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Éloge de l'interlocuteur

(Esthétiques sur la psychologie des poètes et écrivains: Dialogues avec Saint-John Kauss)

Jeanie Bogart

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Saint-John Kauss

Février 2010. Photo © Dr Mona Pervil.

L’INTERLOCUTEUR DE SAINT-JOHN KAUSS

Ses énoncés font figure d’un temple et lui, un anachorète dévoué à son unique amour, l’écrit, telles sont les images qui émergent de mon esprit en lisant l’éloge de Saint-John Kauss. Il invite tout bonnement à un culte, une tradition des lettres, de la littérature…

La cadence de ses mots cherche à transcender ce qui est à naître et qui doit être dit. On trouve dans la simplicité de ses explications une philosophie en quête de réinventer le métier. De chacune de ses réponses se dégagent la poésie et la littérature, comme des entités qui se livrent à travers ses mots et font corps avec lui.

Néanmoins, Saint-John Kauss ne se dévêt pas, il propulse le lecteur dans l’imaginaire et son inconscient qu’il semble vouloir livrer. Mais son ‘‘Je’’ reste complexe, subtil, caché, déguisé. Il réactualise les théories freudiennes derrière son jeu imaginaire/inconscient, ce qui parait provoquer d’ailleurs l’inquiétude de son interlocutrice qui peine à deviner ce Je et à diagnostiquer ces solitudes. Mais le poète tente brillamment de l’apprivoiser et se soustrait par des énoncés qu’il vide de leur importance: «cette vie est souvent affreuse à décrire et c’est beaucoup plus affreux avec l’âge» répond-il, alors que plus loin il admet: «j’écris pour me soulager des problèmes du temps…».

La question qui hante ma lecture de cet éloge est bien clinique, cependant. Ces problèmes, auxquels il fait allusion, sont-ils ceux du temps, de ses solitudes ou ceux de son inconscient?
«J’écris d’abord pour moi, et par souci de partage. Pour me soulager des problèmes du temps, par souci d’une thérapie. Pour partager ce tissu d’angoisse qu’est le temps et la terre souveraine».

Le caractère de ces pensées foisonne de non-dits et surtout d’inter-dits et le temps semble l’interpeller. «Ma vie est faite d’élocutions», avoue-t-il. Cependant comment peut-on entendre ces élocutions sans se perdre dans l’obscurité des mots avec leur vacarme de maux?

L’auteur nous soulève un pan du voile, mais le brouillard reste intense et loin d’être maitrisé. C’est une sorte de ‘‘défaut d’élocution clinique’’.  «Je survis  sur-vis», nous révèle-t- il.

La sphère littéraire dans laquelle il semble s’isoler, loin du public, ou il se complait bien savamment garde pourtant l’humain en visière. L’humain l’inspire et il entend même changer les mentalités. A l’instar du militaire qu’à été son père, il est isolé ou plutôt s’isole mais milite inconsciemment ou consciemment pour servir l’humain. Ainsi cet énoncé ‘‘L’animal qu’on appelle «l’homme»’’ qui semble offenser l’interlocutrice, en dépit de son ton satirique peut s’entendre plutôt comme une allégorie non comme une offense. En outre, ne peut-on pas voir également cette sphère littéraire dans laquelle il habite comme des balises de détresses? «Cette interview, avoue-t-il, est non seulement clinique mais thérapeutique. Clinique avec le lot de symptômes qui s’ensuivent et qui pourraient être bien difficile à diagnostiquer. Thérapeutique, avec le lot de traitements que nécessite le poète….»

On sent la terreur de ces solitudes, de ces souffrances, de ces frustrations en dépit des truchements fertiles de sa plume  «L’écriture est une thérapie, antidépressive…» et l’auteur ne triche pas, l’alchimie de ses écrits fait naître un tapis d’émotions inconscients et même conscients qui incite à une analyse plus avancée. Les éléments y semblent manifestes.

Saint-John Kauss pense nous offrir l’homme sans le poète/écrivain, tandis qu’en même temps il intensifie la célérité de la question qui hante nos lèvres: "Qui est l’homme derrière ce récit, et les réponses?"

Saint-John ne s’ouvre pas, il force à se faire lire. Il nous impose de retrouver la voie qui conduit à cette noblesse immortelle que sont l’écrivain et son œuvre.

Saint-John ne se laisse pas voir non plus, il veut être le prolongement du merveilleux, du phénomène littéraire, de l’art royal comme il le nomme, du contemplatif. Il impose l’excellence et réveille l’amour de l’esthétique. Son ton parfois polémique invite à la confession, une confession habillée de coups de gueule.

Lire l’éloge de Saint-John Kauss nous révèle à une vision qui chevauche l’imaginaire de l’homme, tandis que son cœur reste secret, encore caché dans la nébuleuse des «nuits d'ombre».

Navia MAGLOIRE
11/12/2009

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Table des chapitres

      1. Enfance, Adolescence, Jeunesse
      2. Cent mètres de solitude
      3. La machine à écrire: modèle de l'apprenti-écrivain
      4. Le permis d’écrire
      5. Le pays de la littérature
      6. Le métier d'écrivain
      7. Les chemins de l'évasion
      8. L'art-royal
      9. La poésie et le sacré
      10. Le sacré et le profane
      11. La théorie des fêtes et des couleurs
      12. Comment parler à la littérature
      13. Regards sur la littérature contemporaine
      14. Conversations sur la poésie moderne
      15. Discours sur la condition poétique
      16. Le Nouveau Roman et le roman contemporain
      17. Réflexions diverses sur le théâtre et l’Art total
      18. Les Manifestes littéraires
      19. Le pari de la littérature haïtienne
      20. Coup d’œil sur la musique haïtienne
      21. Considérations sur le vaudou haïtien
      22. Pour en finir avec le désenchantement poétique
      23. Références essentielles sur Haïti, l’Art et la Littérature
      24. Créateurs et universitaires face à l’œuvre de Saint-John Kauss

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                                                                                        à Roland, Davertige et Gérard,
                                                                                           en mémoire du mémorable

 

«Le rêve est une seconde vie.»
(Gérard de Nerval)

«Je pense à présent que tout le monde a raison, excepté les poètes.»
(Alfred de Vigny)

CHAPITRE 1

Enfance - Adolescence - Jeunesse

L’enfance

Un poète qui publie est considéré une personnalité publique. Vous vivez retiré, vous vous tenez à l’écart de toute manifestation (littéraire) publique et vous n’avez jamais tenu une vente signature. Pourquoi voulez-vous vous ouvrir au public maintenant dans une interview clinique avec moi?

Vous avez bien dit clinique, oui cette interview est non seulement clinique mais thérapeutique. Clinique avec le lot de symptômes qui s’ensuivent et qui pourraient être bien difficile à diagnostiquer. Thérapeutique, avec le lot de traitements que nécessite le poète. J’ai tellement de choses à dire et à redire. Ma vie est faite d’élocutions.

Vous vous semblez étonnée du fait que je vis retiré de l’animal qu’on appelle « homme ». La jalousie, les complots, j’en ai soupé.

Parlez-nous un peu de votre enfance. Où êtes-vous né?

Je suis né en Haïti, à Hinche par accident. En principe, je suis du Nord d’Haïti; de ma lignée maternelle, je suis de la frontière, Ouanaminthe, et paternellement de Fort Liberté.

Vos parents sont-ils encore vivants? Sinon, quels sont vos souvenirs de votre mère lorsque vous étiez enfant? Quel genre de femme était-elle?

Les deux sont vivants. J’ai plein de souvenirs des deux. Ma mère, je la suivais partout quand j’étais enfant. Ou plutôt, elle m’amenait partout. J’ai souvenance et je me plais à penser à la ville de Port-au-Prince d’antan. Grâce à ma mère, j’ai traversé Port-au-Prince de long en large, surtout du côté de Delmas où j’habitais. La route de l’Aéroport, le Village Lamothe, Deluxe Auto Ciné, Drive-in, Ciné Parc. Tout cela n’est que destruction et souvenances. Comment ne pas être nostalgique quand on pense aux «zenglendos» d’aujourd’hui.

On a une vague idée que votre père fut un haut gradé de l’Armée d’Haïti. Expliquez-nous vos rapports avec lui dans l’enfance.

Pourtant, c’était un homme très célèbre à son époque et à sa façon. Un vrai militaire de carrière. Il a étudié chez les «Marines» aux États-Unis (San Diego, Californie).
                                                                                                                                    
Mon rapport avec lui était celui d’un père autoritaire qui voulait que je sois militaire pour le remplacer dans l’armée. Ce dont j’ai refusé. Moi, je voulais être prêtre. Et jusqu’à présent, j’y pense. Je crois que j’ai raté cette profession de charité.

Enfant, aviez-vous déjà un penchant pour l’écriture ou la lecture?

Avant même l’âge de dix ans, j’y pensais. J’avais l’habitude de passer devant les librairies Action Sociale et Aux Livres pour Tous pour me rendre à Jean-Marie Guilloux, mon école primaire. Je m’arrêtais surtout Aux Livres pour Tous pour lécher les vitrines et admirer d’abord les Bandes Dessinées et par la suite la série des Bob Morane et consorts.

Avez-vous grandi à Hinche?

Je ne connais pas Hinche, malheureusement.

L’adolescence

Étiez-vous un adolescent rangé? Racontez-nous votre premier exploit amoureux.

Oui, et je le suis encore. Être discipliné, c’est bien. Je recevais des médailles chez les Frères. Au secondaire, je fus aussi un adolescent appliqué.

Mon premier amour platonique, à ma connaissance, fut Nadia Papillon. Elle était belle et j’aimais la voir, sans jamais vraiment la sortir. Elle était en pension. Je la voyais quand on déposait son frère devant la grande barrière des Frères de Jean-Marie Guilloux. Depuis lors, je n’ai eu aucune nouvelle d’elle et de son frère Hérold.

Aviez-vous beaucoup d’amis?

J’ai grandi en Haïti, par monts et vallées, c’est-à-dire j’ai vécu dans différentes contrées assignées à mon père. Ainsi, j’ai connu l’île de la Gonave, le plateau central (Mirebalais, Lascahobas, Belladère), le Sud (Les Cayes et ses environs), le Nord (Cap-Haïtien et ses districts), Petit-Goâve, Saint-Marc, etc. Ces postes de transfert ont eu raison de ma stabilité émotionnelle, à savoir que je n’ai guère pu garder longtemps une amitié. Jusqu’à présent, je souffre de ces malheureuses séquelles associées à la dictature des Duvalier. Je n’ai aujourd’hui qu’un seul ami : mes livres.

Sortiez-vous souvent ou quelques fois ?

Mon père nous interdisait d’aller chez les inconnus, vu le contexte politique d’alors. On sortait souvent accompagnés d’un garde du corps, à l’école, au cinéma et dans d’autres activités de jeunesse.

Étiez-vous confiant dans l’avenir?

Oui et non. Oui, parce qu’on avait tout. Non, à cause de l’absence précoce de ma mère suite à un divorce (1972-1973).

Quelles furent vos aspirations? Aviez-vous un schéma bien tracé dans votre tête de ce serait votre futur?

Vous savez, je ne projette jamais. J’agis tout court. Je ne planifie même pas ma vie. Je survis. C’est à la suite de ce divorce que je voulais être prêtre, ne rien savoir de la relation amoureuse, plutôt entrer dans l’Ordre pour servir l’humain.

Qui vous avait le plus influencé à cet âge-là?

Mes professeurs chez les Frères, le soccer, les arts martiaux et les mini-jazz (la musique): Les Difficiles, Les Gypsies, Les Ambassadeurs, Les Shleu Shleu, Les Fantaisistes, Tabou Combo, Bossa Combo. J’ai bonne écoute. J’écoutais et je jouais certains morceaux et mélodies à la guitare. Robert Martino et Dadou Pasquet furent mes guitaristes haïtiens préférés. De nos jours, nous avons d’autres vedettes-guitaristes tels Réginald du System Band, Ralph Condé de Nu-Look et Bato du groupe Mass Compas.

La jeunesse

Devenu un jeune homme, aviez-vous changé ou aviez-vous gardé la même image de l’adolescent rangé?

Toujours. Je cherche encore un ami.

Quels effets eurent sur vous les changements de cadre, de ville?

Je crois que ces changements m’ont involontairement poussé à l’exploration. Depuis lors, j’aime explorer. Je me déplace souvent, surtout de nos jours, à l’instar du grand mage que fut Paracelse. D’où mes penchants et attaches pour la recherche littéraire ou médicale.

Votre père, avait-il des projets bien déterminés pour vous? Si oui, auriez-vous accepté ses choix pour vous ou vous sentiez-vous le courage de vous rebeller?

Ai-je dit qu’il me voulait un militaire à sa suite? Ce que j’ai refusé et qui m’a valu la chute de sa maison, la maison paternelle. J’ai été obligé d’aller vivre chez mon oncle, le frère de ma mère, au début de mon Baccalauréat. Un de mes cousins paternels, Lin Charles-Pierre, avait pris ma place à l’Académie. Dans cette promotion de militaires sortis de l’Académie à l’époque, il y avait Michel François, le futur tombeur du président Aristide. Lin s’est tué d’une balle peu après sa commission en tant que militaire. C’était sa destinée.

Qu’avez-vous fait après vos études secondaires?

Je suis entré en médecine (1977).

Vous aviez dit un peu plus haut que vous vouliez servir l’humain et que vous cherchez encore un ami. Pourtant, dans cette même interview vous faites référence à l’homme comme étant “l’animal qu’on appelle «homme»”. Personnellement, je trouve ces propos incohérents et même offensifs même pour moi l’humain qui suis en train de vous interviewer et pour les autres humains qui vous lisent. Comment expliquez-vous ces propos?

