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PRÉSENCE AFRICAINE, n° 126, 2e trimestre 1983, pp. 6-33. ISSN: 0032-7638
Stèle obsidienne
pour Alioune Diop
Frère pour toi je t'ai instruit en oiseau
oiseau ganga d'Afrique pour traverser intact le plus chaud des
sables du désert
oiseau coliou d'Afrique pour déjouer les ruses de la broussaille
et affronter le rire de la forêt
franchisseur d'areg
huppe redressée d'un soudain orgueil
tu savais voler haut
migrant majeur
tu savais voler loin
haut surtout
embrassant d'un coup d'œil seul et jusqu'à sa plus lointaine
parcelle
le patrimoine héréditaire
inspecteur des déshérences
testeur des fidélités
n’agréant de quotidien commerce
qu'avec les espérances inaperçues et les vastes souvenirs
dont la faveur niellait au creux ou dorait au revers
la finesse légendaire de chacun de tes gestes
obsidienne de la mémoire
homme du rescrit
homme de la récade
le Message
à travers la poussière des confins
et le ventre de la vague tu le tins au-dessus de ta tête toujours
à bout de bras hors boue
à bout de cœur
hors peur
Fidèle à l'ordre intime.
Aimé CÉSAIRE
20 avril 1983
Aimé Césaire:
La poésie, parole essentielle
Entretien réalisé à Paris par Daniel Maximin à l'occasion de la publication du recueil de poèmes Moi, laminaire et de la réédition du Cahier d'un retour au pays natal.
Daniel MAXIMIN — A perte de vue, depuis la Martinique, juché sur la Montagne Pelée, on peut redécouvrir l'Afrique, l'Amérique, l'Europe; et toute la Caraïbe en plein raccommodage des débris de ses synthèses avec tellement de blessures pour si peu de géographie qu'aux yeux de certains aveugles, il n'est pas sûr encore que les Antilles existent. Quoi d'étonnant alors que les plus grands lyriques de ces recoins du monde soient des êtres de paroles dont les visions s'installent à l'horizon de tous les hommes. Eveilleurs politiques comme José Marti ou Frantz Fanon, fécondateurs d'images comme le romancier Asturias ou le peintre Wifredo Lam, auxquels l'un d'entre eux, Aimé Césaire, fait avec ce recueil Moi, laminaire, un signe fraternel. Donc Aimé Césaire, 40 ans après l'éruption du Cahier d'un retour au pays natal, voici venu pour vous, comme vous le dites, le temps d'un premier bilan, du compte des espoirs réalisés, des réveils demeurés rêves le long de tout le chemin parcouru. Et pourtant, au lieu de faire des mémoires, de la prose, le long récit de votre vie, c'est un recueil de cent pages, un recueil de poèmes, C'est donc la poésie qui est pour vous la parole essentielle…
Aimé CÉSAIRE — La poésie, c'est pour moi la parole essentielle. J'ai l'habitude de dire que la poésie dit plus. Bien sûr, elle est obscure, mais c'est un «moins» qui se transforme en «plus». La poésie, c'est la parole rare, mais c'est la parole fondamentale parce qu'elle vient des profondeurs, des fondements, très exactement, et c'est pour ça que les peuples naissent avec la poésie. Les premiers textes ont été des textes poétiques. Certes, il m'est arrivé d'écrire des pièces de théâtre, des drames, des tragédies, mais pour moi ce sont des départements de la poésie. Par conséquent, au point où j'en suis, et sans l'avoir fait exprès, sans l'avoir recherché, la poésie, pourrai-je dire, s'est imposée à moi. Il ne s'agit pas d'un retour après une infidélité, mais j'ai éprouvé très fort le sentiment de m'exprimer, au sens très fort du terme —, et cette expression se fait tout naturellement par le biais et par le moyen de la poésie.
— Vous disiez en 1943 dans Tropiques: «maintenir la poésie» comme si face aux problèmes terribles qui étaient les nôtres à cette époque-là, vous teniez à affirmer que rien ne pouvait pallier l'absence de la poésie. Vous écriviez alors: «Pourquoi maintenir la poésie? Se défendre du social par la création d'une zone d'incandescence en deçà de laquelle, à l'intérieur de laquelle fleurit dans une sécurité terrible la fleur inouïe du “je”, dépouiller toute l'existence matérielle dans le silence et les hauts feux glacés de l'humour. Que ce soit par la création d'une zone de feu, que ce soit par la création d'une zone de silence et conquérir par la révolte la part franche où se susciter soi-même, intégral, telles sont quelques unes des exigences qui depuis un siècle bientôt tendent à s imposer à tout poète, et nous entendons, fidèles à la poésie, la maintenir vivante comme un ulcère, comme une panique image de catastrophe et de liberté, de chute et de délivrance…» Voilà donc, cela continue aujourd'hui?
