Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Mes coups de cœur en 2017

Hugues Saint-Fort

     

Je continue cette année encore la série de mes coups de cœur que j’ai commencée en 2009. Cette édition de 2017 s’articule autour de trois grandes catégories: Poésie, Fiction et Non fiction. D’abord, la poésie.

Ouvrages de Poésie

Les lunes d’or du cactus, poèmes, Denizé Lauture, Trilingual Press, Cambridge, Massachusetts, 2017

La plupart des recueils de poèmes publiés par Denizé Lauture sont écrits en anglais ou en kreyòl, ses deux langues de prédilection. Avec Les lunes d’or du cactus, il nous livre son deuxième recueil de poèmes rédigé en français, le premier étant Les Dards empoisonnés du dénizen (Trilingual Press, Boston, 2015). Lauture dédie son recueil «Aux étoiles du ciel, aux rayons du soleil et de la lune et aux idées-éclair qui m’ont aidé à discerner la poussière dorée de mes ancêtres malgré l’ombre impitoyable des traditions européennes crucificatrices». Avec une telle dédicace, on pourrait s’attendre à une célébration d’une certaine poésie locale en harmonie avec nos héritages ancestraux, loin des tentations occidentales qui constituent aussi pourtant une certaine  composante de notre identité. Mais ce n’est pas toujours le cas. On constate plutôt dans ce recueil une tendance du poète à s’éloigner des thèmes qui ont marqué sa poésie: l’exclusion sociale, la misère des défavorisés, la grandeur de l’histoire d’Haïti, la littérature enfantine, au profit de sentiments plus personnels tels l’amour, l’espoir, mais aussi le malheur, le désespoir, la fin peut-être proche de notre monde… Cependant,  le poète s’attache aussi à célébrer avec une simplicité désarmante des petits faits de tous les jours qu’on pourrait ne pas remarquer mais qui font impression sans qu’on sache pourquoi comme dans ce poème intitulé  La pluie de lundi:

                            Il a beaucoup plu
                                    Lundi,
                                Pourtant
                            Mon nombril
                             N’a recueilli
                           Aucune goutte
                           De pluie :
                   Deux jeunes filles
                 Bien sympathiques
                       M’ont pris
              Sous leur parapluie.
                     Ensemble.
               Nous avons souri
                      Et ri
               Sous la pluie 

Mais le poète découvre que toutes les jeunes filles ne sont pas aussi sympathiques, comme il a pu s’en rendre compte dans le poème Cette salive convoitée… !

               Elle sirotait du vin
         Dans un verre couleur miel
             Couleur de ses lèvres
      Je lui ai demandé un peu
             Elle a balbutié
    Entre ses diaboliques lèvres
Son visage d’ange rougissant:
       «J’ai craché dedans
  Je ne peux t’en donner…»

Si la poésie de Lauture a perdu en français ce qui faisait sa force en anglais et en créole, c’est-à-dire son engagement pour la justice sociale et ses luttes pour les droits humains, elle a gagné en revanche de nouveaux atouts dans la langue de Voltaire: une élégance certaine, le sens du rythme et de l’harmonie, l’invitation au rêve.  

Ouvrages de fiction

Avant que les ombres s’effacent, roman, Louis-Philippe Dalembert, Sabine Wespieser, Paris, 2017

La plupart des thématiques qui imprègnent l’œuvre littéraire de l’écrivain Louis-Philippe Dalembert: l’exil, l’errance, le croisement des cultures, se retrouvent dans son dernier roman, Avant que les ombres s’effacent. Cependant, l’auteur les a insérées à l’intérieur de faits historiques («personnes ayant existé et des événements ayant eu lieu») qui se mélangent avec de la fiction pour nous raconter une fabuleuse vraisemblance. Ainsi, la déclaration de guerre adressée par la république d’Haïti au Troisième Reich le vendredi 12 décembre 1941 constitue un événement historique réel, même si peu de personnes en ont conscience ou en ont entendu parler. Ou encore, combien d’entre nous sont-ils au courant de l’existence d’un décret-loi adopté par l’État haïtien en 1939 permettant à tout Juif qui en exprimerait le désir de bénéficier de la nationalité haïtienne et d’être accueilli en Haïti? A partir de là, le morceau de bravoure du prologue chargé d’humour, d’ironie et de sarcasme populaire reste tout à fait vraisemblable et dépasse la pure fiction. Tout comme le récit fictif lui-même rempli de rebondissements et d’actions spectaculaires conduits adroitement par un romancier maitre de son art.

Le roman tout entier est construit autour de trois villes décisives et fondamentales dans la vie de Ruben Schwarzberg: Berlin (pp. 21-107), Paris (pp.127-198), et Port-au-Prince (pp. 209-273). Entre ces trois villes, le narrateur insère deux «répits» d’une dizaine de pages chacun pour permettre au lecteur de souffler et orienter sa compréhension de l’histoire. Technique salutaire, s’il en est dans cette narration de près de trois cents pages.

Ruben Schwarzberg est le personnage principal du roman. Juif polonais originaire de Lodz, il émigre en Allemagne avec sa famille, deviendra un brillant médecin, mais sera obligé de quitter le pays pour fuir le nazisme. Ainsi commence une succession de déplacements sur fond de persécutions nazies qui le conduiront au camp de concentration de Buchenwald d’où il fut libéré par un miracle extraordinaire pour aller à Cuba. Malheureusement, les autorités cubaines refusèrent d’accueillir le docteur Schwarzberg et le millier de réfugiés qui voyageaient avec lui sur le bateau le Saint Louis. Finalement, après maintes péripéties, certains pays européens, dont la Belgique, la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas acceptèrent de les recevoir. Avant d’atteindre sa destination finale, Haïti, le docteur Schwarzberg débarquera en France, le pays dont lui et sa mère francophile avaient toujours rêvé, «elle qui aurait été heureuse, mais si heureuse, de se promener avec lui sur les Champs-Élysées, la plus belle de toutes les avenues du monde» (p.112). A Paris, Ruben Schwarzberg se lia d’amitié avec des membres de la communauté haïtienne, en particulier le poète Roussan Camille et la poétesse Ida Faubert qui l’aida à obtenir la nationalité haïtienne et facilita son départ vers sa nouvelle patrie.

L’atmosphère et le déroulement de cette troisième partie du roman sont à mille lieues de l’errance, de la violence et des persécutions décrites dans les deux premières parties. Dalembert nous la décrit, cette troisième partie, sous la forme de souvenirs racontés à sa petite cousine Deborah accourue d’Israël en compagnie d’un groupe de médecins pour porter secours à Haïti, victime d’un séisme dévastateur en janvier 2010. Le lecteur découvre comment le docteur Schwarzberg s’adapta très vite dans sa nouvelle patrie, au point de brûler son dossier de demande de résidence aux États-Unis qu’il avait gardé avec lui dans l’espoir d’immigrer chez les Américains. Il avait «l’intime conviction de se retrouver enfin à la maison, après un long temps d’errance et de péripéties. La découverte du pays réel lui apporta l’impression que cette terre entrait dans la composition de sa chair, qu’il n’avait vécu jusque-là que pour la rencontrer.» (p.215). Mais Ruben Schwarzberg ne mit pas long à découvrir la politique d’exclusion sociale alimentée par le «mépris de classe et de couleur» en vigueur dans la société haïtienne de l’époque.

