence
Coupé du soleil Découpé en morsures

Ouvre ton cahier
Et dis-moi en langue crue et secourue
Sans ces airs de déjà-vu-entendu
La tragédie d’une saison nègre
Par l’intègre dérision du verbe

Ouvre ton cahier
A l’orée de la grande nuit de Gorée
Lorsque les mots inversent leurs peurs
De la pénombre aveuglante du non-dit
A l’incandescence d’un cri salutaire

Ouvre ton cahier
Sur les pages liminaires du poème-torrent
Dis-moi une dernière fois et pour toujours
Ce pays échancré d’impossibles partances
Ancré en toi sur les récifs du partage…

Michel Ducasse
24 avril 2008

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Daniel, le fils d'Aimé

Boudjemaâ Kareche

Daniel Boukman, notre ami martiniquais, a longtemps vécu à Alger (68-82), rue Larbi Ben-M’Hidi plus précisément, dans un petit studio situé à deux pas de la Cinémathèque. C’est dans ce lieu, qu’il fréquentait assidûment, que nous avons fait sa connaissance et qu’une solide amitié s’est nouée entre nous. Tous les cinéphiles se souviennent sans doute de lui, aux côtés de Sid-Ahmed Agoumi, dans le film d’Ahmed Rachedi «L’Aube des damnés».

Partageant les idées de Frantz Fanon, Daniel avait refusé de faire la guerre en Algérie et avait déserté avec courage l’armée française. Une fois l’indépendance de notre pays conquise, il est venu participer, en tant qu’enseignant, à l’œuvre titanesque de reconstruction nationale. Il a ainsi contribué à former de nombreuses générations d’élèves du lycée de Boufarik. Parfois, alors que nous étions en sa compagnie, il nous arrivait de croiser quelques-uns de ses élèves. Ils le saluaient avec respect et l’appelant professeur et le sollicitaient pour des conversations qu’il ne refusait jamais. Daniel, qui appréciait le cinéma, passait beaucoup de son temps libre à la Cinémathèque pour voir des films bien sûr mais aussi pour participer aux débats en compagnie de ses compères Momo, le poète, et Ouahid, le musicien. A l’époque, ces séances-débats passionnées pouvaient durer jusqu’à l’aube. Momo et lui, curieux et vifs, intervenaient souvent alors que Ouahid, attentif et silencieux, ponctuait ses réflexions par des mots marmonnés dans sa barbe blanche. Daniel était parfois l’animateur de ces séances, surtout lorsque des cinéastes africains ou latino-américains étaient présents. Ainsi, nous n’oublierons jamais la manière, à la fois rigoureuse et pleine de tact, avec laquelle il avait mené des débats difficiles, car politiques, avec l’Algéro-Mauritanien Med Hondo, les Sénégalais Sembène Ousmane, Jibril Diop ou Safy Faye, le Nigérien Omarou Ganda, l’Haïtien Jacques Arnold, le Bolivien Sanjines, le Chilien Raoul Ruiz, etc. Avec Med Hondo, Daniel a entretenu des relations plus suivies, allant jusqu’à lui proposer un scénario sur les «Nègres-Marron d’Afrique» que Med a adapté au cinéma sous le titre de «West Indies».

Mais Daniel, homme entier et intransigeant, avait tellement été déçu par ce film qu’il avait décidé de couper avec le cinéma pour ne plus s’intéresser qu’à la littérature, la poésie et le théâtre. Lui, dont la bibliothèque était légendaire, dans notre milieu, lisait beaucoup et écrivait. Nous nous souvenons particulièrement de sa pièce de théâtre sur la lutte du peuple palestinien, qu’il avait mise en scène de façon admirable avec ses élèves encore lycéens. Un jour, nous lui avions demandé pourquoi il restait au lycée de Boufarik. Il nous avait répondu qu’il tenait à cette petite ville de la Mitidja car elle était proche de Blida où il se rendait fréquemment pour des promenades solitaires à l’hôpital psychiatrique, en quête de l’esprit de Fanon.

