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Glottophobie dans
la «Grosse Pomme»

Hugues Saint-Fort

 

 

 

 

 

 

 

 

Au Journal télévisé (JT) de la chaine ABC la semaine dernière, j’ai assisté à un spectacle inouï: un homme blanc déversant une kyrielle d’injures racistes à des personnes toutes de culture ethnique espagnole. Généralement, je ne regarde que la chaine nationale PBS et sa «Newshour» pour m’informer des nouvelles de la journée. Il n’y a pas beaucoup de nouvelles locales, c’est vrai mais ce qui m’intéresse surtout, ce sont les commentaires et les discussions des invités le plus souvent des universitaires et des officiels du gouvernement. Je ne regrette pas cependant d’avoir délaissé le temps d’une journée ma «Newshour» sur PBS. Car c’était un spectacle incroyable: quelqu’un avait filmé sur son «smart phone» un «Blanc» qui déversait sa rage et sa bave sur des minorités ethniques hispanophones en proférant des épithètes racistes à l’endroit de travailleurs d’une «Fresh Kitchen» (restaurant de NY spécialisé en sandwiches) en plein cœur de Manhattan. Il avait entendu ces travailleurs s’exprimer en espagnol et était excessivement choqué que tous parlaient dans cette langue et pas en anglais. Il avait poussé l’outrecuidance à tel point qu’il les accusa d’être des «sans-papiers» et  menaça de les dénoncer aux services de l’Immigration. “If they have the balls to come here and live off my money—I pay for their welfare. I pay for their ability to be here. The least they can do …is speak English”.  (S’ils ont des couilles (au cul) pour venir ici et vivre de mon argent –c’est moi qui paie pour leur bien-être, c’est moi qui paie pour leur capacité à s’installer ici. Le moins qu’ils puissent faire, …c’est de parler anglais) [ma traduction].

Qu’est-ce que la glottophobie?

C’est le sociolinguiste français Philippe Blanchet, professeur à l’université Rennes 2 qui a inventé le terme «glottophobie» pour désigner les discriminations fondées sur la langue dans une communauté. Il a analysé ce phénomène dans un petit livre intitulé «Discriminations: combattre la glottophobie» (Textuel, 2016) dont j’ai fait la recension l’année dernière et que j’ai partagé sur nos forums et sur Potomitan. La scène du Fresh Kitchen de Manhattan que j’ai décrite plus haut est un bon exemple de glottophobie. Dans cette scène, l’homme blanc dont je relate la rage est pourtant un avocat, donc quelqu’un en mesure de juger les conséquences de son acte et faisant partie de la couche «cultivée» des agents sociaux. Mais, le cas de cet avocat qui s’appelle Aaron Schlossberg devenu célèbre en un instant car la scène fit le tour du Net en quelques secondes dépasse peut-être la limite de la glottophobie ordinaire analysée par le linguiste Philippe Blanchet. Nous nous trouvons ici en face d’un cas de xénophobie ou peut-être de pur racisme, bien que Schlossberg se soit rétracté plus tard en s’excusant et affirmant qu’il n’était pas raciste. Dans la glottophobie ordinaire, selon le professeur Blanchet, des locuteurs dominants méprisent, rejettent, oppriment des locuteurs dominés «pour leur accent, leur façon de parler ou leur vocabulaire». Dans la scène du Fresh Kitchen de Manhattan, l’avocat de New York rejette les locuteurs hispanophones parce qu’ils parlent espagnol et pas anglais. Il menace de les dénoncer à ICE (Immigration and Customs Enforcement), c’est-à-dire le Service de la mise en application des décisions prises par le Bureau de l’Immigration. Il leur en veut donc parce qu’ils sont étrangers et immigrants. C’est de la xénophobie.

En fait, cette rage de l’avocat Schlossberg à rejeter les immigrants hispanophones et leur langue ne date pas d’aujourd’hui. Au cours des années 1980 et 1990, pour ne rester que dans cet espace, les débats sur la langue aux États-Unis étaient monnaie courante et faisaient l’objet d’une campagne orchestrée au niveau national par un puissant lobby du nom de US English. C’était l’époque du fameux mouvement «Official English». Comme on le sait, constitutionnellement, l’anglais n’est pas la langue officielle des États-Unis et des groupes d’extrême-droite s’étaient constitués avec des programmes anti-immigrants, brandissant la langue anglaise comme une arme de discrimination raciale, menaçant les programmes bilingues établis dans le pays perçus comme une menace symbolique à la langue anglaise. Peut-on dire que cette sortie de l’avocat Schlossberg contre les immigrants hispanophones signale un retour de la campagne des années 1980 et 1990 dénigrant les langues minoritaires sous couvert de patriotisme et d’un idéal de langue commune? Il est encore trop tôt pour le dire mais le climat général dans lequel nous baignons depuis la dernière élection présidentielle incite à la prudence et à la vigilance.

Pour revenir au concept de glottophobie, le professeur Blanchet a le mérite d’affiner son analyse en faisant entrer la glottophobie dans «la série des altérophobies (mépris, haine, agression, rejet, discriminations négatives de personnes en fonction de leur altérité—dite aussi «différence») telles que l’homophobie (focalisée sur des aspects sexuels), la xénophobie (focalisée sur des aspects identitaires et culturels et souvent corrélée à la glottophobie, la judéophobie (ou antisémitisme) et l’islamophobie (toutes deux focalisées sur des aspects religieux).» (pg.44).

La problématique et la pratique du droit dans la société américaine sont tellement complexes que je me garderai bien d’évoquer les conséquences ou implications de ces dérives incompréhensibles de la part d’un avocat. Surtout que je ne connais absolument rien du droit américain. Je me limiterai au sujet de ma spécialisation, c’est-à-dire la linguistique (ici la sociolinguistique) et je conclurai avec cette phrase de Blanchet: «L’hégémonie des idéologies linguistiques glottophobes est si puissamment installée dans de nombreuses sociétés, notamment occidentales, que les pratiques linguistiques constituent un cas quasi unique où ce rejet n’est pas compris comme une altérophobie à l’encontre de personnes mais comme une sorte d’évaluation «purement» linguistique, voire objective et incontestable.» p.45.

Hugues Saint-Fort
New York, mai 2018

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