Ce roman qui conjugue avec un art consommé l’histoire et la fiction tendra à éblouir non seulement le lecteur natif haïtien déconcerté par tant de détails qu’il ne connaissait peut-être pas sur son ile natale, mais aussi le lecteur français ou francophone découvrant une société qu’il avait appris à connaitre traditionnellement par le petit bout de la lorgnette du vodou ou de la dictature. Louis-Philippe Dalembert révèle dans Avant que les ombres s’effacent un consciencieux travail de documentation qui permet d’admirer son sens du détail dans les descriptions de Berlin (bien qu’il ait vécu et étudié à Berlin), sa connaissance des traditions et de la culture juives et des événements annonciateurs de la montée du nazisme et de la percée d’Hitler.

A travers l’errance du Dr. Ruben Schwarzberg et de sa famille juive éparpillée aux quatre coins du monde, fuyant les persécutions nazies, Avant que les ombres s’effacent part de données historiques pour construire une fiction où le romancier célèbre la solidarité et la générosité d’Haïti. Dans un entretien accordé au quotidien haïtien Le Nouvelliste et publié le 19 juillet 2017, Louis-Philippe Dalembert dit ceci: «A un moment où tant de nos compatriotes et des centaines de millions de réfugiés sont rejetés de par le monde, surtout par les pays donneurs de leçon de démocratie et de droits de l’homme, il était important de le rappeler…». Ce livre baigne dans une actualité tenace et Haïti peut se vanter d’avoir fait son devoir quand elle avait été interpellée par l’Histoire.

Avant que les ombres s’effacent a obtenu le Prix Orange du livre 2017 et le prix France Bleu de cette année.  Ce roman a été aussi finaliste pour le prestigieux prix littéraire  Médicis. Il a fait partie des quatre romans finalistes retenus pour le Grand Prix du roman de l’Académie française (automne 2017) et l’a raté de justesse.

Masuife, théâtre, Menès Déjoie (Menès Dejwa), Éditions HAFECE, New York, 2015

Le mot «masuife» (mât de cocagne, en français) est bien ancré dans le vocabulaire de nombre d’écrivains haïtiens. Le poète, romancier et essayiste Patrick Sylvain par exemple, s’en sert pour le titre d’un de ses livres bien connus paru en 2011. Plusieurs années avant lui, René Depestre utilise la traduction française de «masuife» (mât de cocagne) comme titre d’un de ses romans. Dans sa dernière publication, le poète et dramaturge Menès Déjoie l’utilise en tant qu’intitulé de sa nouvelle pièce de théâtre. Dans la culture haïtienne, le mot «masuife»désigne une longue pièce de bois graisseux au haut duquel on a attaché des objets de valeur destinés à celui qui parviendra à s’en emparer s’il arrive à grimper sans encombre au sommet de la pièce de bois graisseux. En Haïti, la légende veut que le vainqueur soit tout de suite fiché par la police criminelle et ses empreintes digitales consignées dans un dossier spécial.

Le mot «masuife» est entré dans le créole ordinaire et constitue l’un des éléments du syntagme verbal monte yon masuife pour désigner la situation de quelqu’un à qui la vie en fait voir de toutes les couleurs. C’est dans ce sens que le dramaturge Menès Déjoie l’utilise dans sa pièce de théâtre pour décrire les abus de toutes sortes, les injustices, les souffrances, les humiliations vécues par trois  immigrants imaginaires haïtiens en République dominicaine, Kongo, Konga, et Kongolito. Confinés dans une misérable chambre, ils attendent désespérément l’arrivée d’un officiel dominicain qui leur avait promis de l’argent mais qui les évite consciencieusement. Dévorés par la faim, ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes car les Dominicains natifs les traitent de tueurs et de bons à rien («Dominiken deklare se malfektè nou ye. Nou pi fò nan maji, nan wanga» (p.25) tandis que les anciens immigrants haïtiens (vyewo) les méprisent. La précarité et l’incertitude de leur situation mettent leurs nerfs à vif et ils se disputent constamment. Les trois protagonistes profitent de ces disputes pour régler leurs comptes avec la société haïtienne en exposant comment ils se vengent de ceux qui abusent d’eux grâce aux pouvoirs surnaturels de leurs «lwa rasin»:

Nou seche krapo lanmè ak pwason foufou nan solèy. Nou fè farin ak yo pou n voye sou matlòt fè yo tounen zonbi mannmannan (p. 25).

Kongo, Konga et Kongolito sont les représentants de la classe des exploités de la société haïtienne qui n’ont pour se défendre que les pouvoirs des « pwen » qui leur sont transmis par leurs «lwa rasin»:

…Se ti bout kouto Bondye fè n kado pou n defann tèt nou lè aladen fè kò ansasinay sou nou. (p.25).

Pour eux, la société haïtienne est fondamentalement injuste:

Genyen leta, nanpwen jistis
Pitit sòyèt pa gen lapawòl douvan pitit otorite.

Une telle philosophie de la vie en société qui recommande de se faire justice soi-même grâce à des forces mystérieuses peut se révéler dangereuse car elle peut ouvrir la voie à toutes sortes d’abus commis par ceux-là mêmes qui se plaignent d’en avoir été les victimes.

La pièce comporte cependant un aspect positif à travers l’intrigue menue et presque inexistante : la leçon de fraternité dispensée par Kongo qui recommande à Konga et Kongolito de travailler avec les Dominicains et de ne pas faire le jeu des patrons et des grands propriétaires terriens qui ne cherchent qu’à les diviser. Le coup de théâtre de la fin de la pièce restera mémorable.  

«Masuife» reste cependant une pièce forte et attachante grâce aux charmes de son écriture. La langue créole du dramaturge Menès Déjoie captive et éblouit le lecteur par sa rutilance, ses images de toute beauté, ses jeux de mots:

…Mwen granmoun nan tout tou kò m, si m vle fè pyès ak Vyewo, pyès moun…pyès moun pa ka…

Le style linguistique adopté par Déjoie (Dejwa) alterne un créole populaire tel qu’on le parle dans les bidonvilles de Port-au-Prince et un créole paysan en usage dans certaines  zones rurales du pays. Tout au long de la pièce, le dramaturge insère plusieurs proverbes et vérités générales qui semblaient tombées en désuétude mais qui se sont révélées fort à propos. En attendant que cette pièce soit mise en scène et jouée par des acteurs de talent sous la direction d’un metteur en scène compétent, je recommande de lire tout de suite le texte de Déjoie.

Ouvrages de non fiction

The Art of Death: Writing the Final Story, Edwidge Danticat, Graywolf Press, 2017

«The Art of Death: Writing the Final Story» est le plus récent texte d’Edwidge Danticat, la brillante écrivaine haitiano-américaine. Il relève de la série: The Art of… dans laquelle un écrivain/une écrivaine explore un thème, une question sous un angle qui n’est pas toujours abordé. Parmi la douzaine de volumes qui ont déjà été publiés dans cette série, j’ai relevé: The Art of History: Unlocking the Past in Fiction and Nonfiction par Christopher Bram et The Art of Time in Memoir: Then, Again  par Sven Birkerts.  Danticat  a choisi d’examiner le thème de la mort, l’art de mourir. Elle dédie son livre à sa mère, Rose Souvenance Napoléon, et son père, André Miracin Danticat. En fait, il est possible que sa mère soit le personnage principal du livre, bien que ce ne soit pas un texte de fiction. C’est elle qui occupe les premières pages du texte et c’est elle qui en ferme les dernières pages. Avant de mourir d’un cancer ovarien, sa mère rend visite à plusieurs médecins oncologues jusqu’à ce qu’un jour elle décide sereinement d’arrêter les séances de chimiothérapie et de laisser le destin suivre son cours.