En rapportant cela, nous pensons tout naturellement au compatriote de Daniel, à son aîné, l’immense Aimé Césaire. C’est en effet Daniel qui nous a fait découvrir et aimer les textes écrits par cet homme que nous trouvions si proche de nous que nous le considérions nôtre. En effet, si Césaire était martiniquais et français, il était aussi africain, asiatique, latino. En résumé et surtout, il était le père, le compagnon de tous «les damnés de la terre». Daniel, qui nous expliquait cela avec intelligence et conviction, refusait que l’on réduise ce grand combattant de la liberté au seul concept de «négritude». Et nous comprenions ses positions, lui qui était si fier de sa filiation avec le «nègre intégral».

Aujourd’hui que Césaire est parti, que le «volcan» est éteint, que Daniel n’est plus là, que beaucoup d’amis nous ont quittés, notre peine est grande. Mais des mots de Ouahid nous reviennent à l’esprit et sonnent comme un rappel à l’ordre, un rappel à l’espoir. Ces mots, il nous les avait décochés un jour que nous bavardions tranquillement avec Daniel et quelques amis, adossés au tronc du célèbre ficus planté devant l’entrée de la Cinémathèque: «Attention, nous avait-il prévenus l’air narquois, ce pauvre arbre risque de mourir à force de vous supporter. Regardez-le bien, il n’a presque plus de feuilles, il devient chauve comme Daniel!»

Par Boudjemaâ Kareche

(Paru dans la rubrique «Juste un mot» du quotidien algérien Midi Libre du Jeudi 15 mai 2008)

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La voix unique d'Aimé Césaire

Jean-Claude Bajeux
Le Nouvelliste, 18 avril 2008.

Ainsi s'est éteinte, à 94 ans, dans l'aura d'une admiration mondiale, la voix d'Aimé Césaire, le professeur de lettres sorti, comme son camarade Léopold Sédar Senghor, de l'École normale supérieure, professeur de lettres au lycée Schœlcher de Fort-de-France, créateur avec sa femme Suzanne de la revue Tropiques, député de la capitale martiniquaise pendant quarante-huit ans, et maire de la même ville durant cinquante-six ans.

Cette voix n'a toujours tenu qu'un seul discours. Elle n'a toujours parlé que d'un seul destin. Elle ne chantait qu'une unique souffrance et l'éclat d'une seule épopée, celles des peuples noirs répandus sur trois continents. Elle déclarait la révision générale de l'histoire et de la géographie. Elle proclamait avec une étonnante assurance la fin d'un monde et l'avenir d'un autre. Elle changeait d'autorité l'angle de vision de la terrible histoire d'un marché triangulaire plusieurs fois centenaire, d'un marché où se négociaient et se vendaient des millions d'hommes, de femmes et d'enfants.

C'était en 1944. L'enfant de 13 ans de la classe de troisième ne savait pas encore tout cela. Je ne savais pas qu'André Breton avait découvert dans une petite librairie, une petite maison en bois, des exemplaires de la revue Tropiques et qu'il était ressorti en courant, ayant acheté tous les numéros disponibles. Précisément, en cette année 1944. le jeune professeur de lettres du lycée Schœlcher de Fort-de-France se trouvait à Port-au-Prince pour un séjour de six mois de juin à décembre. S'y trouvaient aussi André Breton, Pierre Mabille, Wilfredo Lam, Alejo Carpentier, et d'autres encore, comme Jacques Maritain qui présidait un Congrès international de Philosophie, sur la Connaissance, organisé par un groupe de personnalités animées par le docteur Camille Lhérisson. À ce congrès, Aimé Césaire fera, le 28 septembre 1944, au théâtre Rex, une conférence sur Connaissance et Poésie qu'il répétera dans diverses écoles de la ville.

