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Papa Sézè ni 90 Lanné! Aimé Césaire a 90 ans!
Césaire et Papa Estéphen par
Plumeria rubra, franjipanyé jòn. Photo Luca Palli. |
«Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme.» - Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme
Je me souviens encore de ce temps, où dans le quartier
de mon enfance, on adorait Dieu et Aimé Césaire.
D’ailleurs, mon arrière grand-père,
Papa Estéphen qui avait des difficultés pour
se déplacer retrouvait la vue et une vigueur inattendue,
ces jours où la visite du maire était annoncée
à Crozanville.
Il attendait appuyé sur le portail, revenait s’asseoir sur son tabouret et recommençait ainsi jusqu’à ce que le maire arrive enfin. Au dessus du grillage, Aimé Césaire lui serrait la main, lui disait quelques mots puis continuait sa visite des habitants qui, à chaque élection lui déversaient dans les urnes, leur adoration.
Toute la journée, le visage de Papa Estéphen,
plutôt grognon, s’illuminait d’un sourire
de ravissement. Nous partagions son bonheur, d’autant
que ces jours de passage, il devenait très généreux.
Nous nous bousculions pour aller à la boutique lui
acheter son tafia, il ne nous réclamait pas la monnaie.
A Crozanville on était gaulliste et césairiste.
Est-ce que ça pouvait aller ensemble? Nous grandissions
dans l’amour de Césaire «l’homme
qui fait sourire la langue française», parole
d’Estéphen. Sans l’exprimer avec les
mots que l’école n’avait pas eu le temps
de leur apprendre, nos parents nous insufflaient le respect
de cet homme, garant de la dignité et de la résistance
de l’homme martiniquais.
Nous sentions bien que cette école des Gaulois qui
nous apprenait la France, sans nous parler de nous, avait
quelque chose de pas Césairien. Il y avait un problème
non identifié.
Et ces filles de gendarme qui pourtant nous disait-on partageaient
avec nous les mêmes ancêtres, résistaient
étrangement au soleil qui nous colorait tant. Il
y avait là encore quelque chose de pas césairien.
Une certaine année, vêtues de blanc, agitant nos petits drapeaux bleu blanc rouge, nous avons suivies en rang serrées nos institutrices, pour aller sur la Savane accueillir le Général de Gaulle. Celles qui comme moi étaient nourries au biberon Césaire, ont entendu le libérateur de la France crier l’évidence, «vous êtes foncés». Il avait dit «vous êtes Français»!
Plus tard, Césaire dénonce le génocide par substitution. Le maître des mots exprime ce qui étonne tout enfant naturellement curieux et interrogateur. Pourquoi les chefs de service, les directeurs, les dirigeants sont-ils toujours blancs dans ce pays de Nègres?
L’adolescence réveillant tous nos sens, nous avons obstinément pris celui de la contestation. D’autres voix moins connues, plus isolées, dénonçaient les mêmes maux et préconisaient des solutions plus chirurgicales, conscientes que pour sauver le peuple de la gangrène colonisatrice, seule l’amputation devait être la solution.
La rupture se produit, mais avec notre nègre fondamental. Le discours de son Parti Progressiste Martiniquais se fait désormais plus virulent à l’encontre de celles et ceux qui, en final de compte, ont déposé le biberon Césaire pour marcher, debout vers la libération nationale.
Un mot chargé de rejet, de mépris, fait son
apparition dans le vocabulaire courant: séparatistes.
On crache sur ces aventuristes, écologistes, indépendantistes
coupables de vouloir se débarrasser des colonialistes.
Notre nègre fondamental commence à ne plus
être fondamental du tout. D’autant qu’autour
de lui un parasite de contact, la césairolatrie,
se développe indifféremment sur des tissus
lésés et sains. Pris de démangeaisons
souvent féroces, les plumes et les combats djols
des partisans se déchaînent. Nous en perdons
notre créole… et notre idole.
Un Renard a cru profiter de la crise freudienne pour dévorer la famille décomposée et se poser en tueur du père. Sentant le moment grave, des filles et fils parmi les plus virulents qui rejetaient les élections françaises, ont mis un bois koré à la révolution, le temps d’aller avec leur bulletin de vote, graver l’invincibilité électorale du socle Césaire.
L’école ne nous invitant toujours pas au voyage en nous même, «Me reconquérir, voilà mon obsession», nous résistons encore en lisant Aimé Césaire. Le «Cahier d’un retour au pays natal» nous invite à rejeter la passivité, la soumission, pour conquérir notre dignité d’ «homme debout et libre».
Puis est venu le moratoire, un certain soir annoncé. Du lait des biberons Césaire au chocolat de première communion, tout nous est remonté puisque la fibre qu’on croyait morte attendait toujours une étincelle. Un espoir mal papaye entretenu par un Sermac (Service Municipal d’Action Culturelle) qui, envers et contre toutes les critiques méprisantes d’une droite assimilationniste, sauvait notre tambour, notre culture et les jeunes de nos quartiers.
Avec le moratoire, on vint au parti de Césaire comme
on va au Rotary. Rassurée la mulâtraille foyalaise
pouvait se rapprocher politiquement du nègre fondamental,
éloignant définitivement les assoiffés
de résistance, d’autant que le génocide
par substitution se précisait concrètement,
au quotidien.
La nature ayant horreur du vide, Alfred Marie-Jeanne a continué
et amplifié le discours de résistance. Les
indépendantistes, séparatistes, écologistes
tant décriés ont apporté leur contribution
à l’évolution des mentalités.
Les Martiniquais dans leur majorité veulent plus
de responsabilité, plus de pouvoir dans les affaires
de notre pays.
Les dernières élections législatives du Centre ont démontré que faute d’avoir su entretenir la flamme de résistance allumée par Aimé Césaire, son parti devient inaudible.
Parce que chaque Martiniquais a bien conscience que le «Discours sur le colonialisme» d’Aimé Césaire est toujours d’actualité.
«Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, des cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées.
On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer….»
Du biberon à la retraite Raffarin, Martiniquaises, Martiniquais, nous continuerons encore à nous nourrir de Césaire. C’est notre force.
Lisa David