— J'avais oublié ces textes, en tout cas je n'ai rien à y ajouter et je ne les récuse en rien. C'est un des grands enseignements que j'ai tiré du surréalisme: c'est la conception de la poésie non pas comme effusion mais comme moyen de détection, comme moyen de révélation. La poésie comme accès à l'Être, comme accès à soi-même, comme accès aux forces profondes, et, bien entendu pour moi, l'accès aux forces profondes, c'est le geyser et c'est l'éruption, l'éruption de ces forces si longtemps enfouies et occultées par les débris et par les scories.
— Tout de suite dans le vocabulaire apparaissent les mots: «éruption», «geyser», etc. autrement dit cette quête profonde de soi, passe presque toujours par des identifications avec des éléments de la nature. Dans le Cahier... il y a la pirogue au moment où vous demandez à votre pays de vous donner la force, vous dites «comme cette pirogue...» et puis dans Moi, laminaire, il y a le fleuve qui apparaît de façon abondante. Vous changez d'identifications. Parfois, c'est l'arbre, parfois c'est le volcan, et puis là, dès le titre Moi, laminaire, vous affirmez: c'est la plante. Comme disait Suzanne Césaire dans Tropiques: «Je pense comme une plante». Et voilà que vous affirmez dès le titre: c'est le laminaire, et donc la plante, mais la plante qui est en même temps dans l'eau, qui est en même temps accrochée au rocher.
— S'il est vrai qu'il y a un moi «baladin» et l'autre moi, le moi tapi ou reclus, par le poème qui le libère, je me ressens total et tellurique, c'est-à-dire à la fois essentiel et solidaire.
— «A force de penser au fleuve, je suis devenu un Congo» dit le Cahier…
— Il y a de cela. Tout à l'heure vous me demandiez pourquoi ce retour à la poésie? Eh bien, c'est un petit peu exprimé dans mon premier poème, qui se termine ainsi: «La pression atmosphérique, ou plutôt l'historique agrandit démesurément mes maux même si elle rend somptueux certains de mes mots».
Effectivement à une époque où je sens le «moi» antillais menacé, cerné, grignoté, au moment où j'ai l'impression qu'il y a une course contre la montre, j'éprouve un sentiment tragique et c'est dans ces moments qu'on s'agrippe à soi-même et le recours à la poésie sous la pression historique me paraît être l'essentiel droit de recours. Pour ce qui est de la question que vous m'avez posée: que voudrais-je être, mon Dieu, j'ai la tentation panthéiste, je voudrais être tout! Je voudrais être tous les éléments. Mais c'est vrai que j'ai toujours été fasciné par l’arbre. Le motif végétal est un motif qui est central chez moi, l'arbre est là. Il est partout, il m'inquiète, il m'intrigue, il me nourrit. Il y a le phénomène de la racine, de l'accrochement au sol, il y a le phénomène du fût qui s'élève à la verticale. Il y a le motif de l'épanouissement du feuillage au soleil et de l'ombre protectrice. Tout cela fait partie de mon imaginaire incontestablement. Comme en fait partie le décor marin: l'océan, la vague, par exemple la vague qui défonce la falaise du côté de Grand-Rivière ou de Basse-Pointe, ce qui m'a toujours sidéré. Je crois que c'est un autre aspect de ma personnalité. Et puis je dois dire alors que s'il y a très peu de mangrove, il y a beaucoup de montagne, et la montagne sous la forme du volcan. On peut essayer de comprendre, d'abord parce que les Antilles ce n'est jamais que de la montagne, de l'eau et de la montagne d'abord, c'est un phénomène tout bêtement géographique. Et puis très tôt la montagne est devenue pour moi le volcan. Là encore il y a une détermination géographique très précise. Votre Soufrière de Guadeloupe on n'est pas près de l'oublier, pas plus que ma Pelée. J'ai toujours le sentiment qu'on est né de la montagne, on est né du volcan. Nous sommes les fils du volcan. Et ça explique peut-être bien des choses. D'abord l'attente de la catastrophe perpétuelle: à n'importe quel moment le grand événement peut se produire! Et puis, j'ai un peu l'habitude de dire que si je voulais me situer psychologiquement, et peut-être situer le peuple martiniquais, je dirais que c'est un peuple péléen. Je sens que ma poésie est péléenne parce que précisément ma poésie n'est pas du tout une poésie effusive, autrement dit qui se dégage… se dégage perpétuellement: je crois que la parole est une parole rare. Cela signifie qu'elle s'accumule. Elle s'accumule pendant longtemps, elle s'accumule patiemment, elle fait son cheminement, on peut la croire éteinte et brusquement, la grande déchirure. C'est ce qui donne son caractère dramatique: l'éruption. Ainsi ma poésie est une poésie péléenne. En tout cas, me pensant, c'est toujours en termes de terre, ou de mer, ou de végétal que je me dessine.