Offensifs, non pas incohérents. Il faut dire les choses par leur nom. Dans l’Histoire de l’Humanité, qu’a fait l’Homme de l’Homme, sinon un loup pour l’homme? Avant l’ère chrétienne, les Pharaons, après Moise et Jésus, les guerres d’Alexandre le Grand, celles des Romains, l’esclavage des Juifs, des Indiens et des Noirs, les conquêtes de l’Europe successivement par les Espagnols, les Français, Napoléon et les Anglais, Hitler et les Allemands, les purges de Staline, les méfaits et brutalités du Communisme, et aujourd’hui l’intention américaine vis à vis de la planète entière, tout cela fait-il honneur à l’homme? N’ayez pas peur de l’avouer, madame. J’ai plutôt honte d’être terrien.

Revenons à votre jeunesse. À part le désir et le projet de vous faire entrer à l’Académie Militaire, comment était votre père à la maison? Quels genres de rapports aviez-vous eu ensemble?

Le militaire haïtien n’a pas vraiment d’amis. C’est l’un des acquis de la Gendarmerie. À part la parenté qui vous entoure et vous chouchoute par nécessité et par flatterie, à part les gardiens et les intendants qui vous surveillent nuits et jours, je vois rarement mon père s’entendre avec un étranger, un inconnu de sa famille.

Mon rapport avec lui était celui d’un fils aimé. Mais il ne savait pas comment s’y prendre. Ma mère par contre avait le tac, le doigté d’une femme de maison, d’une mère de famille.

Qui d’autre partageait la maison, à part vos parents?

L’ai-je dit ? La parenté, les domestiques et gouvernantes, quatre à cinq soldats qui faisaient la garde et la relève à chaque huit ou douze heures affilées.

Avez-vous entamé les études de médecine en Haïti?

J’ai débuté pour continuer à l’Université de Montréal. Je suis titulaire d’un doctorat (3e cycle) en recherches biomédicales.

Je suppose qu’à ce moment-là vous ne viviez plus dans la maison paternelle. Comment aviez-vous embrassé le changement? Vous êtes-vous senti libéré? Aviez-vous envie de faire des folies?

Libéré d’un père manquant. À l’époque, j’étais très près de ma mère quoique absente de la maison après son divorce. Mon père était  jaloux de cette situation.

L’une de mes folies, c’était d’entrer dans l’Ordre (Les Jésuites, Les Spiritains, ou Les Oblats à Mazenod, Camp-Perrin, Haïti). Je voulais être autre chose que mon père.

Et la poésie dans tout ça? Étiez-vous déjà entré dans l’Univers de la poésie?

L’ai-je déjà dit? Je léchais les vitrines des librairies de la Capitale dès l’âge de dix ans à la recherche de je ne sais quoi, de cet univers, inconsciemment peut-être. 

Pouvez-vous vous ouvrir un peu plus et nous expliquer votre jeunesse dans toute sa fougue? Vous devriez en avoir quand même.

J’étais un gamin timide, rangé et studieux. J’aimais le soccer, les arts martiaux et la guitare. J’ai connu, par chance, les filles très tard, à l’Université. Des sorties entre amis, sans la permission de mon père, jamais. J’ai laissé la maison paternelle non pas pour faire des folies, mais par besoin d’amour maternel, d’air neuf et d’oxygène. Depuis, j’ai grandi à travers les livres, les auteurs comme Guy des Cars (et sa psychologie des femmes), Durand (et sa couleur locale), Etzer Vilaire (et son lyrisme pessimiste), René Depestre (et sa poésie fougueuse), Jacques Roumain (et le communisme à l’haïtienne), Roger Gaillard (et son histoire de l’Occupation américaine du pays), Sartre et Camus (et l’existentialisme de l’absurde). Ces deux derniers, jusqu’à présent, je les revisite. Je les comprends de mieux en mieux. Il faut les relire.

CHAPITRE 2

Cent mètres de solitude

Qu’est-ce que c’est exactement Cent mètres de solitude? Est-ce le début d’une vie de solitaire ou est-ce tout simplement un titre pour imiter Gabriel Garcia Marquez dans Cent ans de solitude?

Mes débuts dans la solitude!  Cela a commencé par un cent mètres pour finir je ne sais quand. Il ne faut pas oublier qu’il existe plusieurs solitudes.

Ce qui vient à priori à l’idée, lorsqu’on parle de solitude, c’est être seul. Que ce soit dans le réel ou dans l’imaginaire. Pourtant vous faites allusion à plusieurs solitudes. Pouvez-vous nous expliquer en détail ces différentes sortes de solitude?

Gòngora a écrit Les solitudes et autres poèmes. Depuis toujours, depuis l’enfance, j’ai su ce que c’est. Primo, mon père n’était jamais à la maison. Je n’ai nulle souvenance de mon père me berçant comme tout enfant eût voulu à cause de son emploi du temps au Palais National. Segundo, moi-même une fois adulte, j’ai eu pour femme une dame très discrète. C’est ce que j’appelle la solitude familiale. Tercio, à l’école, à l’Université, j’ai toujours travaillé seul. Mes mémoires et thèses ont été accomplis pratiquement sans l’aide d’un patron responsable. Ma langue française étant impeccable, je n’avais pas eu trop de problèmes pour mon dépôt et ma soutenance. D’ailleurs, mon patron de thèse de doctorat était anglophone.

N’auriez-vous pas, quelque part dans votre subconscient, recherché la solitude? Car vous devriez savoir avant même de l’avoir épousée que votre femme était (j’ose utiliser un autre mot) distante?

Non pas distante avec ses amis et sa famille. Toujours au téléphone, matin, midi et soir. Mais discrète avec son mari, car elle ne lui dit pas tout. Celui-ci n’est pas un confident; c’est un partenaire de famille. C’est le lot, l’apanage, paraît-il, de la nouvelle génération de filles.

De plus, qui rechercherait la solitude, même subconsciemment? Sinon pour écrire ou produire à un moment donné, hormis dans un temps perpétuel.

Laquelle ou lesquelles de ces solitudes avez-vous connues? À quel âge tout cela a-t-il commencé?

La familiale et la sociale. La première était un peu accidentelle, non voulue. La seconde, provoquée soit par le caractère de mon ex-femme, soit par le racisme ordonné dans le milieu universitaire. De ce fait, j’ai appris à vivre seul sans appréhensions et sans dommages. J’ai plutôt apprivoisé la Solitude.

Mais il existe aussi la solitude des prisons, la solitude du pouvoir, sans oublier l’exil intérieur. Le poète Villon a écrit la plupart de ses poèmes en prison ou sur ses incarcérations. Charles d’Orléans et ses écrits en captivité. Le «chef», trop près du pouvoir,  n’a pas de vie ou d’amis.

Vous semblez blâmer tout excepté vous-même. Ne pensez-vous pas qu’il soit possible qu’il n’existait pas vraiment une froideur du côté de votre femme, mais que le problème venait de vous tout simplement?

Probablement, en partie. Je ne suis pas parfait. Dans une séparation, il y a assurément deux coupables. Mais j’ai fait à un moment donné beaucoup de concessions à cause des enfants, mais chose vaine.

Avez-vous jamais essayé de vous échapper des murs de cette (ou ces) solitudes, ou bien prenez-vous plaisir à vivre dans la solitude?

On n’échappe pas à la solitude. On peut tout simplement l’apprivoiser.

La solitude est une référence à la vie, un des paramètres vitaux. On est censé seul dans ses rêves et espoirs. L’écrivain doit être dans le silence pour écrire, le silence le plus parfait.

J’ose vous contredire. Il m’arrive d’écrire dans la rue en marchant, lorsque je n’ai pas le temps de m’arrêter. Il m’arrive aussi d’écrire pendant une trentaine de minutes tout en parlant au téléphone. Il m’est arrivé d’écrire au restaurant tout en discutant avec des amis. Pourtant, je connais et j’aime la solitude tout aussi bien que vous. Mais votre solitude quasi totale, ne serait-ce pas un choix?

J’ai grandi dans les solitudes. Ce qui est normal si maintenant ma solitude devient quasi-totale. On apprécie à la longue ce qu’on connaît. Je ne peux pas aimer ou déguster ce que je ne connais pas. De plus, la solitude a ses bons côtés.

Les ascètes du IIIe siècle après Jésus-Christ travaillaient, écrivaient dans le silence des œuvres multiples et denses où foisonnaient les méditations à la fois philosophiques et religieuses sur l’art, la vie et la mort. Ils n’ont construit des œuvres monumentales que dans le silence des abbayes qui nous rappellent les écritures apophtegmatiques. À travers et à partir d’eux, c’est la vie dans la solitude et dans le silence qui serait essentielle à l’excellente production, conditions indispensables pour «habiter poétiquement le monde», comme disait Hölderlin.

Vos proches, ont-ils jamais tenté de vous arracher à ce monde de solitudes? Sinon, vous ont-ils compris et accepté de la sorte?

J’ai vécu plusieurs solitudes à des époques différentes. Prenons par exemple celle causée par le départ de ma mère pour le Canada. J’ai passé moins de dix ans sans voir ma mère même en photos. Depuis 1983, c’était au tour de mon père de subir le même traitement grâce à l’émigration de ses enfants.

Parlez-nous de la vie après le départ de votre mère. Que s’est-il passé dans votre tête à ce moment-là?

Je ne me considérais pas comme orphelin. J’avais cette belle femme tassée dans mon subconscient. D’où tous ces poèmes qui lui sont dédiés et dédicacés. Elle les mérite.

Je vivais agressivement sans l’oublier. Je n’avais pour amis et consolatrices que les livres de ma bibliothèque. J’étais très présent à l’école. J’ai grandi en observateur, en baromètre social et  familial.

Pensez-vous qu’un jour viendra où vous aurez une vie que le commun des mortels a tendance à appeler “normale”, où vous aurez brisé les cages de la solitude?

Je ne peux plus vivre autrement. Je me suis marié une seconde fois afin d’essayer de mener une vie «normale». Ma présente femme, la mère de mon dernier enfant, qui est plus jeune que moi, heureusement n’en a cure. C’est une chance. Elle m’aidait dans mes devoirs patriotiques et familiaux. Et tout à coup, les parents s’en sont mêlés, et voulaient leur part du  magot. J’ai tout de suite compris que j’étais un homme, un butin à partager. C’est pire que regrettable.

Bref, j’ai déjà rencontré quatre maniaco-dépressives (bipolaires) dans ma simple vie d’homme en amour: deux de type moyen et deux sévères. Et je m’en suis sorti. C’est imprévisible la vie. Comment savoir que ces belles femmes étaient malades sans les fréquenter? Deux d’entre elles, ce serait à cause de la vengeance des loas «réclamés», selon leurs proches. Donc une maladie surnaturelle. Les deux autres, les symptômes seraient pathologiques.

Présentement, mon lot d’homme sensé et relativement mature, c’est d’essayer de comprendre pourquoi les femmes n’aiment pas la présence de la sœur de leur mari, et ce dans toutes les sociétés. D’après moi, entre femmes, elles se comprennent. Elle, votre femme psychorigide, sait combien serait «contrôlante» votre sœur, sinon autant qu’elle. Elle s’imagine l’influence néfaste de celle-ci sur votre comportement ultérieurement. Donc, ce serait mieux que votre sœur reste en dehors de cette relation pendant le mariage, mais pas du tout avant et surtout durant les fiançailles. L’inverse est aussi vrai, chez les hommes.

Vous donnez l’impression d’un homme résigné dans la vie, un homme qui n’a rien à voir avec l’homme de la plume, qui ne trouve pas de limite à la création littéraire, l’avant-gardiste qui ose et qui a créé le surpluréalisme.

Au contraire. Ces affres de la vie m’ont permis de grandir, de m’endurcir, de concevoir des matériaux, d’appréhender des créneaux qui ont conduit au surpluréalisme. Le sentiment tragique de la vie, comme dirait Unamuno, n’aura pas raison de moi.

Bien entendu, on (des jaloux) aimerait que je sois malheureux. Non, je suis plutôt un homme fragmenté, jalousé, capricieux des fois et très sensible.

Auriez-vous peur de quelque chose dans la vie ou vous cacheriez-vous contre une certaine réalité?

Je n’aime pas voir les gens souffrir. Je préfère un dimanche d’enfants qui jouent à la marelle, des adolescents lançant leurs cerfs-volants, des vieillards jouant au domino ou aux cartes. Et des pères de famille caressant les plus petits.

Avez-vous connu des abus physiques et (ou) mentaux durant votre enfance?

Pas du tout. J’étais un enfant choyé. Mais à un moment donné, ma mère était involontairement absente.

J’ai plutôt connu des déplacements inattendus et involontaires, manu militari, à cause du boulot de mon père, lesquels n’ont rien à voir avec mon comportement ou mon statut d’écrivain.

Vous a-t-on jamais conseillé de vous faire évaluer psychologiquement? L’avez-vous fait de votre plein gré ou n’avez-vous jamais pensé à le faire?

Évaluer quoi ? Mon quotient ? Point besoin de vous dire que je suis, grâce à Dieu,  «normal», et que j’ai même effectué des études postdoctorales de quatre ans en psychiatrie sur la manie, la dépression et la schizophrénie. Par pur hasard, ma chère. En guise de référence,  l’ouvrage d’Alain Gilles: Littérature et Science haïtiennes (Répertoire des écrivains et chercheurs d’origine haïtienne au Canada, 1963-1995), Port-au-Prince / Montréal, Institut Haïtien de Recherche et d’Études Sociales, 1997.

CHAPITRE 3

La machine à écrire: modèle de l'apprenti-écrivain

Nous sommes au vingtième siècle. Tout est modernisé. Pensez-vous que l’apprenti-écrivain, de nos jours, utilise encore la machine à écrire?

D’abord, qu’est-ce qu’on entend par apprenti-écrivain? Celui qui sous l’autorité d’un modèle ou sous les conseils d’un mentor, apprend à produire un livre. Le modèle peut être un écrivain connu (qu’il ne connaît guère), un vieil ami, un écrivain plus âgé et expérimenté. Le mentor, quant à lui, rentre dans les programmes de suivi des sociétés d’écrivains.