Une grande place est faite à la mort dans les textes de fiction d’Edwidge Danticat: dans The Farming of Bones (1998),elle—par le truchement des soldats du dictateur dominicain Trujillo—fauche impitoyablement pour des raisons de phonétique articulatoire des milliers de pauvres immigrants haïtiens qui vivent près de la frontière haïtiano-dominicaine et ne connaissent pas assez l’espagnol dominicain pour prononcer correctement le mot perejil (persil); dans The Dew Breaker(2004),  une collection d’histoires courtes dominées par la présence d’un «tonton makout» tortionnaire en Haïti à l’époque de la sanglante dictature des Duvalier, la mort circule du début à la fin; dans Brother, I’m Dying (2007), c’est de l’oncle même de l’auteure dont la mort se saisit dans des circonstances où l’on s’y attendrait le moins: les locaux des services de l’Immigration américaine. Pour Danticat, écrire sur la mort constitue le meilleur antidote pour lutter contre la peur de cette inéluctable fin qui nous attend tous. «Now that my father and mother and many other people I love have died, I want to both better understand death and offload my fear of it, and I believe reading and writing can help.» (p.7). (Maintenant que mon père, ma mère et beaucoup d’autres personnes que j’aime sont décédés, je voudrais en même temps mieux comprendre la mort et me débarrasser de la peur que j’éprouve pour elle. Je crois que la lecture et l’écriture peuvent aider. ) [ma traduction].

Le livre tout entier prouve que c’est exactement l’objectif recherché par l’auteure-narratrice qui déploie tout un arsenal de textes d’écrivains qui ont placé la mort au centre de leurs œuvres (au moins à une certaine période de leur vie): Christopher Hitchens, le célèbre journaliste et essayiste britannique dont Danticat cite l’expression «living dyingly» (vivre  mortellement) pour qualifier la condition humaine dans son livre Mortality; en fait, Danticat trouve que «both in lifestyle and tastes, (her) mother was the complete opposite of Hitchens. He was an atheist and she was deeply religious. «God is good» was her mantra. God is not Great was the title of one of his most popular books. Parmi d’autres écrivains qui ont écrit sur la mort, victimes d’un cancer et que Danticat cite, il y a Susan Sontag, Audrey Lorde, militante  féministe noire, lesbienne et «poète guerrière». Danticat cite aussi Léon Tolstoy qui, dans sa brève biographie, Confession, décrit avec des détails saisissants des cas mortels qui l’ont affecté; Toni Morrison, dans Song of Solomon, et Beloved ; Albert Camus…  

Danticat rend un puissant hommage à Gabriel Garcia Marquez, l’écrivain qu’elle semble admirer le plus pour la passion, la subtilité et l’art avec lesquels il semble traiter la thématique de la mort dans tous ses romans mais surtout dans son chef d’œuvre: Cent ans de solitude. Elle écrit ceci: Garcia Marquez seems to invent death in One hundred years of SolitudeDeath in One Hundred Years of Solitude is indeed solitary, leading to an intense longing among the dead to rejoin the living. But death is also spectacular, mystical, massive, quick, and, eventually, plentiful. (p.67-68). (Garcia Marquez semble inventer la mort dans Cent ans de solitude…La mort dans Cent ans de solitude est en effet solitaire, conduisant à une intense envie parmi les morts de rejoindre les vivants. Mais la mort est aussi spectaculaire, mystique, massive, rapide, et, finalement, abondante.) [ma traduction].

Danticat creuse intensément le sujet de la mort en écrivant ceci: Having been exposed to death does help when writing about it, but how can we write plausibly from the point of view of the dying when we have not died ourselves, and have no one around to ask what it is like to die? (p.28) (Si on a été exposé à la mort, cela peut aider quand on écrit sur le sujet, mais comment pouvons-nous écrire d’une manière plausible du point de vue du mourant quand nous n’avons pas été victimes de la mort nous-mêmes, et que nous n’avons personne autour de nous pour nous l’expliquer ?) [ma traduction]. A cette question fondamentale, Danticat semble répondre en écrivant que In life, as in novels, death is sometimes preceded by mysterious visions (p. 81) (Dans la vie, comme dans les romans, la mort est parfois précédée par de mystérieuses visions.) [ma traduction]. Elle raconte ainsi les expériences vécues par son père qui, quelques jours avant sa mort, ne pouvait dormir parce qu’il voyait des ombres qui faisaient le tour de son lit. Il lui arrivait même de voir sa mère, morte depuis de longues années, qui portait une éclatante robe rouge.

De tous les livres écrits par Edwidge Danticat, il est possible que The Art of Death soit celui où se manifeste avec le plus d’émotion la poignante sensibilité de cette écrivaine. Le livre alterne entre le récit et la description de la mort de sa mère d’une part, et une longue méditation sur cette fin inéluctable qui attend tous les vivants, d’autre part.  Mais l’auteure a-t-elle réussi en écrivant cet essai à se débarrasser de sa peur de la mort?

Pensée afro-caribéenne et (psycho) traumatismes de l’esclavage et de la colonisation.
Toubiyon Twoma Lesklavaj ak Kolonizasyon: Dangoyaj Panse Afwo-Karayibeyen.

Sous la direction de: Judite BLANC et Serge MADHERE, Éditions science et bien commun, Québec 2017

Dans cet ouvrage collectif coordonné par Judite Blanc, PhD, professeure à l’Université d’État d’Haïti et Serge Madhère, PhD, professeur émérite à Howard University de Washington, DC aux États-Unis, les deux universitaires ont rassemblé un ensemble de communications «qui ont été présentées au symposium du Festival international de psychologie africaine organisé par l’Association Sikotwomatik ak Afrikanite (SITWOMAFRIKA), en partenariat avec l’Institut d’études et de recherches africaines d’Haïti (IERAH/ISERSS) de l’Université d’État d’Haïti, à Port-au-Prince en mai 2016, sous l’égide de Judite Blanc et Sterlin Ulysse.»

Disons tout de suite que ce livre est remarquable par sa volonté d’innover sur le plan linguistique: trois des articles parmi les neuf qui y figurent sont écrits entièrement en langue kreyòl. Ce sont «Kolonizasyon ak Ekoloji Sosyal: Konsekans Fizyolojik, Sikolojik, ak Enfliyans yo sou Lasante» par Serge Madhère (pp. 3-63); «Sikoloji afriken adan litérati afriken é afrokaribéyen» par Ena Eluther (pp. 147-160); «Ki non epistemoloji ayisyen an? Ki sa l vle di pou pratik sikoloji ann Ayiti?» par Judite Blanc (pp. 189-222). Signalons cependant que le texte d’Ena Eluther est écrit en créole guadeloupéen.

Il faut saluer cette décision de rédiger et de publier ces textes en kreyòl, tenant compte du fait que les sujets développés dans ces trois articles sont hautement scientifiques et nécessitent à la fois une maitrise du contenu développé et un savoir grammatical kreyòl pour rendre ce contenu accessible à tous les créolophones. Les trois auteurs s’en sont excellemment tirés, prouvant une fois de plus que la langue kreyòl se trouve équipée pour développer un langage scientifique adéquat. Autre particularité de ce volume collectif: tous les résumés des neuf chapitres qui le constituent sont aussi rédigés en langue kreyòl, de même que l’introduction, elle, écrite en français et en kreyòl. Finalement, tous les auteurs qui ont contribué à ce volume collectif sont ou bien des docteurs confirmés, ou bien des doctorants.

