A Aimé
Césaire
Vannakam, Gran Nonm!
Salutations de mes aïeux kouli à celui
qui naquit nègre parmi des tamouls, en terre de cannes
de Basse-Pointe. Dont une noble et effacée mabo-da
malabar prit en Madone un soin fertile, car fils porteur
d'émancipation de l'être.
Temps, car le temps c’est va qu’il va et nous
descendons, temps venu pour que le descendant d'indien kouli
de Pointe-à-Pitre fasse tourner flamme, offre arati
de mots au maître des mots.
Sobre, mais non point indolent, je lève un doigt,
et le vent pris, demande permission de ficher d'un point
rouge mon incontinence au fronton des grands mâts
océans. Car amère aussi, salée, fut,
après, puis ensemble avec vous autres, la sueur des
fils et des filles de l'Inde entre cannes fertiles, sabres
s'abattant scandés de gueulantes, des heurts d'emprise
forcenée du traître maître-destructeur
bafouant l'abolition de son crime perpétué.
Oui, le non-dit, la lourde transparence, fit hélas
de mon ancêtre le banni au cheveu glissant qu'on halait
pour faire pleurer nos filles. Elèves, combien, maigrelets
sans-fesse ni force, s'affaissaient sous les tòbòk,
cabris émissaires pliant sans casser sous l'insulte
de pairs assoiffés de revanche contre un autre cheveu
lisse. Pairs de la coupe et de l’attachage, mais résolus
à écarter cet autre nez pas fait pour humer
le vent du large, écraser des pieds trop fins qui
enjambèrent pourtant le monde.
Et je dois dire bien haut, afin que l'on s'entende, en
ce lieu dévolu à nous tous, moi fils du point
cardinal de la vaste Asie basanée, Kali noire plaquée
sur poussière insulaire, héritage encore incomplet
d'une cruelle providence: fais, maître, que se taisent,
maintenant, les ardeurs canines indophobes! que s'évaporent
les relents de crachats essuyés sans envie de revanche
d’une manche d’épaule en larmes, mouchés
dans un pan de chemise aux boutons arrachés! que
cesse l'orduration de mes races par celle qui avait trop
subi, trop bavé de par ceux qui nous ont tour à
tour fêlé le fond, gâté le sang,
crasé l'esprit.
Tu vins pour dire: haut la tête, nègre! et
ne pus donc qu'effleurer en passant la souffrance conjointe
d'un petit peuple sans héraut, sans grec lettré
aux vingt-six signes, mais érudit dans ses langages
inventeurs du zéro d’empuissance, aux langues
jugulées par le porteur d’épée
en crucifix. Nous n'avions pour parer les coups que fragiles
pétales de fleurs, rituels mantras de barbarie,
rhizomes de curcuma, ou danses simagrées. Oui, pré-judaïques,
nous immolâmes cabris, nous frappâmes matalons!
Et oui! on nous cracha dessus, on nous tourna en rigolade,
en lombrics d’une terre qu'avons aussi bâtie,
aimée, adoptée.
Dépôts, vaine attente du bateau de retour,
indifférence, opaque transparence, rejet aux oubliettes
de la honte, au caniveau et au dalo, rires sous
cape et pestifération, qui nous chantera tout cela?
Nous n'avons d'autre balade que chantonnement du pousari,
cymbales éclatantes, pongal, et gloriole
de Maldévilin au sabre brandi.
Puissent donc siècle après siècle,
se lever d'autres chantres, d'autres enchanteurs, et chanteurs
des souffrances de nous, autres, de la canne à l'oppressoir.
Car elle n'a pas pris fin, l'illusion de victoire, ni n'a
encore abouti la quête du devenir: unitaire seulement
il se pourra.
Le cahier d’un retour aux Indes annulé converge
avec celui du chantre. Ils se fondront dans l'universel.
Mais, pas avant que les annales ne couchent enfin à
haute voix que l'indien noir kouli, malabar
venu de l’autre côté de l’Inde
ou kalikata à la peau plus blême,
n'a pas plus démérité que l'abyssinien.
Mais pourquoi nous fûmes les oubliés de cette
noble reconnaissance? Oublié aussi, que nous sommes
un double peuple, et la deuxième île, sœur.
Que nous avons trimé, été fouettés,
battus, corchés.
Ah, faire parler le silence occultant, enrayer le tort
d’être l’absent, défenestrer l'oubli
déshonorant, dévoiler le faire semblant d'ignorance
nourri du tout-va-bien assimilant, ô commotion! Karuks
de surcroît, d’emblée fiers aussi, nous
nous gâvames de cette belle prose venue de chez voisine,
en ravalant au fil des pages notre salive étonnée,
puis étouffant l’horreur de notre effacement.
Déçus, quoique compassionnés, nous
convînmes enfin de ne plus courtiser l’écriture
univoque, de salle d’étude en examen, que pour
arracher quelque diplôme.
Disons bien: la souffrance cannière, même
en ce jour distillée, sirupeuse, ne fut point, hélas,
qu'apanage ni sordide privilège des fils d'Afrique
torturés jusqu'à la lie par la horde des brigands
aux sonnailles d’argent en cassonade.