À ce moment-là, Césaire avait écrit, après sa sortie de l'École normale supérieure, un texte fulgurant dont certaines sections avaient été publiées dans la revue Volontés en 1939. Mais il faudra attendre 1946 pour que le texte atteigne les librairies et soit même édité avec une traduction en anglais. Le "Cahier d'un retour au pays natal" est un texte fondamental, Manifeste solennel, Déclaration de principes qui exprime une découverte, une expérience cruciale et la course à suivre. Il est pour moi plus que certain que le Cahier est de ces textes, devenant incontournables qui marquent un époque et causent un changement. Bien sûr que Césaire allait être professeur de littérature. Mais à part le travail professionnel, nécessaire et vital, il avait à dire quelque chose, et fondamentalement, comme il s'agissait de poésie, à le dire d'une certaine manière, capable de marquer une société, de marquer le monde, de changer la manière de regarder le monde, changer la manière du monde de se regarder.

On notera d'abord que, comme dans tous les cas où un poète se trouve en situation culturelle de société noire, il se produit un transfert quand il s'exprime, du «je» personnel à un «nous» collectif. Quand Claude Mckay, dans une rue de New York, regarde une vitrine de fruits tropicaux, la nostalgie de l'auteur de revoir sa Jamaïque natale est transférée à un double niveau, c'est le peuple noir jamaïcain qui prend la place de l'auteur dans la relation je-Jamaïque, mais c'est aussi, à un autre niveau, la mémoire du premier voyage d'Afrique qui revient «Je tournai alors le dos, et me mis à sangloter.» En voulant récupérer son humanité dans le discours poétique et le travail de création, Césaire est immédiatement confronté à la nécessité de se penser comme nègre et même s'il voulait échapper à cette confrontation, ce serait en sens inverse, une opération aussi douloureuse. Césaire, de fait, n'aura jamais d'autre thème de sa création poétique dont chaque démarche remettait en cause sa propre identité humaine mais toujours impliquait sa relation avec l'histoire et les drames des peuples noirs.

La deuxième remarque est d'ordre linguistique. Césaire, suivant le modèle surréaliste, s'approprie la langue qui est la sienne, le français, et en même temps pour correspondre à la révolte volcanique qui le traverse, à la grand vague qui le soulève, il opère, à travers les douleurs de l'évocation du passé, une déstructuration de la ligne grammaticale du discours. Il supprime les mots-liaisons et place les phonèmes comme on construit sans ciment un mur de pierres sec. Il les laisse réagir l'un sur l'autre faisant jouer leur intensité sémantique en une séquence de métonymies qui se soutiennent mutuellement et se lient, l'un à l'autre, on dirait, librement, emportant l'auteur lui-même par la force de leur signification. «Soleil serpent oeil fascinant mon oeil» Ce sont donc des textes difficiles à déchiffrer, surtout que Césaire a recours à des mots rares remontant au bas Moyen Age lors de la lente transformation des racines gréco-latines. C'est ainsi qu'il termine le Cahier en évoquant une ascension, à la recherche d'un autre langage, vers la lune «en son immobile verrition». Ces voyages aux sources de la langue, cette immersion dans le caquetage des mots est le nécessaire travail pour découvrir les «armes miraculeuses» qui devaient servir le projet unique qui donne un tel sens à son entreprise poétique. 

Cette a-grammaticalité qu'il exerce dans la fabrication de ses textes est l'écho ou le miroir d'un monde qu'il perçoit, chaotique, violent, inhumain, qu'il qualifie de désastre ou de marécage et aussi comme une échappée de la violence intérieure qui l'anime. Le poète est en effet le maitre des mots et sa fonction est de nommer les choses et les êtres par leur nom exact. Ce souci dans la dénomination a d'autant plus sa raison d'être qu'il a hérité d'un langage qui est né et a évolué dans les climats du Nord. Il doit donc pouvoir par sa connaissance de la botanique, et du monde des oiseaux et des poissons tropicaux nommer chaque arbre, chaque fleur, chaque oiseau, chaque poisson selon un vocabulaire précis. D'ailleurs ne se donne-t-il pas dans le titre d'un de ses derniers recueils un nom d'algue «Moi laminaire».