Pour Judite Blanc et Serge Madhère, «il a été établi par des études épigénétiques que des traumatismes vécus par des ancêtres sont susceptibles d’être transmis d’une génération à une autre.» Les deux universitaires identifient quatre types d’événements traumatiques: (page x)

  1. Grands traumas historiques: la Shoah, le génocide arménien, les dictatures au Chili et en Argentine;
  2. Vétérans de guerre, notamment ceux du Vietnam;
  3. Violences sexuelles et conjugales des parents;
  4. Événements particuliers: attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis.

En conséquence, poursuivent Blanc et Madhère, ne pourrait-on pas faire l’hypothèse que «les traumas de l’esclavage et de la colonisation pourraient être transmis des personnes esclavagisé.e.s à leurs descendants et descendantes de manière individuelle et collective ? Si oui, sur quelle durée? Quelles seraient les formes et les mécanismes de cette transmission? De plus, quelles en seraient les manifestations dans les différentes sphères de la vie sociale et individuelle?»

Autrement dit, pour nous Haïtiens, anciens colonisés et descendants d’esclaves, souffrons-nous encore des tragédies vécues par nos ancêtres? Serge Madhère est celui qui s’est attaché à répondre directement à cette question. Il le fait à travers son texte intitulé «Kolonizasyon ak Ekoloji Sosyal: Konsekans Fizyolojik, Sikolojik, ak Enfliyans yo sou Lasante» en s’appuyant sur des données psychologiques et physiologiques, elles-mêmes ayant bénéficié des avancées de ces vingt dernières années qui ont été réalisées en biologie moléculaire notamment. L’article du professeur Madhère révèle les prolongements des conditions coloniales du vécu esclavagiste sur les générations actuelles dans leur système immunitaire et leur système hormonal. Pour le professeur Madhère, dans ces conditions, la santé physique et mentale peut être à risque.

D’autres articles abordent la question des mémoires de l’esclavage et du passé colonial chez les Haïtiens sous des aspects moins directs, moins traumatiques. C’est le cas de l’article de Jerry Michel intitulé «Dynamiques mémorielles et logiques patrimoniales des traces du souvenir de l’esclavage en Haïti»; ou celui de Kesler Bien-Aimé, «Du catholicisme au vodou: quelques repères historiques et religieux du ‘mimétisme chrétien’ en milieu rural – le cas des offices funéraires du Pè savann».

Lucie Carmel Paul Austin, PhD, dans son article «Le Moi et l’Autre: une approche herméneutique marronne», cherche à «comprendre les représentations, en termes de positions ou d’énoncés de l’individu marron, aux angles multiples de la formation sociohistorique haïtienne.» (p.108). Dans «La difficile acceptation de la sculpture dans l’art contemporain en Haïti, vestige de la campagne antisuperstitieuse», Sterlin Ulysse s’interroge sur la place mineure réservée à la sculpture dans la pratique des arts en Haïti. Dans la mesure où, selon Sterlin Ulysse, la sculpture est l’expression artistique par excellence de l’Afrique subsaharienne d’où on recrutait les futurs esclaves qui allaient peupler la colonie de Saint-Domingue, est-il possible que la place réservée à la sculpture à travers l’histoire de l’art en Haïti soit due aux répressions subies par le vodou depuis la période coloniale?

L’article d’Ena Eluther, docteure ès lettres, intitulé «Sikoloji afriken adan litérati afriken é afrokaribéyen» revient sur la question des traumatismes vécus par nos parents et grands-parents et des traces qu’ils ont laissées chez leurs descendants. Eluther examine cette tragédie à travers la littérature afro-caribéenne et africaine.

Dans son article «Vodou et mémoire de l’esclavage dans la création plastique contemporaine haïtienne et béninoise: quelques aspects», Angelo Destin met en lumière «le traitement de la mémoire de la traite transatlantique, de l’esclavage et du vodou chez des artistes contemporains haïtiens et béninois.»

Iramène Destin continue l’examen de l’influence et de l’impact de la colonisation sur la psyché haïtienne en analysant cette fois deux systèmes éducatifs qui ont été marqués par la colonisation française: le système éducatif haïtien et le système éducatif burkinabè, dans son article: «Impacts du passé colonial dans les systèmes éducatifs haïtien et burkinabè: quelles possibilités de rupture par les réformes éducatives actuelles?»

Le dernier article contenu dans cet ouvrage collectif s’intitule «Ki non epistemoloji ayisyen an? Ki sa l vle di pou pratik sikoloji ann Ayiti?» et est écrit par Dr. Judite Blanc. Ayant présenté l’épistémologie en tant que théorie de la connaissance, elle s’interroge sur ce qui constitue une épistémologie haïtienne, quand et où elle a pris naissance et dans quelle mesure la philosophie du vodou peut fonctionner comme une épistémologie haïtienne. Dr. Blanc prend soin d’expliquer en détail toutes les subtilités et les nuances des définitions de la connaissance selon la tradition haïtienne. L’une des questions qu’elle pose consiste à se demander si le vodou représente un chemin naturel ou surnaturel pour acquérir la connaissance. S’appuyant sur la spécificité de certains proverbes haïtiens, elle étudie la théorie de la connaissance à travers les traditions orales en vigueur en Haïti, explique ce que c’est que l’approche empirique au sein d’une théorie de la connaissance, précise le concept d’afrocentricité et ce qu’elle désigne sous le nom de pensée anticolonialiste.

Voici comment Dr. Blanc définit une épistémologie haïtienne: «Se yon teyori lakonesans ki bay anpil enpòtans ak entèdepandans /entèkoneksyon. Apwòch olistik sa pa fè separasyon ant sijè a (ajan kognitif la) ak objè l ap konnen an; li pa nan dozado ant kò ak lespri, ni ant maskilen ak feminen.» (p.213).    

Déyè pawòl, gen pawòl, Pawoli 1 ak Pawoli 2, Rozevel Jean-Baptiste (Wozvèl Janbatis, Éditions JB, 2017