L’apprenti peut utiliser la machine à écrire ou non. C’est une question de choix et de moyens économiques. Si j’avais à recommencer en 2008, je choisirais la machine.

Utilisez-vous jusqu’à présent la machine à écrire? Si oui, pourquoi?

Je procède encore avec du papier. Des manuscrits à l’encre, la page blanche d’abord pour être remplie ensuite. Les marges pleines de dessins décoratifs. Les dates qui indiquent les jours, les lieux et les moments de saturation intellectuelle, n’est-ce pas merveilleux.

Qu’est-ce qui vous fascine dans la machine à écrire?

Probablement le bruit du «dactylo». L’ancienneté et la mise en place du papier.
Je suis un papyromane, ma chère.

Quels sont vos meilleurs souvenirs de la machine à écrire?

Mon mémoire de maîtrise et ma thèse de doctorat ont été écrits au moyen d’une machine à écrire, tout en écoutant de la musique.

J’aime la musique (le jazz, le compas et les classiques européens).

Comme beaucoup d’écrivains, vous avez fait la transition à l’ordinateur. Parlez-nous de cette expérience.

Une transition forcée! J’aime encore mon lot de papiers à écrire, les rubans à changer, et l’archétype (la lourdeur ou la laideur) de la machine à dactylographier.

Qu’est-ce qui vous fascine dans la machine à écrire au point de vouloir en parler?

L’obsession de la page blanche, le degré zéro de l’écriture à venir que redoutent les écrivains.

Dans quelle catégorie doit-on vous classer: celle de la machine à écrire, celle du papier ou plutôt celle de l’ordinateur?

Celle de l’ordinateur ou du traitement de texte, en dernier lieu.

Le lecteur ne s’intéresse pas souvent au moyen de production qu’utilise l’auteur, mais plutôt du produit. Cela vous dérange-t-il que cette liaison entre le lecteur et le parcours de l’auteur pour arriver au produit final, soit presque inexistante?

Le lecteur doit virtuellement faire partie du mécanisme de l’œuvre. C’est trop facile d’acheter un livre et de le lire à sa guise. Il faut que le lecteur soit aussi responsable de la naissance de l’ouvrage, en un mot au courant du destin de l’écrivain. Il faut susciter chez le lecteur des émotions à la mesure de l’effort dégagé, c’est-à-dire lui communiquer l’angoisse ou le bonheur de la page.

CHAPITRE 4

Le permis d’écrire

C’est nouveau ça, le permis d’écrire? Je n’en ai jamais entendu parler, avez-vous un permis d’écrire?

Une façon de parler. Il semblerait que les écrivains d’autrefois n’acceptaient pas n’importe qui dans leurs rangs, dans une équipe. Il fallait faire preuve d’une certaine connaissance des belles lettres. Le poète Léon Laleau en dirait long.

Et dans son jeune âge, il fallait s’inscrire à une association d’hommes de lettres pour côtoyer des auteurs plus âgés dans la Cour des Grands.

De nos jours, les donnes ont changé. Que vive la liberté d’expression et de la grammaire au XXIe siècle.

L’écriture n’est pas une corvée à ce que je sache, ne publiez-vous pas par souci de partage?

Pour certains! Des écrivains se plaignent des nuits perdues sans remplir la page blanche. D’autres, des exemplaires d’un titre jamais vendus, restés sur les tablettes des libraires, ou cachés dans un sous-sol. N’est-ce pas une forme de corvée?

Des titres mal vendus ou jamais vendus, certains diraient sans doute mal écrits? Quant à ceux-là cachés, ne serait-ce pas un choix? On ne leur colle pas une arme à la tempe tout de même!

Mal vendus parce que mal écrits, de nos jours, les faits sont là. Certains ouvrages font peur à la grammaire française, ne font pas honneur, mime de rien, à la langue française.

Ceux cachés ailleurs ou dans un sous-sol, est-ce par choix? Cela m’étonnerait de l’écrivain haïtien. Trop fier pour se cacher, ne pas s’étaler afin de mieux épater la galerie. Le problème est donc ailleurs, probablement dans la honte des mauvaises critiques ou autres inconforts.

J’imagine déjà les lecteurs offusqués à lire ce dialogue entre vous et moi. Ils s’attendent à ce que vous leur apportiez des histoires croustillantes ou des poèmes à fendre leur cœur, mais voilà que cela sonne comme un fardeau, une lutte.

Il n’y a pas que de beaux poèmes dans la vie. Cette vie est souvent affreuse à décrire. Et c’est beaucoup plus affreux avec l’âge et le temps.

Il y a un brin de cynisme dans l’idée même du permis d’écrire, pourquoi publiez-vous alors?

Madame, je ne souscris pas à ce permis d’écrire. Il est grand temps que les choses changent. Je l’ai évoqué, ce permis, pour l’histoire.

Et puisque vous insistez, il y a même des femmes, comme vous, qui n’ont pas ce permis… de leur mari. D’où la disparition de certaines écrivaines de talent, qui avaient pourtant bien commencé. Elles reviennent sur le marché du livre après leur divorce, une fois libres et libérées des séquelles du mariage.

C’est vrai que le mariage en soi comporte des contraintes. Mais il existe des partenaires jaloux qui ne veulent pas voir l’autre percer. Avez-vous jamais été dans une pareille situation?

Je ne sors pas avec des écrivaines consommées, c’est-à-dire d’avoir à répéter ce que Sartre a si bien fait. Toutes les femmes ne s’appellent pas Simone de Beauvoir. Elle a tant donné à Jean-Paul Sartre, sa vie et son amour.

Qu’aurez-vous à conseiller à un écrivain pris dans un tel étau? Tenant, bien sûr,  compte des enjeux. Là,  je veux parler des enfants s’il y en a, des contraintes financières, etc.

Il est très difficile d’évaluer à sa guise tous les paramètres du concubinage ou du mariage. Il y a tellement d’enjeux. Déjà les attentes de la fiancée, de la mariée ou de sa famille peuvent être considérées comme des palimpsestes facilitant l’échec ou la réussite du mariage. Sans oublier les malentendus familiaux (entre les deux familles), les mésententes matrimoniales, les amitiés entre filles ou gars de longue date ainsi que certaines émissions de télé (Les feux de l’amour, Top Modèles, Dynastie, Dallas, etc.) qui poussent certains individus (hommes et femmes) à l’égoïsme et à la jalousie la plus parfaite. Et l’écrivain est souvent pauvre…, pauvre d’argent.

Pour qui et pourquoi Saint-John Kauss écrit-il?

L’ai déjà dit ? J’écris d’abord pour moi, et par souci de partage. Pour me soulager des problèmes du temps, par souci d’une thérapie. Pour partager ce tissu d’angoisse qu’est le temps et la terre souveraine. Dussé-je provoquer dans l’œuvre des consciences?

Je ressens certaines réserves par rapport à ce dialogue. Saint-John Kauss, aurait-il peur de s’ouvrir?

Trop s’ouvrir, oui. Pour le moment.

Êtes-vous satisfait de votre travail d’écrivain?

Je l’ai fait depuis plus de vingt ans. Par choix et par besoin de s’ouvrir pour mieux respirer. Sinon, je serais aujourd’hui sous médication antidépressive ou antipsychotique comme la plupart des écrivains du monde entier.

CHAPITRE 5

Le pays de la littérature

C’est quoi exactement le pays de la littérature?

Un  pays où la littérature est conçue comme une entité utile, intéressante et importante, où les écrivains vont et reviennent en paix à leurs préoccupations premières: l’imaginaire. La France est le prototype de ce genre de contrée littéraire. Effectivement, depuis des siècles, les écrivains persécutés, poursuivis ou égarés ne vont-ils pas à Paris (ou ailleurs) pour s’y reloger et faire peau neuve? Hemingway, James Baldwin, Henry Miller en sont des exemples.

Quelle est votre opinion sur la littérature haïtienne du XXe siècle?

Vaste et moderne. Les écrivains haïtiens ont toujours suivi à la lettre les différentes manifestations littéraires, surtout françaises. Le Romantisme, Le Parnasse, Le Symbolisme, Le Surréalisme, l’Existentialisme, Le Nouveau Roman, ainsi que le Réalisme Merveilleux ou magique des latino-américains, ont trouvé asile en Haïti et furent utilisés dans un contexte tout haïtien. Durand, Vilaire, Davertige, Saint-Aude, Frankétienne, Philoctète (René), Jean-Claude Fignolé, Anthony Phelps, Serge Legagneur, et les surpluréalistes, ont tout de même pratiqué l’éclectisme dans l’art de dire et de la fiction d’un récit.

Quels écrivains haïtiens vous ont le plus marqué?

Plutôt étonnés dès première lecture; Etzer Vilaire (Les dix hommes noirs), Jean Brierre (La nuit), René  Depestre (Gerbe de sang et Poète à Cuba), Magloire Saint-Aude (Dialogue de mes lampes), Frankétienne (Ultravocal), René Philoctète (Ces îles qui marchent), Jean-Claude Charles (Négociations), Jean-Claude Fignolé (Sur «Gouverneurs de la rosée» et Pour une poésie de l’authentique et du solidaire), Anthony Phelps (Mon pays que voici et La bélière caraïbe), Serge Legagneur (Textes interdits), Jean-Richard Laforest (Le divan des alternances), Réginald Crosley (Immanences) et Emile Ollivier (La discorde aux cent voix).

Quels sont vos relations avec les écrivains haïtiens résidant à Montréal? Et ceux qui vivent en Haïti?

Tout dépend du caractère de l’écrivain : Chauviniste, pédant, hâbleur, partisan du libre échange, modeste, dépressif ou schizophrène. Plus jeune, je les fréquentais tous par l’intermédiaire de la revue Étincelles. Plus tard, trop axés sur la jalousie et la basse politique des jours sans lendemains (complots, coup-bas, délations, procès, etc.), je les fuis maintenant sans crier grâce. À l’instar de Pierre Jean-Jouve, de Christian Bobin ou de Fulcanelli, je ne recherche que «présence pure» et enchantement dans la solitude des pierres.

Ceux qui vivent en Haïti sont loin; ils n’ont aucun problème avec moi. Au contraire, ils m’envoient des livres pour mes études auprès de l’étranger.

Néanmoins, je compte de plus jeunes poètes parmi mes partenaires et contacts (Franz Benjamin, Jean André Constant, Marie Marcelle Ferjuste, Jean Armoce Dugé, Jeanie Bogart, Elsie Suréna, Evelyne Trouillot, Navia Magloire, etc.). Ils sont plus ouverts à la poésie du XXIe siècle. Par contre, les poètes Gérard Étienne, Roland Morisseau et Réginald Crosley, tous plus âgés que moi, sont des phénomènes de générosité.

N’est-ce-pas un portrait un peu sombre que vous peignez là de vos concitoyens de Montréal?

Je ne peins personne. Loin de là. Je décris la vérité sur ce qui s’est passé à Montréal. Les poètes québécois ne sont pas exempts de ces manières. Ce sont les mêmes tares rencontrées de part et d’autre, d’une communauté à l’autre. La jalousie et l’envie sont humaines.

N’est-ce-pas aussi présenter une mauvaise image des figures de la littérature haïtienne de Montréal?

Sinon, ils ne vont pas se corriger. À l’époque de Voltaire ou d’Hugo, il ne faut pas penser que tout était rose. Et même maintenant en France. Rappelez-vous des indifférences de Voltaire vis à vis de Rousseau. Et lors de l’occupation allemande en France, des écrivains dénonçaient des écrivains. Drieu La Rochelle et Céline en sont des exemples. Ou Gabriele D’Annunzio, le fasciste;  Ezra Pound l’antisémite.

C’est sans doute mon côté humaniste qui prend toujours le dessus, et aussi le fait d’avoir contact avec quelques uns d’entre eux, mais j’ai du mal à les voir sous cet angle-là.

Venez y vivre, ce ne sera guère les mêmes personnages que vous aurez devant vous.

Vous considérez-vous un poète haïtien ou canadien?

Des anthologies canadiennes me refusent des fois parce que je suis d’origine haïtienne; certains écrivains haïtiens sont hors d’eux parce que je suis, à leurs yeux, un dénaturé à double citoyenneté. Toujours ce faux débat.

Je suis un poète et un écrivain. Un citoyen du monde, et c’est l’essentiel.

Pensez-vous que la littérature française exerce aujourd’hui une aussi forte influence sur la littérature haïtienne?

Ce n’est plus le grand amour d’antan. D’autres forces littéraires américaines ou latino-américaines ont faussé le pas à la littérature française. Les plus grands écrivains ne sont plus français. Le Nobel va et ira ailleurs. Salman Rushdie, Umberto Eco, Mario Vargas Llosa, Derek Walcott, Milan Kundera, Patrick Chamoiseau, Édouard J. Maunick, Atiq Rahimi, Édouard Glissant, Jean Marie Le Clézio, Raphaël Confiant, Tierno Monenembo, Octavio Paz, Léonora Miano, Margaret Atwood, Carlos Fuentes, Orhan Pamuk, Naguib Mahfouz, Miguel Angel Asturias, Jean Métellus, Andrei Makine, René Depestre, Alain Mabanckou, Gabriel Garcia Marquez, Marie NDiaye, Alvaro Mutis, Frankétienne, Maryse Condé, Anthony Phelps, Toni Morrison, Gao Xingjian, Chinua Achebe et Wole Soyinka, ne sont pas français. On parle dorénavant de l’avènement d’une «littérature-monde». Songez que la littérature caribéenne a obtenu jusqu’à maintenant cinq Prix Nobel: Saint-John Perse, le Blanc créole de la Guadeloupe en 1960; Miguel Angel Asturias, le Guatémaltèque  en 1967;  Gabriel Garcia Marquez, le Colombien en 1982; Derek Walcott, de Sainte-Lucie en 1992;  V.S. Naipaul, le Trinidadien en 2001. Sans oublier cet écrivain de haute lice, le Cubain Alejo Carpentier, Prix Cervantès 1977. Rappelez-vous aussi qu’en une seule année (1992), les écrivains antillais ont raflé trois des plus grands prix littéraires de la planète: Le Nobel avec Derek Walcott, le Prix Goncourt de la France avec Patrick Chamoiseau; le Prix Cervantès, le prix espagnol le plus prestigieux, avec la poétesse cubaine Dulce Maria Loynaz. La Martinique, à elle seule, compte trois auteurs mondialement connus: Aimé Césaire, Frantz Fanon et Edouard Glissant. En Haïti, nous avons les très célèbres romanciers Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis, sans oublier l’Oncle le docteur Jean Price-Mars. Il n’existe aucun pays au monde, d’aussi faible population, à avoir obtenu autant de récompenses et de prix littéraires. Le vaste Congo, les Philippines, l’Iran ou encore l’Archipel de l’Indonésie avec ses 200 millions d’individus, n’ont jamais eu un Prix Nobel de littérature. C’est pour vous dire que dans le domaine des Lettres, l’esprit de la Caraïbe est unique.