Tout cela évidemment ne serait que jeux de bouche et de mots de super-lettrés si cette déconstruction grammaticale et ce nouvel ensemble sémantique ne correspondait pas à une réalité «objective», la déconstruction des mondes noirs qualifiée de «désastre», l'immense humiliation historique des peuples noirs. C'est cette déconstruction qui permet de renverser dans une langue venant du Nord, donc langue de la conquête, des alliances de mots et d'images et d'en inventer de nouvelles au nom de son monde noir, exerçant ainsi par sa poésie une fonction prométhéenne. Dans ce monde nouveau, étranger au climat et aux coutumes d'Europe, il réinvente la réalité du monde tropical, il reconstruit le désastre de la condition noire, il se bat avec tous les poncifs inventés par le racisme. Si, dans les épopées grecques, la mort est noire, dès le Cahier, Césaire nous donne une leçon dans l'action de renversement des couleurs en décrivant la mort de Toussaint Louverture au Fort-de- Joux:

«La neige est un geôlier blanc qui monte la garde devant une prison
Ce qui est à moi
C'est un homme seul emprisonné de blanc
C'est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche
C'est un homme qui fascine l'épervier blanc de la mord blanche
C'est un homme seul dans la mer inféconde de sable blanc
La mort galope dans la prison comme un cheval blanc
La mort expire dans une blanche mare de silence.»

C'est à l'échelle de l'histoire continentale et mondiale que s'opère ce renversement qui projette en termes éclatants le destin et la passion des victimes et c'est ce projet que Césaire, pendant près d'un siècle, inscrit dans la chaine du discours poétique comme une méditation effervescente sur l'histoire des peuples noirs et le lieu d'une récupération cathartique des humiliés. «Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir». La saisie du langage et son renversement ne sont pas jeux gratuits. Ils sont l'expression d'un déplacement thématique de l'histoire racontée maintenant par ceux qui en sont les victimes. C'est le trafic triangulaire saisi à l'autre bout, c'est le vent du sud qui souffle, c'est la forêt qui parle et le déferlement de la vague qui vient de Gorée. La négritude est alors présence, pure présence, multidimensionnelle, témoignage, obstination culturelle, «Nègre je suis, nègre je resterai», une affirmation constante de l'existence noire, envers et contre tout, et qui nous délivre de la stérilité de la honte et de la rancoeur. La révolution haïtienne devient le point de départ d'une réflexion sur l'histoire des relations entre les peuples et les continents «Haïti, où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu'elle croyait en son humanité» (Cahier).

Confronté, dans son œuvre théâtrale, au personnage historique de Henri Christophe, Césaire pose les mêmes questions que Alejo Carpentier dans "Le royaume de ce monde". Pourquoi cette retombée si rapide dans l'oppression et la terreur? La tragédie du roi Christophe, que Césaire écrit au moment où apparaissent les indépendances africaines, elles aussi entrainées dans le vortex du pouvoir absolu, agrandit la perspective historique d'une lutte contre l'esclavage et le racisme pour s'interroger sur les malheurs provoqués par les relations des peuples et des pouvoirs qui ne semblent nullement préoccupés de leur bonheur, et ceci interpelle l'humanité tout entière. Aucun peuple n'échappe à la possibilité du désastre, au gouffre d'un pouvoir absolu qui le dévorerait. La lutte pour la liberté transcende alors et race et classes et la tribu. Le côté maléfique du pouvoir est partout, monstre tapi au sein de la montagne et prêt à frapper, mais aussi la résistance est partout possible l'alternative d'autres types de relations humaines.

Dans sa mairie où il a travaillé pendant 56 ans et à l'Assemblée nationale où il a été député pendant 49 ans, le poète de la négritude fut un homme qui s'est fait respecter, notamment par le respect avec lequel il traitait les autres, les humbles comme les grands. Un homme qui a su s'épargner à lui-même la «tragédie» du roi Christophe, tandis que son œuvre poétique, décryptée, mieux connue, oblige les puissances qui avaient été impliquées dans le trafic d' esclaves et dans la diffusion de théories et de pratiques racistes à changer leurs angles de vision sur l'histoire et les calamités subies par les peuples noirs. Le verbe d'Aimé Césaire comme sa pratique de la politique se rejoignent dans l'admiration qu'on lui décerne lors de la célébration de son départ. Le chant du poète et l'action du politique se conjuguent dans un exemple unique de concordance entre la création et la praxis.