Dans ce livre, publié en deux tomes, (pawoli 1 et pawoli 2), Rozevel Jean-Baptiste, docteur en linguistique de l’Université René Descartes – Paris V et co-auteur avec le linguiste franco-américain Albert Valdman de l’excellent Learner’s Dictionary of Haitian Creole (1996) a réuni l’ensemble des chroniques qu’il a rédigées en kreyòl entre janvier 2005 et février 2008 pour le compte d’un hebdomadaire haïtiano-américain publié à New York, Haitian Times. Le titre du livre, Dèyè Pawòl, Gen Pawòl, reprend exactement le nom de la chronique qu’il a tenue régulièrement sur cet hebdo new yorkais qui publiait alors (entre 2001 et 2010) trois chroniques écrites en trois des langues en usage par des membres de la communauté linguistique haïtienne, le kreyòl, l’anglais (chronique tenue par Hudes Desrameaux) et le français (chronique tenue par Hugues Saint-Fort et intitulée Du côté de chez Hugues). En mettant ses chroniques sous forme de livre, Jean-Baptiste  nous permet d’avoir à portée de main  l’ensemble de ses textes de façon à pouvoir y revenir au moment voulu. Car le  livre du docteur Jean-Baptiste est un petit joyau où se mélangent la politique haïtienne, la réflexion sur nos proverbes, la nature de l’État en Haïti, les multiples nuances de la psychologie haïtienne… Quelques-uns des titres de ses articles sont: Konn moun, On politik memwa, Ou pa t dwe beke l konsa!, Si ou bezwen wè longè manti machòkèt, Yo bon pou tout pyès, Kote dlo pase pou l antre nan bwa jomou? Kale kò, Moun ki konn wont: on klas moun apa? Eske nou kwè nan Tonton Nwèl? Lang gen bon do… Il y a en tout 156 titres, soit soixante dix-huit dans chaque tome, chaque pawoli. Jean-Baptiste y révèle non seulement sa connaissance du réel haïtien et de la psychologie haïtienne, mais aussi sa maitrise de la langue kreyòl dans ses aspects phonologiques, syntaxiques, sémantiques. Il n’y a pas chez lui de recherche d’une bombance lexicale pour témoigner de sa connaissance de la langue kreyòl, comme on le constate de plus en plus chez certains écrivains créolophones haïtiens. Au contraire, l’élégante fluidité de son expression linguistique  séduit tout de suite. C’est un véritable régal de lire la prose kreyòl du linguiste Rozevel Jean-Baptiste. La force et la beauté de l’écriture du docteur Jean-Baptiste tient à la diversité et l’élégance de ses constructions syntaxiques et à la justesse du choix de ses mots. Voici un exemple tiré de Pawoli 1 (page 139): Le titre de l’essai est: On «kout» ki sa? (1) publié pour la première fois sur Haitian Times, le 26 octobre 2005:

  • Repete pou mwen ankò. On kout ki sa l di ?
  • Ou genlè soud, ou menm !Ou pa janm tande. On kout je, li di !
  • Kouman on kout je a ! ? Ou si se sa l di ?
  • Se ou k soud, m pa soud mwen menm ! Se sa m tande l di.

Gen pawòl ou tande, ou refize kwè se sa zòrèy ou ba ou. Nou gendwa konprann se gam m ap fè, paske m konn abitye derimen de-twa ti zen avèk nou, men pawòl sa a resi se pa mwen menm ki fè l. Se bagay mwen tande toutbon, on konvèsasyon de zòrèy mwen ban mwen. Kite m di nou pi plis pou nou ka konprann.

S’il faut absolument chercher querelle au docteur Jean-Baptiste (mais Dieu m’en garde!), on pourrait lui reprocher son usage de la variante «on» en tant que manifestation de l’article indéfini au lieu de l’usage de la forme standard «yon» qui traduirait  la recherche d’une certaine unité morphologique et orthographique tout au long de ses deux volumes. Mais ce n’est qu’un détail sans grande importance et je recommande intensément de lire «Dèyè pawòl gen pawòl».

Idéologie, Histoire et Politique en Haïti, Tome 2: Le populisme, Mac-Ferl Morquette, C3 Éditions, Delmas, Haïti, 2017

Dans le tome 1 sous-titré Le colorisme, de son excellent ouvrage Idéologie, Histoire et Politique en Haïti publié en 2014, Mac-Ferl Morquette dressait une analyse rigoureuse de la question de couleur dans le corps social haïtien. Poursuivant aujourd’hui son examen des rapports entre l’idéologie, l’histoire et la politique en Haïti, il nous livre le tome 2 sous-titré cette fois: Le populisme. Ce terme d’une forte actualité dans la plupart des sociétés modernes désigne une approche de la politique qui célèbre les vertus du «peuple» considéré comme non corrompu, non sophistiqué, face à des élites pourries,  égoïstes et détachées des réalités, alliées à des politiciens foncièrement malhonnêtes. Traditionnellement, le concept évoque l’extrême-droite qui défend les valeurs d’un certain nationalisme, de la tradition, d’un gouvernement fort et de l’église. De nos jours, il prend les visages de Marine Le Pen, en France, Victor Orban, en Hongrie, Recep Tayyip Erdogan, en Turquie; mais certains analystes ont tendance à citer Jean-Luc Mélenchon, bien connu en tant qu’un des leaders de la gauche française, (La France insoumise est le nom de son parti ou de son mouvement politique) comme un représentant d’une certaine gauche populiste. Il existerait donc un populisme de droite et un populisme de gauche.

Mac-Ferl Morquette, qui est diplômé de l’École Normale Supérieure et de l’École Nationale des Hautes Études Internationales, et enseigne les Lettres Modernes et les Sciences Sociales dans le secondaire à Port-au-Prince, maitrise bien son sujet et commence par identifier les racines théoriques et historiques du phénomène populiste. Il trouve cependant que c’est «un concept insaisissable», qui désigne selon Nonna Mayer, «des faits politiques trop différents les uns des autres pour qu’ils puissent entrer dans une catégorie commune».

Pour Morquette, l’appel au peuple auquel ont recours les populistes a constitué une constante historique bien haïtienne. Il le relève chez Toussaint Louverture au tout début de notre histoire mobilisant les masses contre Sonthonax, chez Sylvain Salnave, «l’un de nos premiers présidents populistes», chez le président Salomon «lors des mémorables journées des 22 et 23 septembre 1883 à l’assaut des secteurs commerciaux du bord de mer de Port-au-Prince», chez le candidat Daniel Fignolé dans les années 1950 menaçant de faire intervenir son «rouleau compresseur», «c’est-à-dire la populace du Bel-Air, quartier populaire de Port-au-Prince, dans le processus électoral dont voulaient l’écarter la bourgeoisie et son fer de lance, l’armée d’Haïti.» (p.39). La démesure populiste s’est manifestée en Haïti avec Duvalier et  Aristide entre 1957 et 1986, mais il y a eu, selon Morquette, des conditions historiques et sociodémographiques propices à la prolifération du Populisme en Haïti. Au cœur de ces conditions, suggère le professeur Morquette, il y a le phénomène historique de l’urbanisation de masse.

«Jamais le mot «peuple »n’a été crédité d’une audience plus grande que celle dont il a bénéficié en Haïti dans l’immédiat avant et après-7 février 1986 » (p. 48). Le livre de Morquette se présente  cependant comme une critique sans concession du populisme haïtien considéré comme «un progressisme à bon marché» (p.59). Pour Morquette, le populisme haïtien constitue un déni de toute politique économique rationnelle. Il favorise un parasitisme de masse et pratique une politique budgétaire complice. «La politique budgétaire, telle que conçue et appliquée dans les dernières décennies, correspond à la perception populiste de l’État prébendier. Le budget est le lieu où se codifie la mise en coupe réglée des ressources de l’État haïtien.» (p.92).

Vers la fin de son analyse, Morquette introduit une sous-catégorie explicative qu’il identifie comme un ethno-populisme haïtien qu’il qualifie d’idéologie mystificatrice et opportuniste. L’ethno-populisme haïtien, en d’autres termes, le noirisme, est, d’après le professeur Morquette, un phénomène insidieux, parfois spontané, parfois à retardement…Morquette juge ainsi les revendications des noiristes haïtiens: «On peut concéder aux noiristes discriminés ethniquement et subjugués socialement par une minorité de vouloir s’y intégrer et même s’y assimiler. C’est, parait-il, pour eux, la voie d’une promotion sociale, ou, tout au moins, d’une reconnaissance comme dans toute société en butte à des antagonismes de classes, même si ceux-ci s’avèrent plus corsés dans une formation sociale où l’arrogance d’une partie de la classe privilégiée se double du mépris de caste. Mais, ce dont il faut surtout tenir compte, c’est de l’astuce idéologique, de la duplicité théorique opportuniste qui habilite les noiristes à se réclamer en même temps de la grande majorité noire incluant classes moyennes, ouvriers, paysans et, par la voie de l’intégration, de l’élite économique mulâtre dont les intérêts économiques sont diamétralement opposés à ceux de ces derniers.» (p.118).