Où situez-vous vos écrits dans la littérature contemporaine?

À la jonction du Surpluréalisme, mouvement littéraire permettant de visualiser le monde dans tous ses univers.

Vous êtes entré avec force dans la littérature créant le Surpluréalisme. Parlez-nous-en un peu.

Le Surpluréalisme a été créé tôt, dès 1980. Plusieurs manifestes, compte tenu des années, des différents secteurs et exigences, ont été rédigés. C’est ce que j’appelle la marche à la présidence des mots et des idées. Cette démarche me rappelle André Breton.

Où en est-on aujourd’hui avec le Surpluréalisme?

Je viens de publier L’ARCHIDOXE POÉTIQUE (essai, Humanitas, décembre 2008), où j’ai repris de façon intégrale la plupart des manifestes du Surpluréalisme. J’aimerais d’abord que vous lisiez ce livre. On discutera mieux après de certaines questions surpluréelles.

CHAPITRE 6

Le métier d’écrivain

Doit-on comprendre que l’écriture est selon vous ou pour vous un métier ou bien est-ce l’ironie qui revient?

À ses débuts, tout écrivain serait tenté d’imiter à partir d’un modèle donné. Les plus précoces, dès la fin de l’adolescence ou après les études classiques; les retardataires après les études universitaires ou vers l’âge de 40 ans. Plus tard, si les astres sont favorables, cette attitude qui débuta par une tentative, pourra se muter en «métier» selon l’individu, l’effort, le temps et l’importance accordée aux lettres et aux mots de l’écriture.

Je ne garantis rien pour les poètes aux heures libres, et je ne parle pas des écrivains non conséquents. J’opte pour les écrivains déterminés.

Pourriez-vous abandonner votre profession pour vous consacrer à l’écriture?

Si j’ai de quoi à vivre, une bourse d’écrivain par exemple, c’est affirmatif.

Aimeriez-vous pouvoir vous consacrer entièrement à l’écriture?

Surtout de nos jours, je voudrais bien.  Je ne sais pas si c’est l’âge ou la maturité qui force les choses, ou si c’est à cause d’un besoin vital de romancer et d’écrire des romans ainsi que des pièces de théâtre. J’aimerais ainsi me consacrer à la marche comme moyen de support à la visitation des paysages à décrire, également à la course à pied tôt dans la matinée afin de mieux m’oxygéner. Car la marche, la course, semble-t-il, comme l’écriture sont des activités pouvant créer des états d’ivresse et de consolation.  Et l’écriture n’est-elle pas un sport, un sport pour le cerveau?

Selon moi, l’exercice semble davantage nourrir l’imagination. Il doit y avoir des analogies entre la marche, la course et le rêve. Par exemple, lors d’une course, l’esprit (ou l’âme) file aussi vite que le corps au rythme de la course. Lorsqu’on rêve, l’esprit (corps astral) qui est en général désincarné, possède, selon les sciences occultes, d’étranges pouvoirs  de locomotion.

Et pourquoi Walt Whitman, le poète, parcourait à pied des kilomètres américains? Pourquoi Henry David Thoreau, fut un inlassable marcheur? Pourquoi Charles Dickens souffrait d’un état maladif qui l’obligeait à marcher toute une nuit et, ce, de façon compulsive.

Moi, j’aimerais marcher, non pas par compulsion, mais par besoin. Non pas pour y trouver refuge, un répit à la pression réelle de la réalité ou à l’intensité de l’écriture, mais pour m’y oxygéner, me ventiler afin d’écrire dans toute la latitude d’un langage nouveau.

Qu’est-ce qui inspire Saint-John Kauss?

Le souci d’une écriture nouvelle, la nostalgie du pays natal, la femme et son corps de rêve, l’espace de vivre avec les mots et dans les territoires du langage.

Les écrivains, jeunes en âge, que je fréquente discutent incessamment d’un clanisme parmi les écrivains haïtiens. Êtes-vous au courant?

Cela a toujours existé. Les poètes du groupe Samba, d’Haïti Littéraire, du clan Hounguénikon, de la Revue Indigène, du groupe Les Griots, La Ronde et de la revue Le Petit Samedi Soir, du Collectif de la revue Cahiers du Vendredi et de telles collections ou mouvements (Coll. Librairie Indigène, Régénération du Nord-Ouest d’Haïti, Collectif Paroles, Dernier Monde, Sambas Caraibéens, Société Paroles, etc.), ont toujours imposé ce genre d’écart. Peut-être par souci d’hygiène littéraire.

Il ne faut pas s’y faire. Au Québec ou en France, ce n’est pas si différent que cela. Vous n’avez qu’à foncer dans le tas, et mettre tout votre talent au service de l’Art.

Ces jeunes disent précisément que les écrivains déjà établis ne tendent pas la main, ne reconnaissent pas leurs efforts et parfois font tout pour leur fermer la porte. Y croyez-vous?

À l’époque de mes relations d’affaires avec Constantin Stoiciu (1990-2007), l’éditeur, j’ai ouvert les portes des Éditions Humanitas aux plus jeunes poètes et à certains plus âgés, comme Gary Klang, qui avaient de  la difficulté à publier. Encore de nos jours, ils me contactent très souvent, de ce fait,  par courriel. Je ne sais pas ce que font les autres écrivains établis pour ces jeunes.

Si oui, comment expliquez-vous cela?

Probablement, par esprit de protection des lettres ou par snobisme. Il faut faire ses preuves, sans aucun doute.

Personnellement, je trouve que je m’entends bien avec les écrivains. Respect et appréciation sincère pour l’œuvre de chacun, sagesse, recherche constante d’harmonie, je ne saurais expliquer pourquoi. Je m’entends bien avec Saint-John Kauss, jusqu’à présent, jusqu’à ce que je le déshabille à travers cet entretien. Êtes-vous prêt?

Me déshabiller! Je le suis déjà.

“Je le suis toujours” aurait été une meilleure réponse pour les lecteurs et lectrices, ne pensez-vous pas?

«Toujours», serait l’idéal, bien entendu. Je suis toujours aux portes de la Muse dès qu’il s’agit de Poésie.

“Fou de ce continent macabre qui dit la nuit et ses chimères”, parlez-nous un peu d’Archipel des Antilles. Vous étiez en Haïti lorsque vous l’avez écrit.

J’étais lors enseignant et chercheur à l’Université Quisqueya (Haïti) quand j’ai pondu ce long poème qui fit le tour du monde francophone de par ses publications. Il a été finalement publié dans Hautes Feuilles (Humanitas, 2007, pp. 15-45), mon avant-dernier livre.

Je pensais, en l’écrivant, aux duchesses et pirates de l’époque coloniale. Je rêvais de Tainos et d’envahisseurs. Je pensais aux Amérindiens d’Amérique, aux Africains déracinés de leur terre. J’imaginais un éventuel brassage de peuples s’il n’y avait pas eu ce carnage des dieux blancs. 

Plusieurs de vos poèmes font état des problèmes sociaux que confronte Haïti avec aussi une pointe politique, où vous situez-vous par rapport à la politique en Haïti?

La vie est politique. Les relations humaines sont politiques. Écrire un poème, selon moi, est un geste vital et essentiel, qui fait appel aussi à la politique. Le poète est un politique puisqu’il suggère des fois sans imposer (poésie non engagée) ses convictions. Le fait d’écrire déjà est une forme d’engagement… envers soi-même.

Par rapport à la politique en Haïti, le pays m’obsède. C’est une obsession chez moi. Les gens au pouvoir que je ne comprends pas, n’arrivent guère à gouverner le pays. Mais pourquoi ils acceptent tel ou tel emploi? Je ne connais qu’un homme, qu’une seule goutte d’homme, qui avait refusé le pouvoir en Haïti, c’est l’écrivain Jean Claude Fignolé. Après la chute des Duvalier et consorts, il a été cherché par le grand poète martiniquais Aimé Césaire pour être Président d’Haïti. Il les a tous ignorés et s’est embarqué dans une autre aventure à la mesure de l’homme aux Abricots (Grande Anse), son village, dans le Sud-Est d’Haïti. Il en est actuellement le Maire.

Parlons d’Haïti. Aimer ce pays n’est pas une honte. Ne pas l’aimer est une honte. Le grand poète Mauricien, Edouard J. Maunick, a écrit: «Lire ma passion pour Haiti» (Présence africaine 169 : 141-147, 2004). Édouard Glissant, l’un des plus grands écrivains du XX et XXIe siècle, a publié son unique pièce de théâtre sur Monsieur Toussaint, en 1961. Aimé Césaire, en 1963, et Dereck Walcott, en 1970, ont médité sur la tragédie du monarque haïtien Henri Christophe. Encore Aimé Césaire a aussi écrit sur Toussaint Louverture, en 1962. L’écrivain martiniquais Vincent Placoly sur l’Empereur Dessalines en 1983. Tous, des antillais et insulaires mais qui ne sont pas d’Haïti. Sans oublier Européens (lire Bug-Jargal de Victor Hugo), Canadiens et Américains, des écrivains d’acabit qui fantasment sur notre île.

«Je suis pour une poésie d’homme qui brille aux flancs des cieux, forte comme une citadelle, souveraine comme tout peuple, costaud comme la vie, née du vécu et du sentir… faite de tension et de tendresse. Je suis pour une poésie gesticulant dans la réalité, qui vise les meilleurs lendemains. Je suis pour une parole-libération libératrice d’hommes. Parole humaine tendue aux carrefours de l’UNIVERSEL». Qu’est-ce qui vous a inspiré Ombres du Quercy?

Ce long poème date de 1981. Et je l’ai revu un peu dernièrement. Ce sont les aberrations (dirigeants et dictateurs) de l’époque qui me l’ont inspiré. Ce qui se passait en Haïti, en Afrique et surtout en Amérique latine.

Vous avez publié une étude sur la «Poésie Féminine Haïtienne». Étude relativement assez  courte vu que la littérature, comme dans beaucoup d’autres domaines en Haïti, est dominée par les hommes. Pensez-vous que nos écrivains ont volontairement tenu les femmes à l’écart dans le monde de la littérature?

Ce sont plutôt leurs hommes, à ce que je sache, qui les tiennent à l’écart de ces poètes qui tournent trop souvent autour de leurs maisons. Il ne faut pas oublier que dans notre culture les hommes ne s’attroupent bien souvent avec des femmes que pour les courtiser. Que faire donc  ces maris, des fois des illettrés fonctionnels, contre ces hommes aux papiers peints de mots doux et d’amour fou (Aragon, Le fou d’Elsa)?

CHAPITRE 7

Les chemins de l’évasion

Quelle est votre forme d’évasion préférée?

La lecture d’un bon livre (roman, essai ou poésie); l’écoute de la musique de jazz ou classique, incluant notre Compas Direct ; l’écriture d’un beau texte (prose ou poésie), me plonge dans les arcanes du rêve et de l’évasion.

J’aime aussi voir un film intéressant (La rebelle, Sonson, Pluie d’espoir, Beyonce, Selfish, My name is, Only love, À fleur de peau, Nathalie, etc.) au cinéma ou à la maison; un documentaire sur Haïti et son vaudou, en famille.

Comment faites-vous pour vivre dans ce grand rêve qu’est la poésie tout en gérant votre famille présente et première?

J’écris la nuit, et toutes les nuits. Je travaille le jour, et prends les contacts du jour par courriel. Je réponds à mes correspondants tard la nuit après mes tâches familiales. De temps en temps, durant une journée, je fais des petits clins d’œil à mes interlocuteurs.

J’ai quatre enfants de deux mères différentes, donc de deux mariages. Ce que je n’ai pas souhaité. On me l’a forcé. À chacune des mères ses respects et appréciations. Les deux sont haïtiennes et jalouses. Les premiers enfants, comme vous pouvez l’imaginer, s’y mêlent des fois, aidés de leur mère.

Quel est pour vous le meilleur moment pour écrire?

La nuit, porteuse habile de conseils. Le week-end est surtout essentiel à la lecture.

Avez-vous un endroit de prédilection pour écrire?

J’ai un bureau à la maison comme tout le monde. Mais j’écris souvent n’importe où, là où l’exige l’inspiration. Je travaille à peu près comme un peintre. Je note mentalement ce que j’ai à écrire plus tard. La mémoire (ou le subconscient) est d’un intérêt particulier dans ma démarche poétique. L’autosuggestion fera le reste.

À lire vos poèmes, on voit combien l’humain vous inspire. Des poèmes dédiés surtout à des femmes. Que représentent-elles pour vous?

L’homme dans ses ménages quotidiens et la femme dans ses étourdissements provoqués et inattendus m’ont inspiré la plupart de mes poèmes. Le langage et le social ne me sont pas interdits. Ils se côtoient à la naissance de mon poème.