L’indien aussi et, après les décrets
d’abolition, hindou-frère-de-Calcutta,
mais surtout tamoul, ourdou ou télougou, se risqua
sur Kala Pani, l’eau noire. De la tempête,
il fut sauvé par l’oraison coranique à
un Nagoumira. Oui, il venait de plus loin encore, rêvant
d'espoir, mais envoûté, car emmené pour
amarrer la même frêle canne au jus qui saoûla
notre histoire, pour la lier, pour prolonger celui que lacer
ladite tige avait lassé, tige de canne que le nègre
émancipé laissa bas, mais, ô, lacéré
à son tour, prisonnier de la plantation. Alors que
s’esclaffaient nègres libres et mulâtres,
il respirait privé d’identité, apatride
sans rôle, jusqu’à ce que se lève
pour tous, Maldévilin juriste et audacieux, Sidambarom
de Guadeloupe.
Ployèrent ainsi leurs reins de frelons ces fils
de l'Inde, souffrirent leurs filles violentées en
îles dans la chair, blanchies dans l’esprit.
Crièrent jusqu'au ciel, s’écrie leur
mémoire euthanasiée, leur souffrance restée
non dite, oubliée la nuit dans les rêves de
temples et d’eaux sacrées. On en fit des parias,
rab pour rats. Honnis par les honnis, affublés de
quolibets, dits mangeurs de canins, coulisseurs en bondieuserie
pire que vaudou, quimbois, ou chrétien maléfice,
renvoyés faire leur coup de trottoir errant. Mais,
dites merci: ayant vite oublié le pourquoi du comment
sur les bancs de l’école laitière et
les prie-dieu d’hiver, ils vivotèrent repliés,
raseurs de murs, renfouissant, somatisant en maladies pour
fin de vie, ravalant, penauds, dociles, bien élivés,
aussi juste qu’elle eût pu être, toute
volition de frappante vengeance.
Or, l'enfoui, le non-dit, sourd comme eau de source qui
doit jaillir. Pour porter fruit, la graine du mango
doit se briser la coque, le germe de la vie doit se faire
loquace.
J'assume le discours en double chicote de haine, comme
j'assumais l'oubli. Inconsolé, mon sourire est parfois
triste, et mon regard d’enfant perdu. Mais je suis
là pour rester ici. Car plus lointaine qu'Afrique
encore reste l'Inde des miens, et se perdirent ses langues
mères parmi la fausseté de nos vérités,
notre aliénation de multipliant palmé, aux
prises avec lianes à mentir médiatique, école
omissionnaire.
Si je hausse le ton, ce sera juste le temps d'une méprise
à corriger, d'un menton qui se relève, de
cicatrices qu'on érasera ensemble, en chœur
de chorale. Le temps de l'ouverture d’un troisième
œil, de la saisie du regard communiant, reconnaissance
de peine commune, respect gagné entre frères.
Car moi l’indien sans plume ni flèche, du Nord
bien vert ou bien de Saint-François, de Capesterre
ou de Port-Louis, je veux, bâtir notre citadelle atlantique.
Je n'ai que faire d'une guerre fratricide entre fils bâtards
ou réchappés. Je sublimerai plutôt ma
rage en chant d'espoir, en bhajan, nâdron, veena,
moudra. Cathartiques, nos danses et musiques me porteront
dans cette lutte qui ne tue point, car je nous vois, je
nous veux, tous gagnants.
Le grand cri nègre! Cri kouli, cri universel!
Tu le poussas si fort qu'il nous pénétra tous.
Mais, sache: il me pétrifia aussi. Prose poétique,
ô, je l'entendis bien, jubilée par maints maîtres
d'école et gens sevrés de mon histoire propre.
Je me souvenais, dans une inconfortable amertume, sans moyen
pour me délivrer l'esprit de cette tristesse, que
le petit-fils de l'esclave resté ensanglanté
n'avait pas pu saisir, et les poètes le lui avaient-ils
seulement intimé, que vu le pressoir à vesou
rouge, notre Afrique à tous est aussi Inde en nous.
Et tout le reste du damnage.
Et donc notre fier frère d'enfer nous malmenait.
Il nous riait, il nous poussait, il nous bourrait, il nous
halait, il nous soucrait. Il nous jirait notre manman, il
nous pilait, nous malauventrait et envoyait aux chiottes.
Parfois, il nous incinéra, nous encenseurs, dans
ses conciliabules de cour d’école.
Un son non frappé, un mot clairement dit: je veux
passer quémande encore pour que toujours naisse et
renaisse le chantre. Il faudra ensemble, en phalanges serrées
face au vent scélérat, avec le syrien, le
saintois, le poitevin aussi, lier la langue des fausses
gens bien, quelle qu’en soit la souche, leur épicer
la bouche de vrai colombo, mango vert, piment fort, cari
de toutes nos plaintes exacerbées. Exacerbées,
puis sublimées. Car artistes, et gens de cœur,
nous serons. Et puisqu’on nous oublia, que cela fit
si mal, chanterons à l’unisson la peine de
tout un chacun, et non plus que la mienne.
Un chantre universel, une main aux doigts fermés
en poing, oui, mais l'autre en anjali moudra! Que
chacune de nos tribus, lassées de tribalisme et de
violence à l'arme blanche, offre les yeux au grand
soleil unique, avant qu'il ne s'éteigne sur nous!
Et je saurai, oui je le crois, et veux l'entendre dire
en clair pour que se rouvre mon oreille coquillandée,
que tu t’écrias bien au nom de tous les damnés,
fustigeant d’un trait de plume toute l’étendue
de l'oppression, fût-elle madras déchiqueté
en quadrature multicolore.
Ave, et Vannakam, Césaire aimé ! Éïa
!
Jean-S. Sahaï
Contact
|