L’analyse du populisme haïtien faite par le professeur Morquette repose sur une rigueur théorique exemplaire. L’auteur cite au moins une douzaine de chercheurs confirmés internationalement dont les publications théoriques sur le populisme font autorité. D’autre part, son argumentation s’appuie sur son expérience du terrain politique haïtien dans la mesure où il a servi comme député de la 45ème législature dans les années 1990-2000.  Ce volume sur le populisme haïtien deviendra, à n’en pas douter, une référence sur le sujet.

Discriminations: combattre la glottophobie, Philippe Blanchet, Éditions Textuel, Paris, 2016

Philippe Blanchet, professeur de sociolinguistique à l’université Rennes 2, France, s’attaque dans ce petit ouvrage d’environ 200 pages aux discriminations linguistiques à l’encontre de personnes dont l’accent, le vocabulaire, les pratiques linguistiques déplaisent ou ne correspondent pas aux normes habituelles érigées par les «dominants». Il forge le terme «glottophobie» qu’il définit comme «le mépris, la haine, l’agression, le rejet, l’exclusion, de personnes, discrimination négative effectivement ou prétendument fondés sur le fait de considérer incorrectes, inférieures, mauvaises certaines formes linguistiques (perçues comme des langues, des dialectes ou des usages de langues) usitées par ces personnes, en général en focalisant sur les formes linguistiques (et sans toujours avoir pleinement conscience de l’ampleur des effets produits sur les personnes)». p.45. Blanchet s’appuie sur la définition de «discrimination» proposée par E. Benbassa dans son Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations (2010): «Une disparité de traitement fondée sur un critère illégitime». Ainsi les discriminations linguistiques acquièrent leur dimension de discrimination parce qu’elles sont des pratiques discriminantes d’un point de vue éthique.

Après avoir introduit le concept et le processus de minoration, Blanchet l’oppose à celui simultané, parallèle, complémentaire de majoration. D’après Blanchet, pour minorer une pratique sociale (par exemple une pratique linguistique) et/ou une communauté sociale (par exemple les utilisateurs d’une certaine langue ou façon de s’exprimer), il faut nécessairement en majorer au moins une autre. «Ainsi la glottophobie implique une glottophilie (l’attachement très fort à une et parfois plusieurs variétés linguistiques) qui conduit souvent à une véritable glottomanie: la survalorisation, voire la sacralisation, d’une ou plusieurs variété(s) linguistique(s), langues distinctes ou façon de parler une langue par rapport à d’autres.» (p.49).

Dans l’analyse que fait Blanchet du processus de la glottophobie, toute glottomanie implique une glottophobie: à chaque fois qu’on survalorise, qu’on révère quasi religieusement, une langue ou une façon de parler, on en dévalorise d’autres, même implicitement.

Bien que l’analyse conduite par Blanchet concerne d’abord la situation sociolinguistique française, il est possible de l’appliquer à la situation sociolinguistique haïtienne où le français, traditionnellement survalorisé dans certains secteurs du corps social haïtien débouche sur une dévalorisation de la langue en usage chez tous les locuteurs haïtiens, la langue kreyòl.

Blanchet prend soin de proposer des pistes et des principes pour combattre la glottophobie: par exemple,  il réaffirme le caractère profondément humain, social et culturel des «langues»; il plaide pour une demande sociale et une mise en œuvre d’une glottopolitique autogestionnaire de la pluralité; il recommande de repenser l’éducation linguistique et les aspects linguistiques de l’éducation; et surtout, il veut réinsérer la question linguistique dans un projet de société.

Mais, Blanchet affirme que «réinsérer le linguistique dans le social ne suffit pas. Il est indispensable pour une analyse réellement critique de le réinsérer dans le politique. Toute politique linguistique est avant tout une politique tout court qui vise l’ensemble d’un projet de société. Tout comportement linguistique est un comportement politique: on participe toujours à des forces glottopolitiques et à construire la société en général.» (p.176).

Ce petit livre extrêmement percutant devrait être lu et discuté par tous les étudiants en linguistique et en sociolinguistique évoluant en Haïti ou dans la diaspora. La dimension glottophobe des positions adoptées par certains locuteurs haïtiens pour lesquels seul le français constitue une «vraie langue» commence à être battue en brèche par des linguistes créolistes haïtiens, des éducateurs et des militants créophiles, mais il reste encore beaucoup à faire pour rebâtir le système éducatif haïtien et briser la diffusion de la glottophobie.

The Emergence of Hybrid Grammars: Language Contact and Change, Enoch Oladé Aboh, Cambridge University Press, 2015

Dans cette remarquable étude sur les langues créoles en général, Enoch Oladé Aboh, professeur de linguistique à l’université d’Amsterdam, analyse les complexes processus des phénomènes de contact et de changement linguistique qui ont débouché sur la création des langues créoles et la naissance de ce qu’il appelle des «grammaires hybrides». Dr. Aboh, Béninois d’origine, forme avec le professeur haïtien Michel DeGraff du MIT qui a fait de lui son cousin adoptif, (beaucoup d’Haïtiens revendiquent aussi, fièrement, une filiation avec les Béninois en raison des origines ethnolinguistiques béninoises de la plupart des Haïtiens) les deux solides et brillants représentants de cette génération de linguistes générativistes largement acquis à la cause de la défense des langues substrat dans la genèse des langues créoles atlantiques. Leur collaboration a donné lieu à la récente publication de deux articles bien connus dans le monde de la recherche créolistique: «A Null Theory of Creole Formation Based on Universal Grammar» paru dans The Oxford Handbook of Universal Grammar, 2017 et «Some notes on bare noun phrases in Haitian Creole and in Gungbe» paru dans The Sociolinguistics of Grammar, 2014.

Dans ce livre, Enoch Oladé Aboh, s’appuyant sur les recherches du professeur Salikoko Mufwene de l’université de Chicago et du professeur Michel DeGraff, défend l’idée que «creoles represent a normal instance of language change resulting from the contact between typologically different and genetically unrelated languages (e.g. Romance/Germanic vs Kwa/ Bantu [Niger-Congo]) that had been geographically far apart (Europe/America vs Africa).» (p.8) (Les langues créoles représentent un cas normal de changement linguistique provenant du contact entre des langues typologiquement différentes et génétiquement sans lien de parenté (par exemple, les langues romanes/germaniques vs les langues Kwa/Bantu [Niger-Congo] qui avaient été géographiquement fort éloignées (Europe/Amérique vs Afrique). [ma traduction].