Saint-John Kauss s’est créé son propre monde dans la poésie et, si je ne me trompe pas, il en tire de réelles satisfactions. Encouragerait-il ses enfants à suivre ses traces?

Il faut appréhender votre monde, l’inventer même. Sinon, vous allez répéter ce que les autres ont déjà dit et fait. Il faut créer le lieu où écrire.

De jeunes poètes, mes enfants. Ce serait une totale satisfaction, une bénédiction du Ciel.

Vos écrits, sont-ils à la portée de votre famille pour lecture quotidienne, ou bien les considérez-vous personnels, personne n’y touche?

R.-  C’est très personnel. Mes manuscrits sont dans des boîtes cachées. Par contre une fois terminés, j’expédie ces écrits à des sites et revues aux fins de publication. Une façon de les retrouver facilement s’il y a grabuge littéraire ou le feu.

CHAPITRE 8

L’Art  Royal

Je suis presque certaine que l’Art Royal va nous ramener à l’écriture.

Oui, l’écriture est une des formes royales. Malraux parlait à une époque de la « Voie Royale ». De notre côté, on peut, sans peur de se tromper, redonner à la parole, à l’écriture, à la voix sa royauté. On y est ici avec la « Voix Royale » de et dans l’écriture.

Parlez-nous un peu plus de cette «Voix». Qu’est-ce qui la rend si spéciale?

Dire mieux que les autres. Ajouter à l’écriture des notions de sémantique nouvelles, des structures qui feront d’elle la voix royale.

La Magie ou l’Art Royal est une entité de et dans l’art surpluréel. Le réalisme magique ou merveilleux, le retour à la réalité par la voie de l’imaginaire doit être une obsession chez l’Être surpluréaliste.

N’est-ce pas un peu fort de tenter de placer l’écriture à un tel niveau?

L’écriture a permis à l’homme de se retrouver aujourd’hui. Sans les célèbres papyromanes du temps des Pharaons et autres silencieux perdus, on ne saurait guère si pleins de nous-mêmes. La grande bibliothèque d’Alexandrie reste encore la fierté des Arabes. La Bible n’est que le résultat de tous ces efforts. Prenons comme exemple Le Manuscrit de la Mer Morte. De plus, l’écriture est une thérapie, antidépressive pour certains et hypotensive pour d’autres écrivains.

Les gens ne prennent presque plus le temps de lire de nos jours. Comment voyez-vous l’avenir de l’écriture? Cela vous inquiète- t-il?

Il y a plus de deux mille ans (avant même les Pharaons)  que les scribes lisent et recopient l’histoire des peuples. Il y aura toujours des lecteurs, des enfants et adolescents qui doivent apprendre à lire d’abord et écrire après, avant d’adopter l’ordinateur. L’écriture ou la lecture, c’est un passage obligé.

Vous travailliez sur la fondation d’une maison d’édition de concert avec le poète Jean André Constant (JAC), qui vient d’ailleurs de passer une année en Afrique, ou en êtes-vous avec ce projet?

Le séjour de JAC en Afrique nous a beaucoup aidés. De l’expérience acquise, quoi. JAC doit rentrer à Montréal pour tout raconter. Des manuscrits, on en a. Maintenant, il faut les publier.

L’homme est en quelque sorte effacé, mais le poète n’est pas modeste dans ses écrits. Comment expliquez-vous cela?

Que je n’aime pas épater la galerie. Que je préfère être lu que d’être vu. Ce qui fait peut-être la force de mon œuvre. Ce qui est mieux et beaucoup plus honnête.

Que je ne connais pas souvent les critiques qui « critiquent » ma poésie. Que j’aimerais laisser quelque chose de sérieux, de valable, de durable à la Postérité.

Ah! Si je pouvais réinventer l’essai à la suite de Montaigne; reformuler la fiction à la suite de Borges; écrire un grand Roman à l’instar de Rabelais, Balzac, Joyce, Céline, Kafka ou Musil. En ce qui concerne Kafka, il a su et pu réussir ce que les surréalistes postulèrent après lui sans vraiment l’accomplir: la fusion du rêve et du réel. En fait, écrit Milan Kundera dans L’Art du Roman, «c’est une ancienne ambition esthétique du roman, pressentie déjà par Novalis, mais qui exige l’art d’une alchimie que seul Kafka a découvert une centaine d’années plus tard.»
Bref, je dois essayer.

CHAPITRE 9

La poésie et le sacré

Vous séparez ces deux entités. Pourquoi?

Parce que je ne parlais pas de la même chose. L’Art Royal, selon les Anciens Occultistes, c’est la capacité de tout changer sur son passage, mentalités et moralités. En un mot, changer la vie. L’écrivain, de par ce fait, est un alchimiste. D’ailleurs, c’est l’un des critères de l’Être surpluréaliste.

Est-ce votre intention de tout changer avec vos écrits?

Les mentalités, oui. De ceux qui me lisent d’abord et suggèrent aux autres de me relire.

Pensez-vous avoir déjà changé quelque chose ou quelqu’un?

Des jeunes poètes me citent très souvent. C’est un bon indicateur d’un mouvement vers l’avant des lettres haïtiennes. Le manifeste du Surpluréalisme a aussi fait son bout de chemin  jusqu’au fin fond de certains pays d’Europe. De quoi s’enorgueillir.

Avez-vous jamais envié un de vos confrères poètes? Avez-vous jamais voulu être à la place d’un autre?

René Philoctète, l’aîné. Mais non pas par envie, mais plutôt par compassion. J’aimais le style et l’homme qui n’est pas beau. Jean Claude Fignolé, comme critique moderne du genre structuraliste, d’un style très poétique. Néanmoins, je n’ai rien à envier à un confrère écrivain. Je ne fais que travailler et peaufiner ma plume depuis près de 30 ans.

Pouvez-vous définir le sacré?

C’est un état absolu, un état de complicité avec Dieu. Novalis disait que « la poésie est le réel absolu ». On dit de Bach qu’il fit de la musique en état de grâce, de l’absolu, du sacré.

Vous croyez donc en Dieu?

Excessivement. Je Le prie ou cite son nom chaque jour. Je Le visite à son Temple chaque premier dimanche du mois, sinon tous les dimanches. Je lui demande souvent des faveurs. Je suis encore en vie grâce à sa bienveillance.

Croyez-vous que votre capacité d’écrire vient de Dieu ou d’une forme mystique quelconque?

Toute intelligence vient de Dieu. Pensez à Adam, le premier des hommes ; aux Anges célestes et aux anges rebelles d’un autre ordre. Mes capacités d’écrire et de poursuivre des recherches de tout genre relève du Divin. 

Avez-vous adopté une religion en particulier?

Aucune. Je ne suis qu’un mystique, qu’un simple agent de l’Univers. 

L’Université du Luxembourg avait montré un certain intérêt pour le Surpluréalisme. Y a-t-il eu de suivi dans cette démarche?

L’ouvrage «L’Archidoxe Poétique» a été vite publié en ce sens. C’est une décision de l’éditeur suite à cette impression.

CHAPITRE 10

Le sacré et le profane

Nous savons déjà ce que c’est que le sacré selon vous. Voulez-vous bien définir le profane?

C’est le non-initié. Celui qui ne rejoint guère les liens initiatiques. Celui qui, selon les anciens Grecs, n’a pas un caractère religieux. Celui qui ne peut se comparer à l’athée. Celui qui n’a pas la Connaissance des choses sacrées. L’individu non entraîné à la réalisation du “Grand Œuvre”, celui qui ne saurait atteindre la voie sublime de l’au-delà de la Science des Mages, cette partie de l’Univers impénétrable par les profanes? C’est l’innocence à travers le prisme de l’ignorance des choses.

C’est évident que l’un ne saurait exister sans l’autre, non?

Bien entendu.

CHAPITRE 11

La théorie des fêtes et des couleurs

On ne retrouve pourtant pas une sensation de fêtes et de couleurs dans votre poésie.

La terre n’est pas un lieu de fête. Il faut travailler à la sueur de son front pour survivre. Qui vit? Qui survit? D’où l’écriture de la survivance rencontrée chez les surpluréalistes.

Par contre la vie est une fête. La naissance d’un enfant ou de tout être vivant est une fête. Même la mort devrait être fêtée, ne serait-ce que par cette sensation d’évasion, cette jouissance d’évadé en  quittant cette terre.

L’amour, faire l’amour est une fête. Et encore là, tout dépend de l’amante.

Vous vous plaignez de ne pas rencontrer une sensation de fêtes et de couleurs dans ma poésie, c’est vrai. Mais je dénonce, moi. Je ne peux pas fêter et dénoncer en même temps.

Néanmoins, à plusieurs reprises, je me fais grâce d’une poésie à l’eau de rose, d’une poésie de l’acte gratuit pleine de fêtards et de couleurs. Relisez, ma chère, mes pages d’amour.

Avez-vous jamais eu de critique négative par rapport à vos écrits?

Je ne publierai jamais un livre de ce niveau. Je dois grandir, escalader des montagnes d’idées, prouver quelque chose dont je ne connais même pas l’essence. Des critiques totalement négatives, pourquoi ne pas déchirer ce manuscrit et recommencer?

Si oui, quelles ont été vos réactions?

C’est non.

Tenez-vous compte de l’opinion, favorable et défavorable, des autres poètes concernant vos œuvres?

Les poètes haïtiens disent tout bas ce qu’ils pensent. Ils font beaucoup attention à l’ego de l’Autre. Par stratégie ou par pitié, qu’importe! Mais j’aimerais bien entendre leurs opinions.

Parlez-nous de l’écrivain Saint-Valentin Kauss.

C’est mon jeune frère ingénieur. Il ne publie plus. Probablement, il a définitivement laissé tomber la plume pour l’équerre.

Comment expliquez-vous la remise du Prix de l’année 1997, décerné à votre frère par l’Association Haïtienne des Écrivains, alors que vous êtes membre fondateur de cette Association?

On a voulu me piéger à l’époque. Mais ce coup de force poétique n’avait pas marché. Des pairs, comme Maximilien Laroche,  l’avait choisi, après consultation, parmi tant d’autres poètes jaloux. Pour mieux comprendre, le choix ne venait pas de moi, mais d’un comité de littérateurs. Et j’approuvais par fierté.

Cette nouvelle avait fait du bruit à Montréal. Avec du recul, croyez-vous maintenant que c’était un manque d’éthique de votre part?

Je referai la même chose. Regretter de ne pas être à l’école de Cédras avec certains écrivains prédateurs, voyons!

Il y a un certain détachement dans votre comportement. Le qualifierez-vous d’arrogance, de fausse modestie ou simplement de naturel?

Je ne suis pas né jumeau. Je suis comme je suis. Je n’ai jamais été au Stade, au Carnaval par exemple. Je préfère le spectacle à la télé. Je n’aime pas les ascenseurs, les gadgets, le bruit, trop de promiscuité. Par contre j’aime la présence d’une femme, beaucoup d’enfants, une maison mienne, une bibliothèque surtout ancienne. J’aime les conseils d’un vieux poète de la ville ou du quartier. En somme, j’aime ce qui est plus naturel. Est-ce anormal?

Par ailleurs, cette question (et réponse) me rappelle une citation de Heine par Freud pour démontrer des vérités psychologiques rigoureusement réprouvées :

«Je suis l'être le plus pacifique qui soit. Mes désirs sont: une modeste cabane avec un toit de chaume, mais dotée d'un bon lit, d'une bonne table, de lait et de beurre bien frais avec des fleurs aux fenêtres; devant la porte quelques beaux arbres; et si le bon Dieu veut me rendre tout à fait heureux, qu'il m'accorde de voir à peu près six ou sept de mes ennemis pendus à ces arbres. D'un cœur attendri, je leur pardonnerai, avant leur mort, toutes les offenses qu'ils m'ont faites durant leur vie --certes on doit pardonner à ses ennemis, mais pas avant qu'ils soient pendus.»

Faut-il aller aussi loin? Il ne resterait plus d’humains sur cette terre.

CHAPITRE 12

Comment parler à la littérature

Parlez-vous à la littérature ou bien parlez-vous de littérature?

Marcel Proust est mort assis sur son bureau en parlant à la littérature. Yukio Mishima s’est suicidé après avoir fini de parler à la littérature. Cesare Pavese s’est tué après avoir fini d’écrire son ouvrage intitulé LE MÉTIER DE VIVRE.

Je parle à la littérature à travers mes poèmes (structures, langages, morphèmes, phonèmes, ruptures de syntaxe et de rythme, décalages verbaux, etc.) et par l’énoncé de mon art poétique (entretiens, manifestes: L’Archidoxe Poétique, 2008). Je  parle de  littérature en étudiant les autres poètes (réf. : Le Massif des Illusions, inédit).

La littérature, vous parle-t-elle en retour?

Par la publication et la lecture des autres auteurs qui nous apportent beaucoup.

On dit souvent que les poètes sont fous. Êtes-vous d’accord?

Ils font semblant d’être fous afin d’avoir l’immunité diplomatique de la république des lettres. Il existe tellement d’hommes sensés et de fonctionnaires qui sont aussi de bons poètes.

Comment définissez-vous la folie dans le contexte littéraire?

Avoir la tête enflée, s’enfler de faux prestiges, manipuler les critiques et médias. L’écrivain de talent n’a pas besoin de toutes ces fausses apparences.

Pourriez-vous le comprendre si quelqu’un vous qualifiait de fou? Et l’accepteriez-vous?

À cause de quoi? De qui? Que j’ai trop écrit! Ma chère, je gère mon temps.

Vous considériez-vous en constante quête d’idéal?

L’idéal est partout. Dans les études, dans la famille, dans l’amitié, dans l’écriture et même l’amour d’une femme. Là, je parle du vrai amour.

À quoi comptez-vous aboutir dans vos démarches littéraires?

Au Prix Nobel? Je ne suis pas Frankétienne, le baroque, notre Rabelais créole. Je compte plutôt aboutir à une littérature des sens et multisignifiante, en somme à une littérature «du monde dans tous ses univers».