— Il y a beaucoup d'éléments, puisqu’avec l'arbre on a la terre, avec le volcan on a le feu et puis il y a l'eau. C'est l'air qui vous manque?
— Oui, c'est bien pour ça qu'il y a cette aspiration à l'air, il y a cette dénonciation de la torpeur. La torpeur! Alors là on peut le transposer sur le plan politique, et la torpeur, le torpide cela m'écrase. C'est vraiment l'aspect négatif du soleil, le soleil non pas vainqueur, mais écrasant. Ah! le vent! Vent des mornes! Vent du large!
— Le laminaire, c'est à la fois un végétal, c'est l'arbre, je dirais: en plus modeste. C'est à la fois une petite algue qui est là, qui suit le mouvement des vagues, mais qui est là et qui reste accrochée. Autrement dit, est-ce qu'il n'y a pas là dans ce bilan une certaine modestie? C'est-à-dire que ce n'est plus le jeune homme qui débarque dans le pays natal et qui proclame comme un futur père; «Pays je vais te fabriquer, je vais te faire.» Est-ce que ce n'est pas plutôt ici le fils qui dit: «Pays, tu existes et tu existes par toi-même, peut-être sans moi aussi et je ne suis qu'un fils». Est-ce qu'il n'y a pas une modestie retrouvée?
— Il y a tout simplement entre Cahier… et Moi, laminaire, toute une vie, il y a 50 ans de différence. Alors évidemment, la différence qu'il y a entre les deux recueils c'est qu'au départ, il y a le lyrisme, il y a le grand coup d'aile, il y a Icare qui se met des ailes et qui part. Et puis avec l'autre, je ne dis pas que c'est l'homme foudroyé, mais enfin l'homme rendu à la dure réalité et qui fait le bilan, (je ne sais pas si le compte à rebours a vraiment commencé), mais en tout cas un bilan, disons provisoire et qui veut être sincère, d'une vie d'homme. C'est quoi une vie d'homme ? Evidemment une vie d'homme ce n'est pas ombre et lumière. C'est le combat de l'ombre et de la lumière, ce n'est pas une sorte de ferveur et une sorte d'angélisme, c'est une lutte entre l'espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur, et cela est valable pour tous les hommes, finalement sans naïveté aucune parce que je suis un homme de l'instinct, je suis du côté de l'espérance, mais d'une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté parce que je sais que là est le devoir. Parce que désespérer de l'Histoire, c'est désespérer de l'Homme.
— Vous êtes sur le plan politique, culturel, littéraire, une figure de proue. Vous êtes aussi pour certains, — qui je crois se trompent, — une image de père. Vous êtes pour d'autres un «père indigne», contesté sur le plan culturel parfois, mais politique surtout, ce qui fait que vous êtes parfois celui par qui on jauge dans certains milieux l'avancée du pays. Et ce bilan-là aussi vous le faites. Et ce bilan-là c'est: est-ce que j'ai été «la bouche qui parle au nom de ceux qui n'ont point de bouche», est-ce que j'aurai contribué, pour reprendre le titre d'un de vos poèmes qui est peut-être le plus célèbre sur le plan politique, à faire sortir mon pays «hors des jours étrangers»?
— Le principe d'individuation n'a jamais été très fort chez moi. Une de mes caractéristiques peut-être, c'est que très tôt je me suis ressenti beaucoup plus en pays qu'en être, qu'en être singulier, qu'en être individuel. Autrement dit, je me suis identifié. Mais pas par les voies intellectuelles tout simplement! Je me réveille Martinique, je me réveille Guadeloupe, je me réveille Haïti. Il y a identification avec tel pays de ma géographie cordiale. Vous avez parlé de modestie, on peut aussi parler d'orgueil, modestie et orgueil… Quoiqu'il en soit, je ne dirai pas que je suis le père de l'identité martiniquaise, mais que j'ai contribué, plus qu'aucun autre peut-être et parmi les premiers, à révéler l'Antillais à lui-même. A ce point de vue là, je n'ai de leçon à recevoir de personne.
— Modestie ou orgueil,… Tout dépend où se trouve l'arbre, au milieu d'une forêt ou tout seul sur l'île.