Jean-Claude Bajeux
18 avril 2008

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Césaire ma liberté

Patrick Chamoiseau
24 avril 2008

«Et puis ces détonations de bambous annonçant sans répit
une nouvelle dont on ne saisit rien sur le coup
sinon le coup au cœur que je ne connais que trop...»1

Lorsque celui qui s'en va est une magnificence, ce n'est pas un abîme qui se creuse mais un sommet qui se dévoile. Confrontée à certaines existences, la mort n'est qu'un révélateur, et c'est sa seule victoire. Le silence de Césaire s'est soudain rempli du verbe de Césaire, de ses armes miraculeuses, de ses combats, de ses lucidités et de ses clairvoyances. De son amertume aussi. «Regarde basilic, le briseur de regard aujourd'hui te regarde.»2 La mort n'est ici qu'une paupière brutale, écarquillée sur une splendeur qui ne frémit même pas. Soudain total, un monde se dégage des cécités du petit ordinaire de la vie.

La mort n'est pas la seule à se voir désemparée en face d'une telle présence que l'absence renforce. C'est toute parole, toute célébration, toute explication, qui, à l'amorce même de leur profération, s'écroulent au dérisoire. Ici le seul avocat, le seul rempart contre les bêtises hostiles ou bienveillantes: c'est l'œuvre. L'œuvre dans son infinie clameur qui nous incline d'abord vers le silence. C'est ne rien savoir de l'œuvre de Césaire que de la penser soucieuse d'être défendue, célébrée, avivée. Elle est là. Elle irrigue non seulement notre esprit, mais notre rapport au monde, mais les combats que nous menons, et dans lesquels nous recherchons encore la plus juste posture.

Alors, d'où vient ma peine à l'instant de la disparition? Pourquoi l'œuvre qui m'habite et que j'habite (avec le sentiment de n'être qu'un clandestin dans un immense palais) ne suffit-elle pas à compenser ce sentiment d'une perte irrémédiable? Pourquoi moi, fils bâtard, qui me suis toujours tenu loin de sa politique, éprouvai-je cette brusque fragilité sous ce «bruit de larmes qui tâtonne vers l'aile immense des paupières»?3

Les grandes combustions

Le magnifique combat césairien s'est toujours effectué du côté de la vie. Je veux dire: du bord de la beauté. Lorsqu'il a fallu se lever contre la frappe occidentale, invalider le chant colonialiste, ramasser le mot «nègre» et le porter en étendard; qu'il s'est agi de prendre en charge toute l'Afrique, violée, perdue, martyrisée, rayée de l'Histoire et des humanités, et la hisser sur ses épaules en fils aîné du monde; qu'il a fallu revenir vers ce petit pays natal, cette «extrême trompeuse désolée eschare» sur la mer caraïbe, et assumer «l'affreuse inanité»; qu'il a fallu fixer sans défaillir la damnation ontologique de l'esclavage de type américain, eh bien Césaire ne s'est jamais trompé. Son cri (sa colère, sa fougue, son exigence) s'en est toujours remis aux armes miraculeuses de la voyance, de la musique, du rythme, du déraillement génésique «des grandes communications et des grandes combustions», et donc de la beauté.