Vous passez de longues heures à écrire - surtout la nuit. Ces activités d’écriture ne posent-elles pas un problème avec votre travail et votre vie de famille?

Mon travail et ma famille sont deux autres composantes distinctes de ma vie et de son accomplissement. Je travaille le jour et ma femme passe me prendre à l’hôpital vers les quatre heures. On rentre à la maison et on mange. On vérifie les travaux des enfants et on les fait dormir. Je fais également dormir ma femme, et je descends à mon bureau pour écrire. J’écris tous les jours et très vite. Je corrige rarement le lendemain avant de continuer. Je ne vois pas l’incartade.

CHAPITRE 13

Regards sur la littérature contemporaine

Qu’est-ce qui vous intrigue le plus dans la littérature contemporaine?

De ne pas oser franchir les frontières. D’avoir à hésiter face aux approches du Nouveau Roman. D’avoir trop boudé les données de l’art structuraliste. Certains auteurs ont vite abandonné le renouveau pour revenir à l’art classique. De plus, le théâtre et la philosophie sont quasi absents du corpus littéraire contemporain.

Pouvez-vous faire une comparaison objective de la poésie haïtienne contemporaine à celle patrimoniale?

La poésie haïtienne classique ou patrimoniale était faite de rimes et d’alexandrins. Les anciens auteurs étaient partisans des Romantiques français (Hugo, Lamartine, Vigny et Musset), du Parnasse (Lecomte de Lisle et François Coppée), ou du Symbolisme (Théophile Gautier, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et Mallarmé). Alors que la poésie haïtienne contemporaine est en vers libres et nous fait penser à Breton, Aragon, Eluard d’une part, et d’autre part à Saint-John Perse et aux structuralistes.

Quelle différence faites-vous entre la littérature moderne et la littérature contemporaine?

La littérature contemporaine est cette littérature faite au moment présent, tandis que la littérature moderne implique le renouveau, l’inédit, la différence, l’innovation.

La littérature contemporaine traite du présent. Cela ne met-il en doute votre capacité de prendre la distance nécessaire pour étudier, voire apprécier vos propres oeuvres?

Mes œuvres ne parlent pas seulement du présent, de mon présent, mais surtout du passé simple. Ce qui les rend d’ailleurs facile à digérer. Moderne, je m’en rends compte de plus en plus.

La littérature est une entité étrangère. Vous la questionnez, vous tentez de la définir mais vous n’en avez pas l’emploi.

La littérature représente l’ensemble de ce qui a été dit et de ce qui est présentement dit. Oui je la questionne pour tenter de la définir. Le mode d’emploi ! Il existe plutôt des modes d’emploi à la littérature. Parce que chaque écrivain a sa propre recette, son mode d’emploi pour affronter la page blanche et ses syndromes.

De plus, l’écrivain, de génération en génération, subit des mutations. Regardez ce qui se passe maintenant en Europe. Pour écrire, les écrivains des années 2000 ne puisent pas seulement leur inspiration dans les livres et chez d’autres auteurs. Ils s’inspirent aussi de la musique, de l’art plastique et même de la vidéo, afin d’importer d’autres techniques dans le champ littéraire. Des écrivains, tels Olivier Cadiot, chef de file de cette nouvelle génération d’écrivains hybrides, la vidéaste et écrivaine Valérie Mréjen, Nathalie Quintane, Christophe Fiat, Jean-Charles Massera, Patrick Bouvet et Charles Pennequin, secouent, comme le firent autrefois Roland Barthes et les structuralistes, le groupe Tel Quel et le Nouveau Roman, les normes et assises de la littérature française. Néanmoins, de telle démarche n’est pas si étrangère aux surpluréalistes haïtiens (lire L’Archidoxe poétique, Humanitas, 2008) qui, depuis plus de vingt ans, favorisent, entre autres, la musique, l’architecture, la peinture ou la sculpture, dans le champ de la littérature moderne. Les théories du chaos, des cordes ou de la physique quantique y sont également intégrées.

Existe-t-il une certaine complicité littéraire entre les écrivains caribéens et ceux d’Haïti?

Je répondrai par l’affirmatif. Les écrivains de la Caraïbe ont compris depuis toujours qu’ils doivent s’organiser pour entreprendre l’autre marche vers la liberté intégrale. En guise d’exemple, ce premier Congrès des Écrivains de la Caraïbe qui s’est tenu au Gosier (Guadeloupe) en cette fin de novembre 2008. Sans visiter Haïti ou presque, les plus grands écrivains caribéens et de la région ont présenté ce pays ou un personnage de l’histoire d’Haïti (Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Henri Christophe et François Duvalier) dans leurs œuvres: Aimé Césaire, Édouard Glissant, Vincent Placoly et Raphaël Confiant, pour la Martinique; Maryse Condé, pour la Guadeloupe; Derek Walcott, pour Sainte-Lucie; Alejo Carpentier, pour Cuba; Enrique Buenaventura, pour la Colombie; Ana Lydia Vega, pour Porto Rico; Cyril Lionel Robins James, pour Trinidad. Sans pourtant omettre, entre autres, les œuvres venues d’ailleurs comme celles du grand Victor Hugo (France) ou de Graham Greene (Angleterre).

Quelle part faites-vous à la littérature québécoise?

La littérature du Québec est jeune et pleine d’avenirs. Ils ont commencé avec le Romantisme. Trois représentants de cette époque: François-Xavier Garneau, Octave Crémazie et Louis-Honoré Fréchette (auteur de La légende d’un peuple). La poésie moderne québécoise a débuté avec les poètes Émile Nelligan et Clément Marchand (auteur de Les soirs rouges). Ils ont expérimenté, en la personne d’Hector de Saint-Denys Garneau et d’Alain Grandbois, de Rina Lasnier et d’Anne Hébert, la poésie du Moi et de l’espace. Ce qui a été suivi du courant surréaliste ou de l’âge de la parole: Roland Giguère, Claude Gauvreau, Paul-Marie Lapointe, Gatien Lapointe, Fernand Ouellette, Gaston Miron, Gérald Godin, Jacques Brault, Paul Chamberland, Yves Préfontaine. La poésie du paysage intérieur: Gilbert Langevin  et Michel Beaulieu. La poésie post-moderne: Nicole Brossard. La poésie du paradoxe: Pierre Morency, Marcel Bélanger, Pierre Nepveu, Normand de Bellefeuille, André Brochu, Jean Royer, René Lapierre, Claude Beausoleil, François Charron. La poésie contemporaine: Marie Uguay, Denise Desautels, Hélène Dorion, Jean-Paul Daoust. Nouveaux poètes: José Acquelin, Martine Audet, Louise Cotnoir, Gilles Cyr, Michael Delisle. Poètes de la relève: Danny Plourde, Philippe More, Daniel Leblanc-Poirier, Fernand Durepos.

Et qu’en est-il du roman? Et de la nouvelle?

Le grand roman moderne a été inauguré par Cervantès avec son Don Quichotte et la notion de l’errance absolue, de l’aventure. Puis vint Samuel Richardson, en plein XVIIIe siècle, et l’examen de la vie secrète des sentiments, l’exploration de la vie intérieure de l’homme. Avec Honoré de Balzac, l’Homme est rentré dans l’Histoire. Avec Flaubert, on assiste à l’exploration du quotidien. Avec Tolstoï, l’irrationnel dans le comportement humain. Avec Marcel Proust, l’insaisissable moment passé et perdu. Avec Joyce, l’insaisissable moment présent. Avec Kafka, les possibilités de l’homme face aux déterminations d’un monde si écrasant. Avec Thomas Mann, le rôle des mythes sur nos décisions. Avec Sartre et Camus, l’existentialisme de l’absurde.  Avec le Nouveau Roman, le désengagement de l’homme dans la subjectivité des objets réels. Ce sont, d’après moi, les principales avenues du roman en Europe ou dans le monde.

Selon Jean-Marie Gustave Le Clézio, prix Nobel 2008, «nous vivons dans une époque troublée où nous sommes envahis par un chaos d’idées et d’images. Le rôle de la littérature aujourd’hui est peut-être de faire écho à ce chaos. (…) On n’a plus l’outrecuidance de croire, comme à l’époque de Sartre, qu’un roman peut changer le monde. Aujourd’hui, les écrivains ne peuvent que faire le constat de leur impuissance politique. Quand on lit Sartre, Camus, Dos Passos ou Steinbeck, on voit bien que ces grands écrivains engagés avaient une confiance infinie dans le devenir de l’être humain et dans le pouvoir de l’écriture. Je me souviens quand j’avais dix-huit ans, je lisais dans L’Express les éditoriaux signés Sartre, Camus ou Mauriac. C’étaient des essais engagés qui montraient le chemin. Qui peut imaginer aujourd’hui qu’un éditorial dans un journal puisse aider à résoudre les problèmes qui nous gâchent la vie? La littérature contemporaine est une littérature du désespoir.

«(…) Le roman est effectivement un genre bourgeois. Tout au long du XIXe siècle, il a magnifiquement incarné les heurs et malheurs du monde bourgeois. Puis, le cinéma est arrivé. Il lui a volé la vedette et s’est révélé un outil de représentation du monde beaucoup plus efficace. Les écrivains ont donc cherché à élargir la portée du genre romanesque en faisant un lieu d’expression des idées, des sentiments. Ce faisant, ils se sont redus compte combien ce genre est malléable, fluide, se prêtant facilement aux expérimentations formelles. Depuis, chaque génération a renouvelé le roman, l’a réinventé en apportant de nouveaux éléments.»

En Haïti, le roman fut d’abord d’inspiration réaliste (Frédéric Marcelin, Fernand Hibbert), pour être ensuite indigéniste (Jacques Roumain) et merveilleux  (Jacques Stephen Alexis). Le roman évolue actuellement vers le vide du structuralisme et du Nouveau Roman (Frankétienne), en un mot vers le «chaos»  littéraire. Ce ne sont plus des romans à lire du genre linéaire, mais des romans expérimentaux et spiraliques, selon les procédés narratifs mis en œuvre par Frankétienne, maître du chaos. Selon ce dernier, «un épisode n’y est pas raconté de façon linéaire, ni même de manière cyclique, mais bien par des cercles concentriques. C’est-à-dire que l’on revient régulièrement à un point de départ pour repartir de l’avant.» Donc la structure globale du roman spiralique est bâtie sur des cercles, ces cercles concentriques.

La nouvelle, semble-t-il, est considérée comme l’enfant pauvre, la cendrillon d’un genre mineur. Alors que la poésie et le théâtre sont deux genres archaïques, c’est-à-dire plus âgés que le roman ou la nouvelle, il n’en demeure pas moins que les écrivains haïtiens privilégient surtout la poésie. Il est beaucoup plus facile de publier, même miméographiée à ses frais, la poésie. Le théâtre, c’est encore mieux. On peut faire jouer une pièce de théâtre sans la faire éditer ou la publier, d’où leur disparition au fil des années. Par contre, les écrivains haïtiens se sont vraiment acharnés sur le genre romanesque une fois à l’étranger où il existe toute une institution (éditions subventionnées, Conseil des Arts et des Lettres, bourses de création, subventions de voyage, etc.) incitant l’écrivain même à s’asseoir et à écrire. Si l’on comprend bien, contrairement à ce que certains détracteurs pensent, faire de la littérature demande beaucoup d’heures libres, de sous et d’énergie.

Peut-être que la nouvelle est de beaucoup plus difficile qu’il le paraît. Pages pleines, manque d’espace dans un temps court, peu de mots jusqu’à un point d’intensité, lieux de tension jusqu’à la chute finale, habileté dans l’art de la litote, moyens sommaires sous le poids des mots pour une harmonie totale. Madame Yanick Lahens, notre meilleure critique au féminin, a déjà et très bien expliqué le phénomène dans «Où va la nouvelle?» (Boutures, vol. 1, no 1, juillet 1999, pp. 4-7). Et Jacques Stephen Alexis, en ce qui a trait au roman, dans «Où va le roman?» (Présence Africaine 13, Paris, avril-mai 1957, pp. 81-101).

Il est à noter que les deux premiers romans de la littérature haïtienne, Francesca (1872) et Le damné (1877) de Démesvar Delorme, avaient pour cadre l’Europe (XV et XVIe siècles).

CHAPITRE 14

Conversations sur la poésie moderne

 

Que pensez-vous de la poésie urbaine et du slam?

Citadine ou urbaine, décrivant les villes ou écrite en ville? C’est une poésie de l’apparence concrète décrivant faits et gestes de tout citoyen. Cette poésie peut devenir artificielle ou mécanique dans la mesure où l’homme veut être remplacé par des robots dans les usines d’assemblage  et autres automatisations de ce genre.

Mais le slam, ne connais pas vraiment. Les slameurs ne sont-ils pas des rappeurs en poésie?

Quel est votre opinion sur la poésie en ligne?

La poésie lue à l’ordinateur par le biais d’un site spécifique est tout à fait à l’honneur de l’époque. Ceci permet de contrecarrer, en partie, l’impact négatif dû aux gens qui ne lisent pas mais qui chattent, c’est-à-dire converser à l’ordinateur.

Il existe certaines bases de l’écriture poétique qu’on ne retrouve pas souvent dans la poésie moderne en ligne. Quelle est votre opinion là-dessus?

La formation, ma chère! Rappelez-vous du permis d’écrire des écrivains du siècle dernier. L’écrivain devrait affronter tout un processus de sélection. Il y avait des critères pour l’écriture. C’était très noble le métier d’écrivain.

Que pensez-vous des poètes qui écrivent pour faire sensation ou pour se faire applaudir; des poètes en quête d’affection dont la poésie est dénuée du minimum de technicité?

Ils sont dans leur droit. Mais qu’ils ne demandent pas non plus de fortes places lors du triage des littérateurs. Le temps règle ses comptes.

Pouvez-vous identifier la poésie moderne à la poésie lyrique?