— Vous l'avez dit! Modestie et orgueil, selon le moment, selon l'humeur, selon l'angle sous lequel on considère les choses, parce qu'il est bon que la contradiction soit reconnue, qu'elle soit maintenue. Je suis l'homme des contradictions et la poésie au fond c'est elle qui transcende les contradictions. Par conséquent, je suis à la fois modestie et orgueil, parce que l'enseignement collectif est à la fois fragilité et élection. C'est le sentiment que j'ai des Antilles: comme c'est rien, comme c'est fragile, comme c'est à la limite du néant et en même temps, paradoxalement, de la somme même des handicaps naît un petit peu le sentiment d'une certaine élection. Comme si ces débris n'étaient pas des débris quelconques et que peut-être confusément de là naîtra le monde de demain. Autrement dit, le rien, le plus infime canton de l'univers, le microcosme le plus insignifiant, un point ou des points sur l'océan, mais aussi paradoxalement à partir desquels peut-être peut renaître le monde.
— Ce qui veut dire qu'au fond, quand on regarde tous vos écrits, il y a quelque chose qui n'apparaît jamais, c'est parfois, disons, une certaine honte d'être Antillais, un certain ressentiment parfois de ce que les Antillais ne suivent pas le prophète, ne suivent pas le poète, ne suivent pas le politicien qui leur dit l'avancée, qui leur montre en quelque sorte le futur. Autrement dit, l'idée assez fréquente dans notre littérature que ces bergers qu'ils soient intellectuels, hommes politiques ou écrivains, les bergers ont un peu honte de leur troupeau. Et ça, je crois qu'il n'y a pas cela chez vous, bien qu'on retrouve parfois l'idée du berger. Est-ce que finalement ce n'est pas parce que vous vous rendez compte que les Antillais, on ne peut pas être leur berger parce que, comme tous les peuples d'ailleurs, ce ne sont pas des moutons, mais ce sont aussi des arbres et que vous êtes un arbre parmi d'autres qui peut indiquer une direction mais qui ne peut seul orienter la forêt de sa communauté?
— C'est peut-être une chose que la pratique politique m'a enseignée. Il est de mode de dire beaucoup de mal de la politique. C'est très facile de venir dire que la politique m'a détourné de l'essentiel, c'est un lieu commun n'est-ce pas? Que j'ai perdu beaucoup de temps, que j'aurais dû me consacrer à mon œuvre. Beaucoup d'amis me le disent, me le reprochent. Mais finalement, je crois qu'il n'y a jamais de hasard dans la vie. Que pendant près de 40 ans, je me sois occupé, sans être de nature essentiellement politicienne, que je me sois occupé de la chose publique, il doit bien y avoir une raison secrète. Alors, finalement, si j'y suis resté, si je l'ai fait, c'est parce que j'ai sans doute senti que la politique était quand même un mode de relation avec cet essentiel qu'est la communauté à laquelle j'appartiens. Alors ça, c'est la reconnaissance que j'ai envers la politique parce qu'à aucun moment je n'ai pu, je n'ai cessé même une seconde de penser que je suis de cette communauté-là, que je suis des Antilles, que dis-je, que je suis de Trénelle, que je suis de Volga-Plage, que je suis de Texaco, que je suis l'homme du faubourg, que je suis l'homme de la mangrove, que je suis l'homme de la montagne. Et la politique a maintenu vivant ce lien et vivante cette relation. Et alors lorsque j'ai le sentiment que j'ai perdu beaucoup de temps à des questions mineures, des réclamations dont certaines peuvent paraître futiles ou oiseuses, mais non, finalement cela me permet de découvrir au fur et à mesure, — je n'ai jamais fini de le découvrir — de découvrir un peuple et de m'apercevoir que chez ce peuple, qui n'a presque pas de nom dans l'Histoire, il y a ce qui peut apparaître comme une forêt de réactions qu'on ne comprend pas très bien, mais il y a une sorte de logique secrète, il y a un instinct, il y a un vouloir vivre qui va dans une direction qu'il faut savoir comprendre et qu'il faut savoir peut-être canaliser et diriger, et qu'en réalité nous ne sommes pas les pères du peuple, nous sommes bien ce qu'on a dit tout à l'heure les fils du peuple.
— On imagine mal le poète solitaire Césaire et le député-maire Césaire aussi près l'un de l'autre, à tenter de faire la synthèse entre l’action poétique et l'action politique.