«Beauté je t'appelle pétition de la pierre»4

Lorsque celui qui se bat pour sa liberté - ou pire, dans le cas de Césaire: pour réaffirmer son humanité - n'a pas recours à des rebellions bornées, des crocs identitaires aveugles, des légitimités assassines, closes dans un infernal jeu de miroir meurtrier entre le dominant et le dominé, mais qu'il déploie au contraire l'hymne guerrier du «plus ouvert contre le plus étroit», la résistance est imparable.
Ce n'est même plus une simple résistance: c'est une autorité.
Dans une domination totalisante, presque impossible à dépasser, comme l'étaient le chant colonial et le déni du nègre durant les années 30, toute résistance qui ne s'était pas gardée du bord de la beauté se voyait obscurcie. Elle conférait un éclat mensonger à ce qu'elle combattait, et se ruinait ainsi. On le voit aujourd'hui en Palestine, en Irak, au Tibet, partout où des oppressions archaïques, souvent mêlées à la frappe libérale, sèment la désolation et la famine, et se parent de vertu au-dessus des exactions qu'elles-mêmes ont suscitées...

Quand la voix rebelle de Césaire s'est élevée avec le «Cahier d'un retour au pays natal», bruissante de «générosités emphatiques», ce fut avec l'ampleur de l'incantation sorcière, inscrite dans la saccade polyrythmique qui invalide les fixités du réel et fait trembler l'ordre-poison du monde. Et ce fut à chaque vers, d'inouïes transmutations opérées par l'image, qui déchoukaient les vérités geôlières pour installer, dans de très salubres vertiges, «la gerbe lucide des déraisons».

Il y a donc une pauvreté à vouloir définir ce géant (ce mapou!) par le seul contexte historique de sa lutte contre le colonialisme, son chant des valeurs noires, ou dans l'absurdité universitaire des catégories «post-coloniales». C'est comme si on tentait de réduire René Char à la résistance contre le nazisme, ou Claudel à une exaltation mystique, ou M. Glissant à l'antillanité.

Sans limites et laminaire

Si ce combat (dont Césaire est l'un des beaux emblèmes) contre le racisme, pour l'Afrique, contre l'esprit colonial, est encore à mener aujourd'hui, on s'aperçoit très vite, en ouvrant au hasard n'importe quel texte césairien, que ce qui est à l'œuvre là, et qui transcende le contexte du rebelle, c'est bien une confrontation majestueuse à la masse du langage; c'est bien l'interrogation résolue du mystère poétique; c'est bien le reflet d'une conscience étonnante, étonnée, confrontée au miracle de sa propre émergence au fond d'une île à sucre; c'est bien une intensité poétique rare qui transcende les impossibles de son époque et ses propres impossibles. N'importe quel mot, n'importe quel vers, et on comprend qu'il s'agit d'un poète sans limite fixant l'inconnaissable fondamental, à savoir: comment s'amplifier de beauté, et vivre à cette intensité proche de la combustion?
«La communication par hoquets d'essentiel, j'apprécie qu'elle se fasse à tâtons, et par paroxysme, au lieu de quoi elle sombrerait inévitablement dans l'inepte bavardage de l'ambiant marécage.»5

Ce qu'il disait contre le colonialisme, ou pour conjurer la damnation de l'Afrique et du nègre, il le puisait dans la contemplation voyante, clairvoyante, des mornes, des arbres, des fleurs, des oiseaux, des mangroves, de sa petite Martinique. «Je rêve, écrivait-il, d'un bec étourdi d'hibiscus et de vierges sentences violettes.»6 Contrairement aux poètes doudouistes qui, à force de beauté creuse, l'avaient rapetissée, la Martinique césairienne, fit exploser la hideur coloniale, et s'ouvrit alors, sous son œil laminaire, jusqu'à l'ampleur du monde en sa totalité. «Le monde se défait. Mais je suis le monde. Le monde véritablement pour la première fois total.»7

De plus, sitôt dépassées les proclamations rebelles qui nous ont fait tant de bien (et que tout comédien primaire répète à l'envi en grondements redondants), on découvre le cheminement obstiné, inquiet, interrogateur, fragile, d'une conscience en proie au mystère de la vie, au mystère du monde en son indéchiffrable total.