Le lyrisme est en soi. C’est personnel. On ne peut pas chasser le naturel. Mais créer une poésie moderne est une affaire de technicité, une utilisation de la langue et de la linguistique à ses dépens, à l’avantage de l’écrivain. La modernité, c’est faire peau neuve.

Partagez-vous l’idée que le sujet lyrique peut être fictif?

À moins de le romancer, de l’occulter, de le rendre soi-même fictif. Un roman de fiction peut avoir sa part de lyrisme et sa part de fiction. Là, le réalisme merveilleux est à nos portes.

Quels sont selon vous les problèmes les plus courants confrontés par la poésie moderne?

De ne rien comprendre, de ne pas saisir le saut dans l’absolu du poète. Frankétienne est l’exemple parfait de l’écrivain incompris. Pourtant, ce dernier prétend se comprendre dans le chaos anormal d’Haïti.

«C’est un scandale», écrit René Depestre dans Le métier à métisser, recueil d’essais et d’entretiens paru en 1998, «que les œuvres de Magloire Saint-Aude et de Frankétienne n’aient pas encore, à l’étranger, le public qu’elles méritent.» Magloire Saint-Aude, notre Baudelaire tropical aux sonorités mallarméennes; Frankétienne, notre Rabelais créole.

                                                     CHAPITRE 15

Discours sur la condition poétique

 

Avez-vous énoncé un ou des discours sur la condition poétique?

Le Manifeste du Surpluréalisme, plus de 20 pages d’imprimés, est un discours sur la condition poétique. Le premier manifeste, datant de 1980, est beaucoup plus succinct. Mais l’idée générale reste la même. Dans le dernier manifeste (Réf. : L’Archidoxe poétique, pp. 97-120), on y parle de la vision et de la nécessité de certains écrivains comme Goethe, Sartre, Gérard Dougé, Pierre Clitandre, André Jacob, le cas Frankétienne, Jacques Stephen Alexis, Sade et Léon Laleau. Allez-y voir.

Avez-vous des critiques à porter sur des discours présentés par des confrères poètes sur la condition poétique?

Sur l’engagement et le désengagement? L’engagement produit souvent des mauvais poètes. Le désengagement produit des hommes insensibles à la cause humaine, cachant derrière l’Art pour l’Art (Mallarmé, Dougé, Magloire Saint-Aude et consorts). Ce n’est pas pour rien que je préfère René Philoctète à Magloire Saint-Aude, Neruda à Mallarmé.

Pouvez-vous commenter l’analyse suivante de Roland Barthes sur l’existence d’une écriture poétiquedans son œuvre Le Degré zéro de l’écriture: “lorsque le langage poétique met radicalement la Nature en question, par le seul effet de sa structure, sans recourir au contenu du discours et sans s'arrêter au relais d'une idéologie, il n'y a plus d'écriture, il n'y a que des styles, à travers lesquels l'homme se retourne complètement et affronte le monde objectif sans passer par aucune des figures de l'Histoire ou de la sociabilité”.

Cette phrase m’étonne du grand Roland Barthes, l’auteur de tant d’œuvres à structures, pour ne pas dire structurées. Vraiment, il n’y a que des styles, chez ces poètes, pour affronter le Temps et l’Histoire. Et ce n’est pas tout. Car l’humain a besoin de bien d’autres choses que les styles extraordinaires pour remonter le temps et les persiennes. Quoi de plus juste, un peu du langage pour l’exercice de l’écriture dans l’éternité, et des idées pour apprendre aux hommes de mauvaise volonté le ce que c’est la charité.

Pourrez-vous élaborer un peu sur la condition poétique (selon votre point de vue) ou comme c’est dans le Manifeste du Surpluréalisme?

Le Surpluréalisme est un sujet un peu trop personnel, pourvu de tracées littéraires qui sont trop miennes. Alors que votre question demeure impersonnelle, c’est-à-dire englobe l’ensemble des théories déjà existantes ou ce que ressent tout poète. De façon générale, l’œuvre poétique est une entité de la génétique, un facteur enviable et fiable rendant les chromosomes ou les allèles heureux. L’Homme-poète est une entité distincte, rendant l’âme aux mots de la page, donnant vie aux objets de tous les jours. Les lacs, parcs, étangs, forets, nuages, petites filles ou gamins, y passent sans demander leur compte. Le poète peut être engagé ou non selon les jours, selon l’époque ou selon son statut social. Bien entendu, il existe des transfuges. Un vrai bourgeois peut devenir un méchant poète (Carl Brouard) comme il peut ne pas bouger d’un pouce ses sentiments dans l’écriture (Magloire Saint-Aude). Le poète généralement est pauvre d’argent et ne se contente que des pages de l’imprimé en guise de  palliatif, mais sous forme de trésors bien gardés. Il existe une diversité, non pas une altérité, chez les poètes. Rimbaud n’est pas Hugo, Verlaine n’est pas non plus Mallarmé. Robert Graves ou Keats n’est pas Oscar Wilde ou Rainer Maria Rilke.

Le Manifeste du Surpluréalisme date de près de trente ans, y auriez-vous changé quelque chose aujourd’hui?

De vingt ans, à peu près. Et pourquoi changer ou améliorer, puisqu’il est toujours d’actualité. J’attends encore l’arrivée en force d’une nouvelle école littéraire, d’un mouvement plus jeune pour me retirer.

Votre vision du Surpluréalisme, a-t-elle changé avec le temps, ou comptez-vous y apporter des modifications?

Je viens de le rééditer, il y a à peine six mois sans y ajouter quelque chose. Le premier et le dernier Manifeste ont été publiés tels quels. Mon plus grand souhait, c’est de le faire relire par des milliers de lecteurs. Mais peut-être dans cinq à dix ans, j’aurai à le reformuler par la voie (ou voix) du Roman. Visualiser le monde dans tous ses univers, que c’est vaste comme projet d’écriture.

CHAPITRE 16

Le Nouveau Roman et le roman contemporain

Vous vous consacrez exclusivement à la poésie. Mais quel intérêt portez-vous au roman?

La poésie condense la vie. Le roman développe et explique la vie. Milan Kundera avait raison quand il disait, dans L’art du roman, que toutes les grandes facettes de la philosophie depuis Descartes se retrouvent dans le roman européen, de Cervantès à Joyce.

Comptez-vous en publier un de ces jours?

Et pourquoi pas. C’est ancré dans mon esprit. Les poètes Gérard Étienne et Castel Germeil m’en ont tellement parlé et bousculé. Oui, je pense à un roman surpluréel de grande envergure dont le titre est déjà choisi.

Préférez-vous le Nouveau Roman au roman contemporain?

Plusieurs écrivains contemporains ont rapporté dans leurs romans une part active soit du Réalisme merveilleux, soit des préceptes du Nouveau Roman. La différence réside plutôt, à mon avis, entre roman classique à la Balzac et roman moderne à la Sarraute ou à la Kristeva. Ma préférence va à certains romanciers contemporains.

Alain Robbe-Grillet donna un nouveau sens au réalisme en décrivant les objets (réels) qui font partie du quotidien et qui existent à travers la subjectivité du regard humain. Dans Pour un Nouveau Roman (un recueil d’articles publié en 1963), il juge les notions de personnage, d’histoire ou d’engagement périmées. Êtes-vous de son avis?

Alain Robbe-Grillet a choisi de chosifier l’homme et d’humaniser les objets. Il a condamné les notions de personnages (nos doubles), d’histoire et d’engagement dans le roman. Avec lui s’est fait le déracinement de l’homme dans l’Histoire. Mais il a oublié que les personnages font partie intégrante de l’histoire; et que sans histoire, il n’y a pas de vie et de récit poétique véritable; et qu’au-delà de la poésie, pas de vie supportable.

CHAPITER 17

Réflexions diverses sur le théâtre et l’Art total

Qu’est-ce qui vous attire dans l’Art total?

La multiplicité des sens et des chances de faire mieux que quiconque. Ayant plusieurs flèches à son arc, l’artiste, surtout dans le domaine du théâtre, peut ainsi multiplier les interprétations, fructifier ses décors et corriger ses personnages. Devinettes, chansons, narrations, monologues, et autres temporels, peuvent faire partie des actes à recenser.

Ne jugez-vous pas dangereux son totalitarisme?

Bien sûr. Mais il ne suffit qu’à l’artiste de l’utiliser avec modération, sans faire clin d’œil par exemple à la Négritude culturelle pour l’associer par la suite au Noirisme d’état, comme ce fut le cas en Afrique (Senghor) et en Haïti (Duvalier, père).

L’art global ou le Glob’art a presque complètement submergé le mouvement de l’Art total. Quels sont vos commentaires là-dessus?

Ce qui est normal. Si par «art total», on sous-entend l’incorporation de tous les arts dans l’écriture ou précisément ici dans celle du théâtre, l’art global qui permet une mainmise sur toutes les cultures possède alors tout un éventail de possibilités d’agir.

Contrairement à l’art total, l’art global permet de puiser dans toutes les cultures. Vous avez vous-même au cours de nos rares conversations, montré un intérêt certain pour ce mixage planétaire de l’art, qui vous rend en quelque sorte un artiste mobile capable de se connecter et communiquer avec le monde à travers le réseau de l’art.

Tout à fait. Il ne faut pas oublier qu’on est à l’ère de la mondialisation et de l’Internet.

La définition du théâtre s’est beaucoup élargie avec l’émergence des arts pluridisciplinaires. Sur quoi voulez-vous commenter exactement?

L’archétype des mécanismes du théâtre ou le théâtre et son double, comme dirait Artaud.

Êtes-vous familier avec l’univers du théâtre et la création théâtrale?

J’aime le théâtre, sous-entendu le cinéma. Je pense écrire pour le théâtre et des scripts pour le cinéma.

Comptez-vous vous lancer tout aussi bien dans le théâtre?

C’est une idée ou plutôt ce fut une idée. Plus jeune, à Port-au-Prince, aux Cayes et au Cap-Haïtien, j’étais entiché du théâtre de Césaire (La tragédie du Roi Christophe) et de René Philoctète (Monsieur de Vastey),  de Sartre (Le diable et le bon Dieu) et de Camus (Caligula, Le malentendu), de Corneille et de Racine, de Hugo (Cromwell), de Shakespeare (Hamlet), de Beckett (En attendant Godot), et de bien d’autres dramaturges grecs.

Le théâtre est en manque dans la littérature haïtienne comme dans toute littérature d’ailleurs. Néanmoins, grâce à l’acharnement de Frankétienne et consorts, le théâtre d’expression créole a eu ses lettres de noblesse.

CHAPITER 18

Les Manifestes Littéraires 

Comptez-vous nous faire toute une lecture sur le Symbolisme, le Décadent, le Romantisme, le Réalisme, etc.?

Au commencement, il y eut les troubadours, puis les poètes ou bouffons des Rois, les cénacles du Moyen-âge et du XVIe siècle, le groupe de La Pléiade, Racine, Corneille et Molière, Voltaire et Rousseau, puis le Romantisme dans tous ses états avec Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Vigny et Musset, suivi du Symbolisme (Jean Moréas, «Manifeste du symbolisme», in Le Figaro, 18 septembre 1886) et de ses adeptes (Théophile Gautier, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud et Mallarmé), le Parnasse – l’Art pour L’Art (Lecomte de Lisle, François Coppée, Banville et Heredia), le Surréalisme, le Structuralisme, la Poésie post-moderne et contemporaine. Comme vous voyez, tout se suit; puisque l’une et l’autre de ces écoles littéraires sont des réactions aux écrits d’un précédent mouvement.

Pensez-vous que les manifestes sont subjectifs?

Bien sûr, ils le sont. De toute façon, les manifestes sont des balises permettant aux auteurs d’avoir une ligne de conduite. L’évolution viendra après. La poétique d’un auteur peut se muer pour le mieux avec l’âge tout en préservant la première pierre. Nombreux sont les auteurs sans manifeste ou art poétique.

Mes préférences? Je préfère Rutebeuf à Charles d’Orléans, Villon à Clément Marot, Ronsard à Du Bellay, Racine à Corneille, Voltaire à Rousseau, Hugo à Lamartine, Rimbaud à Verlaine, Baudelaire à Mallarmé, des fois Eluard à Aragon, d’autres fois Aragon à Eluard, Perse à Valéry, Breton à Claudel.

Quelle est votre opinion sur Les Manifestes Littéraires dans la latinité tardive: poétique et rhétorique publié cette année par Brepols?

Philippe Jacques BREPOLS, la maison d’édition belge? Je n’en sais rien. Pouvez-vous m’aider à voir plus clair?

Étymologiquement, le terme «manifeste» souligne une liaison entre le politique et l’esthétique, et «avant-garde» nous ramène au registre politico-militaire. Il ne faut pas oublier qu’au XIIeme siècle, le terme “avant-garde” désignait la partie d’avant d’une armée ou d’une flotte. Qu’en est-il du Manifeste du Surpluréalisme? Pensez-vous avoir été influencé par la profession de votre père en écrivant ce manifeste?

Point du tout! C’est la littérature et non mon père qui m’intéresse en écrivant. D’ailleurs, je devrais être militaire comme je l’ai souligné ci-haut. Mais je n’ai jamais aimé la force et le pouvoir. J’en suis allergique. Je préfère rester dans l’ombre et penser. Rendre service sans se soucier des étincelles du pouvoir, c’est mieux pour mon équilibre karmique.

Je voulais plutôt rejoindre ou prolonger la tradition des faiseurs de manifestes comme Breton. Un tour de force, quoi! Combien de manifestes littéraires ont été publiés par les auteurs haïtiens depuis 1804? Un seul ou deux. On a toujours suivi ce que la France et maintenant autres pays font et défont.

CHAPITER 19

Le pari de la littérature haïtienne

Avez-vous fait un pari bien particulier sur la littérature haïtienne puisque la littérature en soi ne peut le faire?