— Oui. Là encore, le surréalisme n'est pas loin: Réconcilier le rêve et l'action, le rêve et la réalité. Et alors avec simplement en plus la conscience que la réalité est rude et que ce n'est pas si simple que cela, et qu'aucun slogan ne simplifiera jamais cela. Et aussi le sentiment d'une singularité antillaise qui fait que dans mon esprit, la pire chose, et cela je le dis pour les nôtres, ce serait d'imaginer que les Antilles rentrent dans une catégorie toute faite, qu'on va s'en sortir avec des formules sacramentelles. Moi, au contraire, je suis très frappé par la singularité antillaise et c'est par l'imagination qu'on trouvera la solution de nos vrais problèmes parce qu'il y a aussi beaucoup de faux problèmes.
— Cela me rappelle quelque chose: Daniel Maragnès, un écrivain guadeloupéen, essayant de définir notre singularité d'Antillais disait: Regardez bien notre danse du laghia, c'est une danse de combat, donc il y a lutte et ce combat se fait sous quelle forme?: l'esquive, puisque pendant l'esclavage, la lutte était interdite, il fallait avoir l'air de s'amuser dès que le maître paraissait, donc c'est une danse fondée sur l'esquive. Autrement dit, est-ce que ce n'est pas un peu cela que vous dites, c'est-à-dire que la résistance persiste même sous une apparence d'échec ou de soumission. En même temps, la combativité est là, qui apparaît de temps en temps comme un volcan qui éclate, comme ces révoltes qui éclatent brusquement, qui sont toujours là potentielles. Et puis en même temps il y a la danse, c'est-à-dire, derrière tout cela, la vitalité, c'est-à-dire l'équilibre, parce qu'on ne danse pas, on ne chante pas si l’on n'est pas équilibré, si on est angoissé ou névrosé, autrement dit entre ces trois pôles: lutte, esquive et création, on pourrait mieux cerner l'identité antillaise, à condition de ne pas la réduire ou la simplifier.
— Oui, mais j'ajouterai en plus la volonté de bâtir. Le motif de l'architecte: bâtir, construire, c'est le mot contraire au débris, et je crois que si j'avais un appel à faire aux jeunes, à la nouvelle génération, je dirais, il faut construire. Les Antilles, c'est la chose à construire.
— Donc, la création…
— La création! Voilà! Et cet appel à la création vaut pour tout le monde. Mon idée essentielle, c'est qu'il faut que chaque Antillais se sente responsable, il est comptable de demain. Il faut qu'il apporte sa pierre à l'édifice comme on dit, il faut construire et ne s’en remettre à personne. Ne s'en remettre à personne qui serait préposé à cette tâche ou qui serait délégué à cette tâche. Il y a un sentiment qui me paraît fondamental, il faut en finir avec cette coupure entre une élite et un peuple, entre les habiles et les non-habiles, ceux qui détiennent la vérité et ceux qui ne la détiennent pas…
— Ceux qui détiennent la parole aussi…
— La parole. Et ils ne s'aperçoivent même pas qu'il s'agit d'une conception terriblement élitaire ou élitiste de leur rôle. S'il y a, je crois, quelque chose qui s'impose, c'est de se convaincre encore une fois chacun à notre niveau, chacun dans nos rôles respectifs, et cela dans tous les domaines, qu'il y a la nécessité de prendre conscience d'une responsabilité. Et une volonté non pas de détruire, c'est le plus facile, mais de construire précisément à partir de ce qui a été détruit par la violence de l'Histoire.
— Il y avait dans Une Saison au Congo quelqu'un qui disait à Lumumba: «On n'invente pas un arbre, on le plante.» Donc, c'est bien clair que derrière le désespoir de n'avoir pas complètement prophétisé ou que la prophétie n'ait pas été suivie entre le Cahier et Moi, laminaire, il y a quand même cette certitude que finalement il n'y a pas de solitude. Il n'y a pas de solitude parce que il y a les autres arbres qui sont là, solides comme des verbes être.
— Il n'y a pas la solitude, parce qu'il y a, perpétuelle, angoissée, la lutte contre la solitude.
— Alors, à propos de la lutte contre la solitude, vous êtes en bonne compagnie, vous êtes avec vos frères dans Moi, laminaire. Avec Damas, avec Miguel Angel Asturias, avec Wifredo Lam (vous avez écrit une dizaine de poèmes inspirés par un certain nombre de ses tableaux qu'il souhaitait vous voir illustrer), et puis Frantz Fanon. Vous faites dans ce recueil, une sorte de bilan, et dans ce bilan vous dites: je n'étais pas tout seul, et d'ailleurs quand vous parlez d'eux, on a l'impression que c'est un peu de vous aussi que vous parlez. Alors, Damas, c'est le poète maudit, pour vous, c'est Rimbaud vivant?