Au cœur d'un impossible

Alors je crois ceci: l'œuvre de Césaire est un cheminement d'une sincérité rêche au cœur d'un impossible. Si tous les poètes connaissent l'amertume de l'échec - l'amertume si précieuse de ne jamais atteindre au cœur de poésie, au poème essentiel - Césaire l'a éprouvée avec une acuité singulière. Cette amertume s'est amplifiée chez lui de cet échec que vivait le rebelle. Sa lucidité était une blessure qui n'était absolument pas dupe de l'état de son pays, resté confit dans l'assimilation irresponsable, l'assistanat obscur, la dépendance idiote. «Si de moi-même insu je marche suffocant d'enfance, qu'il soit bien clair pour tous que calculant les épactes, j'ai toujours refusé le pacte de ce calendrier lagunaire.»8

Si le «Cahier» est le chant exalté du jeune rebelle, «Moi, laminaire», son tout dernier recueil, est l'acmé du tourment que connut sa lucidité poétique ruant de belle manière dans «l'ambiant marécage» du politique et «la stupeur de l'air». C'est le calendrier lagunaire de la torsion douloureuse entre possible et renoncement, entre l'utopie et la gestion pragmatique des misères quotidiennes. «Je m'accommode de mon mieux de cet avatar d'une version de paradis absurdement ratée, c'est bien pire qu'un enfer.»

Ce tumulte noué, presque impossible à vivre, fait de lui un poète tragique. Une grande aube poétique dans un crépuscule fixe. «Le chant profond du jamais refermé...»9 Son œuvre témoigne d'une tragédie intime, d'un vaste indécidable, d'un lourd indécidé, sans laquelle on ne saurait comprendre la face secrète du vingtième siècle, ni aborder les défis inconnus qui frangent ce nouveau siècle - siècle de barbaries très vieilles et très nouvelles, prises dans une houle d'impossibles indépassables pour notre actuel imaginaire.

Et tout cela, ce cheminement torturé, si vrai, si puissant, si sincère, mais du plus haut qu'il soit possible, du plus noble, du plus exigeant, m'a toujours accompagné dès mon plus jeune âge. Comme des étais posés à mon esprit, des scarifications inscrites sur mes flancs même, et m'escortant sur mes chemins de traverses, mes écartées rebelles. Et c'est cela le signe du grand poète: il accompagne toutes les marches vers la vie, même celles qui seraient différentes de la sienne. «Parler c'est accompagner la graine jusqu'au noir secret des nombres.»10 Son cheminement poétique, n'est pas dans le monde, il invente le monde. Il ne relève pas du réel, il devine et précise des réels. À son degré le plus militant, il écarte des vérités et erre dans l'obscur vers cet inconnaissable qui ouvre à de nouvelles sapiences. «J'habite donc une vaste pensée»... Césaire, c'est comme dire: maître-marronneur en connaissance.

Ma liberté

Alors, d'où venue ma tristesse?

De là: sa présence auprès de nous, était réelle, physique, pas seulement livresque et poétique, mais vivante. C'est une grâce que d'être compatriote, contemporain, d'un grand poète. Il y a une énergie singulière (an la fos!) que seule autorise la présence du poète, et qui n'est plus la même quand c'est l'œuvre seule qui assure le relais. Cette voix, cette démarche, ce ton, tout ce qui a investi ma jeunesse quand je le voyais, le samedi après-midi, mains, croisées dans le dos, cheminer dans sa ville, portant déjà la charge irrémédiable que seule sa poésie affrontait. Ou lorsque que les CRS déferlaient sur la ville, matraquaient tout, et que nous nous retrouvions autour de son verbe délicieusement incompréhensible, dans l'enceinte de la mairie, entre les deux fontaines. La mairie qui devenait alors un bastion de conscience, et, en même temps, dans la fumée lacrymogène et le hoquet de nos slogans, le lieu le plus improbable de la poésie et d'une invincible fierté. Voilà, tristesse: c'est ma jeunesse qui s'est figée.