Le professeur Aboh prend soin de préciser que son emploi du terme «hybrid» (hybride) ne doit pas être compris dans le sens où il est utilisé dans de nombreuses autres interprétations sociales, le plus souvent dans une acception péjorative. Il écrit ceci: «I use this term here in a strictly neutral sense to refer to a stable linguistic system that emerges from the contact of (typologically and/or genetically) different linguistic varieties.» (pp.4-5). (J’utilise ce terme ici dans un sens strictement neutre pour me référer à un système linguistique stable qui émerge du contact de variétés linguistiques différentes (sur le plan typologique et/ou sur le plan génétique). [ma traduction]. D’une manière générale, The Emergence of Hybrid Grammars développe une longue et patiente analyse comparative de trois créoles atlantiques, Sranan, Saramaccan, (parlés au Surinam) et le créole haïtien avec leurs langues lexificatrices, l’anglais et le français, respectivement. Pour Aboh, «the emergent language is never a replica of any of the source systems; rather it involves hybrid recombinations of competing features.» (p.11) (la langue émergente n’est jamais une copie exacte des systèmes sources; elle se présente plutôt comme des recombinaisons hybrides de traits compétitifs) [ma traduction].

Pour ceux qui ont toujours voulu aller au fond des dossiers historiques pour s’informer des origines géographiques et de l’héritage culturel des Haïtiens en particulier, le chapitre 2 du livre du professeur Aboh fournit une mine de renseignements. Selon Aboh,  il existe maintenant assez d’information historique suggérant qu’une proportion significative des créateurs du créole haïtien et des créoles de Surinam (Sranan et Saramaccan) au cours du dix-septième et du début du dix-huitième siècle venait de la région du Royaume d’Allada. Aboh mentionne toutefois «the important role played by Central African languages in shaping these creoles, as some of the languages (such as Kikongo in the case of Suriname) were also spoken by large proportion of slaves» (p.17, note 1).  Aboh note que, bien que les locuteurs Kware présentent une partie importante des esclaves exportés vers les colonies durant les périodes mentionnées, ils n’ont pas toujours constitué le groupe ethnique le plus nombreux dans les Caraïbes pendant la période esclavagiste. Cependant, toujours selon le professeur Aboh, il semble qu’ils ont joué un rôle fondamental dans la formation de la culture des colonies émergentes. Il va même plus loin et avance que les esclaves du groupe ancestral Aja, qui sont des locuteurs des langues Gbe, ont été des agents fondamentaux dans l’émergence de nombreux créoles créés dans les Caraïbes. Ce chapitre 2 se termine avec cette importante question posée par Aboh: «how the creoles emerged from the contacts between enslaved Africans and their European masters and among the enslaved Africans themselves». (comment les créoles ont émergé à partir des contacts entre les Africains réduits en esclavage et leurs maitres européens, et parmi les Africains eux-mêmes réduits en esclavage) [ma traduction].

   
La créolistique, comme on le sait, propose trois hypothèses pour répondre à cette question fondamentale dans la compréhension de la genèse des langues créoles. Ce sont: l’hypothèse du substrat, l’hypothèse du superstrat et l’hypothèse de l’universalisme. Aboh consacre tout le chapitre 3 (pp. 60-112) de son volume pour expliquer et discuter ces trois hypothèses.

Je passerai rapidement sur les chapitres 4, 5, 6, et 7 me contentant de les mentionner en raison de leur technicité (dans la mesure où ils font un large usage du vocabulaire et des principes de la grammaire générative, difficile d’accès aux non linguistes).

Le chapitre 8 forme la conclusion de ce magnifique et remarquable volume. Enoch Aboh démontre que «creole languages emerged from the recombination of linguistic features from typologically and genetically unrelated languages that came in contact during the colonial period.» (les langues créoles ont émergé de la recombinaison de traits linguistiques provenant de langues typologiquement et génétiquement sans aucun lien de parenté qui entrèrent en contact durant la période coloniale.) [ma traduction] [Rappelons qu’en linguistique on dit de deux langues qu’elles sont génétiquement apparentées si elles descendent de la même langue d’origine. Par exemple, l’italien et le français proviennent tous les deux du latin. Ils appartiennent donc à la même famille linguistique, la famille des langues romanes.]

Aboh explique cependant que les langues créoles ne sont pas les seules à développer des grammaires hybrides. Pour lui, la recombinaison linguistique prend naissance dans tous les contextes de contact et peut viser tous les modules de grammaire à des degrés différents. Il défend la thèse que «linguistic hybridism is the norm in every instance of language acquisition and change at the individual level, a process that may subsequently lead to language change at the population level. The case of creoles looks striking at first sight simply because the recombination involves linguistic features from typologically and genetically unrelated languages.»  (l’hybridisme linguistique est la norme à chaque instance d’acquisition d’une langue et de changement linguistique au niveau individuel, un processus qui peut ultérieurement mener à un changement linguistique au niveau de la population. Le cas des créoles semble fascinant à première vue simplement parce que la recombinaison implique des traits linguistiques provenant de langues sans aucun lien typologique et génétique.) [ma traduction].

Du français aux créoles, Phonétique, lexicologie et dialectologie antillaises, Sous la direction d’André Thibault, Classiques Garnier, Paris 2015

D’une certaine manière, le titre même de cet ouvrage «Du français aux créoles» affiche clairement l’objectif de son auteur: montrer que les langues créoles résultent d’une évolution du français. En précisant dans le sous-titre Phonétique, lexicologie et dialectologie antillaises, l’auteur, André Thibault,  professeur de linguistique à l’université Paris-Sorbonne  et directeur adjoint de la Revue de linguistique romane,  avertit qu’il circonscrit sa recherche autour de ces trois aspects de la réflexion linguistique. Son livre rassemble les versions écrites et substantiellement enrichies des présentations orales d’un groupe de linguistes qui participaient à un colloque tenu à l’Université Paris-Sorbonne les 29 et 30 novembre 2012. Dans la présentation de cet ouvrage qu’il a dirigé, André Thibault nous met en garde contre une mauvaise interprétation du titre de son recueil «Du français aux créoles». Il écrit ceci: «Il ne s’agit surtout pas de nier les influences africaines (ou autres) ayant joué un rôle dans la genèse des créoles naissants. Il se trouve simplement que la documentation disponible sur le diasystème variationnel de la langue française est si imposante qu’il serait méthodologiquement peu avisé de ne pas l’exploiter à fond.» (p.9).

Le livre est divisé en trois parties. La première partie s’intitule «Phonétique et lexicologie historiques» et rassemble des articles d’Annegret BOLLÉE, de Jean-Paul CHAUVEAU, de Marie-Christine HAZAEL-MASSIEUX, de Silke JANSEN et Ruth HOFFMANN, de Pierre RÉZEAU, et d’Ulrike SCOLZ. La deuxième partie s’intitule «Dialectologie» et regroupe deux articles écrits l’un par Dominique FATTIER, l’autre par Jean LE DÛ et Guylaine BRUN-TRIGAUD. La troisième partie s’intitule «Sociolinguistique historique» et réunit des articles de Jo-Anne S. FERREIRA, d’Elissa PUSTKA et d’Albert VALDMAN.