— Nous avons tous participé à la même aventure. Il y a les parangons, les paraclets, et j'ai un peu l'impression que tous nous avons défriché une partie du chemin, une partie du domaine, et que nous devons tous à chacun quelque chose, chacun dans sa singularité, dans sa particularité. Je n'oublierai jamais Damas, parce que je l'ai connu très jeune, et au moment où Senghor et moi étions encore sur les bancs de l'université à préparer des diplômes, Damas était déjà pour nous le poète, le poète qui nous intriguait, le poète maudit, parce qu'il s'était libéré avant tout le monde. Damas, si j'avais à le définir: je le revois encore, tel qu'il était à l'époque et non pas tel qu'il est devenu après sa longue maladie, à la fois dandy et ricaneur, épris de musique, de musique de jazz qu'il connaissait parfaitement, épris de langue anglaise qu'il parlait plus souvent que le français.
— C'était un peu un Noir américain, Damas!
— Voilà, vous avez dit l'essentiel. Pour nous, c'était à Paris: Le Noir américain, et ce qui m'a toujours frappé chez lui, c'est que derrière tout cet aspect ou dandy ou clown, ou ricaneur, j'ai toujours senti chez lui, une immense dimension tragique. Il y avait cette angoisse qu'il dissimulait, il y avait cette sentimentalité profonde, presque d'enfant, il y avait ce sentiment de la déréliction, il y avait tout cela dans le ricanement de Damas, dans le bégaiement de Damas, dans le caractère fantasque de Damas. C'est tout cela qui a alimenté sa poésie, et qui fait de lui un très authentique poète. Il a poussé le premier le cri, le cri fondamental.
— Dans un de ses tout derniers poèmes, il écrivait ceci:
«Pour avoir été plus souvent qu'à mon tour
de corvée
de garde
l'œil ouvert
l'arme aux pieds
quand ce ne fut point
prédestiné à être
toujours sur la brèche
entre four et moulin
la main à la pâte
astiquée au beurre frais
même les jours sans
dont ceux à mémoire courte
et vue basse
ne peuvent il est vrai se souvenir»,
Vous le retrouvez bien là?
— Ah! je retrouve tout à fait Damas dans cette syncope, dam ce rythme saccadé, et haletant et puis cette mémoire lointaine de caravane, de Gorée, tout cela y est!…
— Il y a un deuxième frère qui apparaît avec le poème qui s'appelle: «Quand Miguel Angel Asturias disparut…» Et cela peut étonner d'ailleurs des gens qui vous connaissent mal, qui vous limitent seulement au monde francophone: Senghor, Césaire, Damas, l'Afrique: disons que ce «cadastre»-là, on le connaît bien. Mais les Antilles, c'est aussi l'Amérique. Même si l'origine historique, c'est l'Afrique, c'est l'Europe, et la déportation des hommes, il est clair que nos peuples se sont édifiés en s'inscrivant dans un paysage bien déterminé, dans cette montagne, dans ce volcan, dans ces îles, dans cette mer, qui imposent à leurs enfants de se dire d'une manière commune. Et c'est peut-être en cela qu'entre Asturias et vous-même on retrouve en effet une fraternité absolue.
— Comme vous l'avez dit, effectivement, il y a ce fait premier tout simplement, que nous appartenons au continent américain. Il y a cette dimension géographique, il y a cette dimension tellurique, et c'est l'Amérique, les volcans du Guatemala, c'est la revanche de l'Inca sur le Conquistador, par le merveilleux. C'est la machine vaincue par la forêt vierge; c'est le raisonnement vaincu par la poésie, les retournements de l'histoire. Et l'accès à une nouvelle humanité qui est en réalité la revanche d'une humanité plus profonde; c'est tout ça pour moi un peu Asturias.
— Alors Wifredo Lam, le grand peintre cubain, c'est un peu la même chose?
— C'est un peu la même chose avec la différence que Wifredo Lam c'est un pas de plus vers la Caraïbe: c'est la Caraïbe, et c'est le peintre, le peintre ainsi que je l'entends. Ce n'est pas pour moi uniquement un phénomène pictural, Lam est un poète. C'est la peinture de quoi? C'est la peinture de l'initié. C'est la lumière que j'ai choisi de projeter sur lui. Non pas celui qui a continué Picasso, ce n'est pas du tout à ce niveau-là que je me suis situé, mais je vois en lui quelque chose qui pour moi est plus important, je vois l'homme des Antilles, dans sa relation avec lui-même, avec la nature, avec une histoire, avec une géographie, et avec une tradition.