L'hommage qu'il avait offert à Paul Eluard peut maintenant lui être rendu:

«... pour conserver ton corps
Grimpeur de nul rituel
Sur le jade de tes propres mots que l'on t'étende simple
Conjuré par la chaleur de la vie triomphante
Selon la bouche operculée de ton silence
Et l'amnistie haute des coquillages»11

A quoi servent les poètes? À rien, et c'est tant mieux.
Mais ils aident à vivre, et à se battre en guerrier sans jamais offusquer la beauté. René Char disait qu'un poète ne doit pas laisser des preuves de son passage, mais des traces, car «seules les traces font rêver». Seules les traces, nous libèrent.

Césaire? Ma liberté.
Mon rêve de liberté.

Patrick Chamoiseau
pour «le Nouvel Observateur»

  1. «Léon Gontran Damas, feu sombre toujours», In memoriam, In «moi, laminaire» – A – Césaire – Seuil, 1982.
     
  2. «Tombeau de Paul Eluard», In «Ferrements», Seuil, Paris, 1960.
     
  3. «Millibars de l’orage», In «Cadastre», Seuil,1961.
     
  4. In «Cahier d’un retour au pays natal», «Présence africaine», Paris, 1939.
     
  5. «Vertu de Lucioles», In «Aimé Césaire», «La poésie», Seuil, 1994. op déjà cité.
     
  6. «Les pur-sang», in «Les Armes miraculeuses», Poésie Gallimard, Paris, 1946.
     
  7. In «Tropiques».
     
  8. «Epactes» – in «Moi laminaire», Seuil, 1982.
     
  9. In «Moi laminaire», Seuil, Paris, 1982.
     
  10. «Chemin» – in «Moi laminaire», Seuil, paris, 1982.
     
  11. «Tombeau de Paul Eluard», in «Ferrements», Seuil, paris, 1960.

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Sur la route de Dillon
aux milliers de voix d’espérance

Max Rippon

Mon ancrage dans les plis creux des sillons brûlés de ma glaise sans voix
N’est pas ce boulet lourd aux pieds que l’on croit
Pareil au plomb lestant la quille du plus chétif des esquifs
J’ai attendu le jour venu  pour porter ma proue naïve à l’avant des vagues lardées
J’ai attendu le jour de mes ailes assez fortes
De mon cri plus puissant libéré de ses tisons en feu
Pour faire le cadastre des océans capricieux
Mosaïques d’écumes étanchant mes soifs
Et si je songe aux rives du fleuve Niger
Et si je fais mes ablutions dans ses eaux si familières
Et si je fais face au regard si perçant des Dogons
Et si je prends place à la tablée de Tombouctou
C’est pour tester à la lumière du phare d’Alexandrie
Le chemin balisé par la ruse des Nubiens chevauchant les felouques de Philae
Je proclame à travers toi Césaire Aimé
Mes identités d’Alcyon Cove à Altamira
De Kamel Kissing à la Mitad del Mundo
De Bambara à Tivoli de Damas à Calcutta
Car je suis moi aussi de ces ailleurs
Car je suis ce quantième du monde…
Ne regardez pas la puissance du tanin qui a fait brunir ma peau
Ouvrez mon cœur avec la délicatesse de vos scalpels d’ivoire
Pour entendre ma voix vous chanter le langage des genèses
Que j’ai conservé si longtemps au chaud sous mes pas
Me voilà revenu à la vie mon innocence drapée dans ce boubou en basin brodé
Que tes mots ont tissé tout exprès ces jours derniers
Me voilà paumes offertes docile à tes commandements
Disponible pour tes engagements
Hostile à tout renoncement…
J’accepte la force que tu me donnes
D’aller au bout de mes forces

Je ne me dérobe point à l’urgence de faire rebondir la parole de morne en morne
Offrande dévêtue de tout artifice
Immédiatement digeste aux faims les plus prestes
Comme le plus paisible des bols alimentaires
Donnez à mon amylase la puissance de mâcher chaque degré difficile
Pour enfin fouler de mes pieds joints l’ultime bordée de l’horizon qui fait encore distance

22 avril 2008

lotus

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