Affirmatif, j’en ai fait un au début de mon baccalauréat, après avoir lu Jean Brierre (La nuit  et La source), Anthony Phelps (Mon pays que voici et Motifs pour un temps saisonnier), René Philoctète (Ces îles qui marchent et Le huitième jour)  et Frankétienne (Ultravocal et Dézafi).

Le pari de la littérature dans quel sens?

Dans le sens de l’évolution. J’imaginais notre premier prix Nobel. J’avais misé gros sur le Frankétienne des années 70, l’écrivain émotionnellement plus équilibré, techniquement sans cette approche du chaos qui n’est pas la sienne,  partisan de l’errance (Vatel) et du Nouveau Roman à l’haïtienne. Il  m’a déçu ces quinze dernières années avec cette littérature cinématographique à la John Dos Passos et sa nouvelle conception du désordre et du chaos. Probablement une façon de s’approcher des malheurs du pays.

René étant mort trop jeune, j’ai alors misé sur l’autre compère Anthony Phelps. Mais ce dernier semble être dépassé par les événements d’Haïti. Ce n’est plus le fougueux écrivain des années 70. On dirait qu’il a cessé de dire avec la chute des Duvalier, comme certains écrivains avec la chute de Communisme.

Cela veut-il dire que vous avez perdu l’espoir de voir un haïtien remporter le prix Nobel?

Pour le moment, oui. J’ai pensé aussi à Jean-Claude Charles. Mais il est mort trop jeune. Le romancier  J.-C. Charles avait toutes les capacités et atouts d’un grand écrivain.

Cherchez-vous à gagner le prix Nobel?

Si possible, ce serait intéressant. Mais le Nobel est aussi une affaire d’État et autres silences.

CHAPITRE 20

Coup d’oeil sur la musique haïtienne

Jouez-vous d’un instrument de musique quelconque ou bien avez-vous étudié la musique?

Je n’ai jamais étudié la musique. Comme certains musiciens haïtiens, je suis un autodidacte de la musique. J’ai l’oreille. Je joue par instinct avec l’oreille attentive. J’écoute et je pose les accords. On ne m’a jamais appris les partitions. D’ailleurs, je ne sais pas les lire.
Je joue de la guitare. Je sais interpréter certains anciens morceaux des groupes suivants : Les Ambassadeurs, Les Gypsies, Les Difficiles, Les Shleu Shleu, Les Fantaisistes, Tabou Combo, Skah Shah, etc. Aussi bien des chansons et chansonnettes françaises. Des boléros ou morceaux  de Roger Colas, de Léon Dimanche, de Ti Paris et du Combite Créole. Certaines pièces du Reggae de Bob Marley.

Pensez-vous posséder une connaissance assez vaste de la musique pour vouloir opiner sur la musique haïtienne?

Pour le tracé historique, je pense que oui. J’ai grandi avec cette musique. Et je l’écoute jusqu’à aujourd’hui. Depuis le groupe musical Issa El Saieh, en passant par les autres formations des années 50-60, en l’occurrence les groupes Des Jeunes (Port-au-Prince), Septentrional et Tropicana (Cap-Haïtien), Nemours Jean-Baptiste et Webert Sicot (Port-au-Prince), Méridional (des Cayes), Volcan (des Gonaïves), Les Diables du rythme (de Saint-Marc), Titato et Sans Rancune (Port-au-Prince), etc. Sans oublier les mini-jazz des années 60-70, du genre Tabou Combo, Gypsies, Difficiles, Shleu Shleu, Les Pachas, Les Vikings, Les Ambassadeurs, Bossa Combo, Les Fantaisistes, Les Lionceaux, Les Diables bleus, Les Légendaires, Les Pioneers et les Deutz, Super 9, Les Loups noirs, Skah Shah, Djet-X et Volo-Volo. Pour les années 80-90, Magnum Band, DP-Express, Scorpio, Zin, Phantoms, Zenglen, Lakol, Papach, Dixie Band, etc. Et pour les années 1990-2000, Top-Vice, Sweet Micky, T-Vice, Djakout Mizik, D-Zine, Nu-Look, Mass Compas, Krezi Mizik, Kompa Kreyol, Manyak, K-Dans, Mizik Mizik aussi bien des groupes sous influence américaine comme les King Posse, Metal Ice, Brothers Posse, 4 x 4, King of King, Flex, Masters, O.R.S, Goody Goody Girls, Alovi Yawhe, RockFam, C-Projects, BIC, Barikad Crew, etc. Sans oublier les différents groupes du genre «Racine» qui, pour la plupart, ont été financés par le président Aristide: Koudjay, Tokay, Rèv, Chandel, RAM, Boukman Eksperyans, Boukan Guinen, Barak, Azor, Wawa, Kanpech, etc. Et ceux d’inspiration «Reggae» ou «Troubadour», tels Top Abdelman, Wanga-Nègès, Haïti Twoubadou, Beken, Belo, Twoubadou Keyol, Black Parents, Antilles Troubadour,  Twoubadou Lokal, etc.

Quel genre de musique préférez-vous?

J’aime la musique en général. Tout dépend de mon état d’âme, je peux écouter du jazz (Miles Davis et consorts), de la musique classique (Wagner, Monteverdi, Hector Berlioz, Tchaïkovski, Lully, Debussy, Brahms, Mozart, Liszt, Pachebel, Chopin, Bach, Beethoven), ou du Compas direct (Compas Love, Compas Rock, Compas traditionnel).

J’écoute les classiques en mangeant, le Compas pour danser, le jazz en écrivant. Et la musique «Racine», surtout quand j’ai la nostalgie du pays.

Avez-vous autant de critiques à apporter sur le comportement des musiciens que sur les écrivains haïtiens?

Je ne suis pas de ce milieu. Mais d’après les dires, c’est encore pire que chez l’écrivain qui se retient des fois, noblesse et écriture obligent.

Que pensez-vous de la vague nouvelle génération de la musique haïtienne?

Sans instrument à vent. Et ils composent, paraît-il, à l’aide d’ordinateurs. Je crois qu’ils vont manquer certaines choses comme les contacts entre musiciens d’autrefois et la complicité qui en découle.

Quels sont vos souhaits les plus chers pour la musique haïtienne?

De ne pas lâcher, de s’unir et d’évoluer selon les temps qui courent.

Lorsqu’on parle de musique haïtienne on ne peut laisser de côté le traditionnel compas: le langoureux, le collé serré. Le poète Saint-John Kauss est-il un fin danseur?

Paraît-il. Il faut tout simplement l’essayer.

CHAPITRE 21

Considérations sur le vaudou haïtien

En toute sincérité, êtes-vous vaudouisant?

Je suis chrétien d’inspiration catholique et je crois fermement en Dieu. Mais m’immiscer dans les créneaux des anges ou des loas, les juger ou les diaboliser, ce n’est pas mon rôle. Le grand OLOHUM, lui-même, les utilise pour nous éprouver. Considérons par exemple l’exploit de Job parmi tant d’autres.

Vos dons d’écriture, les devez-vous à une force vaudou quelconque?

Je ne m’appelle pas Frankétienne qui laisse sous-entendre la présence d’une quelconque entité généreuse derrière tous ses livres. L’Intelligence n’appartient qu’à Dieu, ma chère.

Vous serez surpris de voir combien de gens (d’haïtiens aussi) qui parlent du vaudou sans même avoir une idée de ce qu’il représente. Qu’est-ce que le vaudou selon vous?

C’est une force naturelle faite de vibrations dont on ignore la provenance. Le vaudou devient une religion dans la mesure où il existerait un ensemble de dogmes et de principes à suivre pour le bien-être spirituel de ses adeptes. À l’instar des autres religions à terme, le vaudou peut être considéré comme une voie applicable dans les chemins de l’action divine. Et j’appelle loas ou divinités tout ce qui est d’origine merveilleuse et inexplicable. Les anges, les esprits, les loas sont des créatures du Divin.

La catastrophe du 12 janvier 2010 a fait rejaillir les méfaits du vaudou. Certains, étrangers ou nationaux, parlent de malédictions ou de châtiments de Dieu contre Haïti. D’autres, de trop d’efforts dans le mal de la part des Haïtiens. On dirait que nous avons depuis toujours le monopole du mal, de la sale magie et des sciences occultes. Il est vrai que les Haïtiens ont placé la barre de la méchanceté un peu trop haute depuis près de 50 ans, et que les politiciens n’ont pas du tout aidé en ce sens. Mais tous les Haïtiens ne sont pas des méchants haïtiens.

Certains historiens ont même mis l’accent sur un nouveau contrat et engagement que le Président Aristide a su renouveler, un ancien contrat de 200 ans entre Boukman et Satan. Aristide aurait fait venir, entre 2003-2004, plus de 400 Hougans d’Afrique en ce sens-là. Lucifer, Satan ou le Diable volent actuellement la vedette à la Haute Science en Haïti, laquelle souligna plutôt que nous habitons une zone sismique très dangereuse (Rapport Calais).

Avez-vous jamais été réclamé (appelé) par les loas?

J’ai été traité dans mon enfance par sept esprits protecteurs majeurs, alors qu’à trois mois de naissance mon propre parrain a failli me «tuer» à la suite d’une querelle d’adulte et de militaire avec mon père. Il savait lors que le point faible de mon père, son talon d’Achille, était ma présence sur cette terre.
Réclamé ! Je n’ai jamais été chevauché par un loa. Peut-être la nuit, durant un sommeil prolongé, aux fins d’un nettoyage en ordre des mauvais airs. On ne sait jamais.

Pouvez-vous nous raconter comment votre parrain a failli vous tuer exactement comme on vous l’a racontée? Après tout vous n’aviez que trois mois, vous ne pouvez en avoir été témoin.

Cette histoire m’était une fois contée par ma mère en 1997, et secondée par d’autres faits et par mon père en 1999. L’une et l’autre ont répété les mêmes tracés historiographiques, à savoir que ce méchant monsieur avait placé sous ma petite culotte (ou ma couche d’enfant) un mauvais talisman qui pourrait être fatal pour moi étant bébé, sans aucune maturation mystique.

Donnez-nous des détails sur ces sept esprits protecteurs majeurs?

C’est comme me demander de vous remettre mes armes. Cette question n’est pas dans son contexte ici. Dans un livre sur le vaudou, ce serait intéressant d’en parler. Mais ils existent, les anges, et ce sont des créatures non du Diable, mais créées par Dieu, L’Éternel Tout-Puissant. Peuvent-ils ou sont-ils (les anges ou esprits) devenus diaboliques?  Les humains, les influencent-ils dans le Mal ?  Ou vice versa?

À la façon dont vous avez répondu à la question sur les loas, on voit que vous croyez au vaudou. Peut-être même en avez-vous une certaine connaissance. Voulez-vous partager?

Loin de là. Rappelez-vous que je suis chercheur. Dois-je tout partager?

Les vieilles Histoires des îles et de l’Afrique racontent que les dieux vaudou ont été déchus de leur pouvoir dans la Maison Céleste, et rejetés au premier Ciel (Terre) par Dieu lui-même afin de les punir pour avoir pris «trop de contacts», sans ordre et permission du Très Haut. Les Anges ont toujours transmis aux humains des «secrets» qui ont permis, paraît-il, l’évolution du royaume terrestre. Platon, Plotin, Aristote, Pythagore, Archimède, Copernic, Galilée, Léonard de Vinci, Paracelse, Isaac Newton, Leibniz, Descartes, Kepler, Ampère, Faraday, Edison, Albert Einstein… Empédocle, Thalès, Démocrite, Pindare, Héraclite, Xénophon, Socrate, Frère Rabelais, Dante, Machiavel, Albert le Grand, Salomon, Moise… Raymond Lulle, Roger Bacon, Maître Eckhart, Thomas d’Aquin, Apulée, Apollonius de Thyane, Frère Basile Valentin, Arnold de Villeneuve, Henri Cornélius Agrippa, Pic de la Mirandole, Abbé Trithème, Johann Faust, Hermès Trismégiste, Orphée de Thrace, Zoroastre et Fulcanelli, ont tous été des grands Kabbalistes, et qui ont probablement reçu la Connaissance secrète des Anges. En Haïti, il est courant d’entendre dire que tel écrivain ou politicien a eu son enseignement sous l’eau, c’est-à-dire chez les Anges. Anges rebelles ou pas, ce sont des Anges qui ont inspiré Mahomet, le poète Dante et le monstre littéraire qu’est Victor Hugo. De ce fait, il faut se dire que les Juifs n’ont pas à eux seuls le monopole de l’apprentissage par les Anges. Mais, eux, ils l’ont intégré au sein du Judaïsme; ce qui a permis à ces épopées hébraïques d’évoluer, de façon officielle, à travers la religion judéo-chrétienne.

Avez-vous au cours de votre vie pratiqué le vaudou?

Jusqu’à présent, non. Je suis en train plutôt de l’étudier pour le comprendre dans toute sa beauté et son malheur. Par contre, je suis un mystique, un agent de l’univers.

CHAPITRE 22

Pour en finir avec le désenchantement poétique
                                                                             

Pourquoi le désenchantement? La poésie n’est-elle pas avant tout la création de l’imaginaire?

L’enchantement par les mots enchantés. Désenchantement par la dureté de la vie. La vie est aussi poésie. La création par l’imaginaire en inventant des langues imaginaires.

Vous parlez de dureté de la vie. En ce moment même des soldats sont en guerre, à travers le monde, des enfants sont assassinés. Mais vous dites que la vie est poésie.

J’ai dit que la vie est aussi poésie. Le chant des cygnes, le vrombissement du fleuve, la majesté d’un baobab, l’élancé d’un jaguar, un enfant qui dort, d’autres qui jouent à la marelle, une mère qui ne rejette pas le plaisir d’avoir d’autres enfants, la démarche lourde de l’éléphant, une femme jalouse, un homme amoureux, n’est-ce pas la vie sur toutes ses formes.

À suivre.

 Viré monté