— Et puis avec le sacré aussi…
— Et avec le sacré! Et c'est par là que je voulais finir: je ne dirai pas: Wifredo Lam est l'épigone de Picasso, je dirai: Wifredo Lam c'est l'élève et l'initié de Mantonica Wilson. Et c'est pourquoi j'ai mis en tête de ces poèmes à lui consacrés cette phrase de lui: «Mantonica Wilson, ma marraine, avait le pouvoir de conjurer les éléments». (Nous ne sommes pas très loin d'Asturias). «Je l'ai visité dans sa maison remplie d'idoles africaines, elle m'a donné la protection de tous ses dieux: de Yemanja, déesse de la mer, de Shango, dieu de la guerre, compagnon de Ogoun-ferraille, dieu du métal qui dorait chaque matin le soleil, toujours à côté d'Olorun, le dieu absolu de la création.» Et ce que dit cette peinture de Wifredo Lam, c'est précisément la création, c'est le soleil, c'est la jungle, c'est l'arbre, et finalement c'est la lutte, c'est la gourde de vie, c'est le germe, et c'est la lutte incessante de la contre la mort. Et regardez le caractère dramatique de plusieurs de ses tableaux, et bien c’est, finalement, malgré le malheur qui n’est pas nié, c’est en définitive, malgré tous les avatars, la vie plus forte que la mort.
— A propos d’un de ses tableaux, vous avez écrit ceci : « Préserve la parole, rend fragile l’apparence, capte au décor le secret des racines, la résistance ressuscite autour de quelques fantômes plus vrais que leur allure, insolites bâtisseurs. » C’est unpeu ça!
— Et c’est le monde de demain qui, malgré la cécité de certains, déjà se bâtit.
— Et puis dans le sacré il y a presque le secret !...
— Je crois que le secret va avec le sacré.
— En allant dans cette profondeur caraïbe, sous la mer, on retrouve l’Afrique. Il y a des dieux qui apparaissent chez Wifredo Lam, mais chez vous aussi, dans votre théâtre, qui est-ce qui est à coté de Lumumba? qui est-ce qui est à côté de Caliban? c’est le dieu Eshu, qui est-ce qui est à côté du Roi Christophe? c’est Ogun, c’est Shango... Autrement dit, il ne s’agit pas d’illustration pour faire «exotique», pour faire «africain», il y a la certitude qu’après tout quelque chose qui nous a été volé, que nous avions au départ, avant le départ, de la mère-Afrique, n’a peut-être pas totalement disparu. Et c’est notre rapport à un sacré qui est là, discrètement à l’œuvre dans notre réalité antillaise et qui nous modèle, et nous motive et peut-être, est-ce là ce qui explique notre lieu de force, d’où nous forgeons finalement notre pouvoir de résistance et d’action. Alors chez Lam, c’est un peu cela qui vous fascine, je crois, d’avoir découvert qu’il avait reçu cette initiation, qui donne pour vous la clé de sa force et de sa création.
— Nous sommes des hommes du sacré. Je ne suis pas initié, je suis initié par la poésie, si vous voulez, et je crois que je suis un homme du sacré. Le sacré martiniquais, le sacré antillais, il existe, bien sûr, il a été galvaudé, il a été occulté, il a été ignoré et parfois, terriblement dénaturé au point que les Antillais eux-mêmes ou ne le comprennent pas, ou en méjugent, mais je crois qu’il est là, fondamental. L’illustration de ce que je dis, je l’ai eue brusquement un jour, en Casamance, avec André Malraux. On avait organisé une sorte de grande fête un petit peu folklorique, et brusquement au détour d’un chemin, je vois apparaître un grand masque, Je reste saisi, je dis au Sénégalais qui était à côté de moi: «Mais comment, ce masque, vous aussi, vous l’avez»? Il dit «comment nous l’avons? comment nous aussi? Mais c’est notre masque!» Je dis: «Oui, mais il existe aussi aux Antilles! Il existe à la Martinique! Je reconnais ce qu’on appelle à la Martinique “le diable du Mardi-Gras”.» C’est un masque avec des cornes de bovidé, un grand manteau rouge constellé de petits miroirs juxtaposés, une queue de bœuf. Il se précipite dans la foule et effraie les enfants: une sorte de terreur sacrée s’empare de la foule antillaise quand il apparaît. Je demande alors au guide: «Mais qu’est-ce que c’est pour vous? ». Il me répond: «C’est le masque que portent les initiés! ». Et il m’explique le symbolisme de ce masque, les cornes de bovidé, c’est un peu comme les cornes d’abondance, c’est le symbole de la richesse, et la constellation de miroirs, c’est le symbole de la connaissance. Autrement dit, lorsque l’on est initié, on est riche, on est riche totalement, on est riche matériellement, et plus encore, on est riche spirituellement. Voilà donc le symbolisme de ce masque. Et voici le drame de l’histoire: chez nous il est devenu le diable, autrement dit, tout se passe comme si le dieu du vaincu était devenu le diable du vainqueur. Il me semble que dans cette histoire, il y a tout le résumé de l’histoire antillaise. Ainsi je crois que le sacré existe chez nous, mais il s’agit d’un sacré qui est profané, il s’agit d’un sacré qui est galvaudé, et s’il s’agit de retrouver le sacré, il faut le retrouver par les voies de l’art, il faut le retrouver par les voies du langage, par les voies de la poésie, et il faut se garder de faire une utilisation folklorique du sacré. Retrouver le sacré cela veut dire redonner son énergie au sacré, autrement dit: redonner au sacré la dimension révolutionnaire, au sens propre du mot.
— Vous dites qu’il est profané, on peut aussi dire qu’il est profane, c’est-à-dire qu’il a perdu la signification religieuse qu’il avait en Afrique, mais qui n’est pas forcément seulement la dégradation dans les superstitions. Quand le tambourineur frappe le gros-Ka, il ne sait plus chez nous maintenant quelles sont les significations exactes du message qui était très clair, comme aujourd’hui le tambour africain ou comme encore le tambour vaudou d’Haïti ou le tambour de la Santeria cubaine ou le tambour du Candomblé de Bahia. Disons que chez nous la chose s’est profanée dans la mesure où nous ne savons plus quel était ce message des dieux, quel était le sens de cette communication avec l’autre, nous avons toujours gardé la frappe, nous savons toujours taper, autrement dit nous sommes, à la limite, dans le sacré sans le savoir.
— C’est sûr, l’aliénation a passé par là! Et ce qui m’importe à moi, c’est de savoir de nouveau ce que parler veut dire et provoquer le réveil des forces.
— Alors le quatrième compagnon, c’est Fanon! vous avez écrit assez récemment, ce poème d’hommage, dans lequel on lit ce vers: «Tu rayes le regard des bourreaux». Or cela c’est un vers que l’on retrouve à propos de Lumumba dans Une saison au Congo! donc à vingt ans de distance, quand Lumumba définit le prophète politique comme celui qui va «rayer le regard, rayer l’œil des bourreaux».
— Oui, vous voyez qu’il y a des constantes! Et je ne m’en suis pas aperçu!
— Donc, chez Fanon c’est la dimension prophétique qui est pour vous, je crois, essentielle?
— Ce poème que j’ai écrit sur Fanon n’est pas du tout un poème de circonstances. Effectivement, je l’ai envoyé comme ma contribution à ce mémorial Fanon, car Fanon est un homme que je connaissais bien. J’ai été le premier lecteur de Peau Noire Masques Blancs, et Fanon m’a toujours manifesté beaucoup de confiance et je dois dire beaucoup d’affection, ce qui n’avait rien à voir du tout avec la politique, dont nous discutions très librement. Je dois dire qu’à cette époque-là son message était combattu farouchement par certains qui s’en réclament à l’heure actuelle. Mais, il risque d’y avoir à son sujet un vaste malentendu. Il serait complètement faux de réduire la personnalité de Fanon à la seule dimension de la politique ou de la pratique politique, l’appel à la force, à la violence. Fanon était beaucoup plus riche que cela. Et ce dont on ne s’aperçoit pas, c’est que si Fanon est important, c’est qu’il y avait chez Fanon la dimension poétique. J’ai dit qu’il y avait chez Damas la dimension tragique, et bien il y avait chez Fanon la dimension poétique. Ce n’est pas du tout l’homme d’un marxisme desséché. C’est pourquoi le recours à Fanon est utile, parce qu’en définitive, c’est le recours à l’homme, et c’est le retour à l’homme, et le recours à la vision qui voit beaucoup plus loin que la vue. J’oppose la vision à la vue, et vous avez prononcé le mot de prophétique. C’est par là que Fanon, c’est vrai, est prophète, il est en avant, bien entendu, et il profère. Ce qui signifie qu’il ne faut pas chercher dans Fanon un petit formulaire, un petit catéchisme pour l’action quotidienne. Ce qu’il faut retirer de Fanon, c’est un grand souffle, une grande lancée; et c’est une grande vision qui éclaire non pas forcément le chemin d’aujourd’hui, mais en tout cas qui balaye tout l’horizon.
Sur Potomitan:
- Aimé Césaire - Page de présentation.
- Aimé Césaire - Page hommage.
"J'ai toujours le sentiment qu'on est né de la montagne, on est né du volcan. Nous sommes les fils du volcan." - Aimé Césaire. (Photo: Dômes de la Pelée)