La partie consacrée à «Phonétique et lexicologie historiques» est la plus volumineuse de l’ouvrage avec six articles, dont cinq qui traitent du lexique créole. Dans l’article «Éléments de phonétique diachronique des créoles français» (pp.17-42), Annegret Bollée, professeure émérite à l’université de Bamberg en Allemagne, traite de l’évolution du h aspiré français et des origines du son [h]. Pour éviter toute confusion à propos du terme h aspiré, Bollée précise qu’il est question de la fricative glottale sourde [h]. L’article est une excellente étude du H aspiré dans les créoles français, c’est-à-dire [H] dans les créoles de l’Océan Indien, [H] dans les créoles d’Amérique (Louisiane, Petites Antilles, Haïti, Guyane et Karipuna). Bollée mentionne cependant que, si dans la plupart des cas, le h en créole est hérité du h aspiré français, ce son [h] peut aussi venir d’autres sources. Ainsi, elle signale que «les africanismes de la terminologie vaudouesque comme houngan «prêtre»,  hounsi «serviteur/servante du temple vaudou», hounfò «temple du vaudou» …sont issus de termes du fongbe en h-, mais d’après le témoignage de Dejean le h- n’est pas prononcé.»

Jean-Paul Chauveau, spécialiste de la variation dialectale du français, montre, dans son article «Sur le lexique des français populaires maintenu dans les créoles antillais» (pp. 42-95), qu’un certain nombre de spécificités lexicales des créoles se laissent caractériser comme relevant du français populaire. Il caractérise la langue populaire comme «la parlure usuelle des milieux populaires et donc de catégories sociales en position de subordination par rapport à une élite sociale qui dispose du pouvoir et, particulièrement, du pouvoir culturel» (p.44). Il relève quelques types lexicaux créoles dont l’origine doit être cherchée dans des adaptations populaires d’unités du discours savant. Les exemples sont tirés de la langue des clercs, de la langue médicale, de la langue juridique, de la langue étymologisée, de latinismes, d’emprunts aux langues vivantes, de la langue plaisante. Certains mots sont tirés de la langue commune formellement modifiés, par des variantes phonétiques, des croisements, des réanalyses, des calques et dérivations synonymiques, des formes de la langue commune transformées sémantiquement, des archaïsmes formels, des dérivés, des composés…Chauveau cite un nombre impressionnant de lexèmes créoles guadeloupéens, martiniquais, haïtiens.

Pour des raisons d’espace, je me contenterai de mentionner seulement certains des articles qui composent ce volume collectif: l’article très intéressant de la linguiste française, créoliste très connue, Marie-Christine Hazaël-Massieux; l’article finement analysé et bien documenté des linguistes allemandes Silke Jansen et Ruth Hoffmann, «Du français aux créoles-A travers la communication? Créolisation, délocutivité, et métonymie pragmatique» (pp.129-168); l’article de Pierre Rézeau, directeur de recherche honoraire au CNRS, intitulé «Petit inventaire lexical de la correspondance du Bourguignon E. Berthot, directeur des Ponts et Chaussées de la Guadeloupe de 1843 à 1846» (pp.169-201); l’article d’Ulrike Scholz, professeure à l’université de Bamberg, intitulé «D’Albert le Grand à Makandal. Continuité et innovation dans le lexique de la magie et de la sorcellerie des créoles français» (pp. 203-239).

Je tiens à insister sur l’article de la linguiste française, Dominique Fattier, l’une des meilleures spécialistes du créole haïtien. Elle est l’auteure d’un livre absolument incontournable «Contribution à l’étude de la genèse d’un créole: l’Atlas linguistique d’Haïti, cartes et commentaires, 6 volumes, 1998». Son article est intitulé «Dialectologie historique dans la Caraïbe. Textes anciens, données dialectales, hypothèses de travail» (pp. 243-280). L’autre article de cette deuxième partie, intitulé «L’Atlas Linguistique des Petites Antilles (ALPA). Premières approches géolinguistiques des aires lexicales, phonétiques et morphologiques» (pp. 281-332) est écrit par Jean Le DÛ et Guylaine Brun-Trigaud.

Trois articles composent la troisième partie consacrée à la sociolinguistique historique. Il s’agit de: «l’archivage et la préservation du patrimoine littéraire du créole français trinidadien. Vers la revitalisation (socio)linguistique » (pp.335-352), écrit par une linguiste trinidadienne, Jo-Anne S. Ferreira; «Les «Grands-Blancs» de la Guadeloupe. Histoire des langues, sociolinguistique et phonologie» (pp.353-424) écrit par Elissa Pustka, professeure à l’université de Vienne en Autriche. L’article qui ferme cette troisième partie consacrée à la sociolinguistique historique est écrit par le professeur de linguistique et de créolistique à Indiana University, Albert Valdman, grand spécialiste du créole haïtien et auteur de multiples livres et articles de recherche sur cette langue. Son article est intitulé: «Du français colonial aux parlers créoles» (pp.425-460).  

English-Haitian Creole Bilingual Dictionary, Albert Valdman, Marvin D. Moody, Thomas E. Davies, Indiana University, Creole Institute, iUniverse, 2017

Professeur émérite de linguistique, français, et italien à l’université d’Indiana aux États-Unis, auteur de nombreux manuels d’apprentissage du français langue étrangère (FLE) à l’université, Albert Valdman a aussi publié un nombre important d’articles et d’ouvrages de recherches sur le créole haïtien dont le dernier «Haitian Creole: Structure, Variation, Status, Origin» (2015) a fait l’objet d’une courte recension de ma part l’année dernière dans la revue électronique Potomitan consacrée aux langues et cultures créoles. Il a aussi publié un manuel d’apprentissage du créole haïtien «Basic Course in Haitian Creole» (1970), un cours d’introduction au créole haïtien Ann Pale Kreyòl (1988) et  plusieurs dictionnaires bilingues ou trilingues créoles-anglais: Haitian Creole-English-French Dictionary (1981), A Learner’s Dictionary of Haitian Creole, (1997) en collaboration avec le linguiste haïtien Rozevel Jean-Baptiste et Charles Pooser; Haitian Creole-English Bilingual Dictionary (HCEBD 2007) en collaboration avec une équipe de linguistes natifs et non natifs, dont Jacques Pierre, Nicolas André et Frenand Léger. Ce nouveau dictionnaire bilingue est donc son quatrième et c’est avec empressement que je l’ai consulté.

Un dictionnaire bilingue est un type de dictionnaire qui relie ensemble les vocabulaires de deux langues par le truchement d’équivalents de traduction. Il s’oppose en ce sens au dictionnaire monolingue qui décrit une langue par le truchement de cette langue elle-même en donnant les sens des mots au moyen de définitions ou de paraphrases explicatives renforcées par des exemples le plus souvent authentiques. Le travail de base d’un dictionnaire bilingue est de fournir dans la partie L1-L2 des équivalents en langue 2 de termes de L1, et dans la partie L2-L1 des équivalents en langue 1 de termes de L2. Autrement dit, il s’agit de donner des équivalents dans la langue cible pour chaque mot et expression dans la langue source. Le précédent dictionnaire du professeur Valdman et de son équipe, le HCEBD (2007), est monodirectionnel puisqu’il sert les besoins des locuteurs natifs du créole haïtien. Les entrées sont rédigées en créole et elles sont suivies de leurs équivalents anglais. Par exemple, à la page 213 du HCEBD, l’entrée epav (enpav) est suivie de ses quatre équivalents anglais: 1. Good-for-nothing, bum, loafer; 2. Unreliable person 3. Slowpoke, dawdler 4. Loose woman. On trouve même une expression idiomatique: fè epav: to waste time, avec un exemple: Li lage nan fè epav, li chita bay blag tout jounen. He does nothing but waste time, he sits around telling jokes all day long.

Dans la préface de ce dictionnaire (EHCBD 2017), Valdman nous avertit que «The primary function of the English-Haitian Creole Bilingual Dictionary (EHCBD) is to help English speakers speak and write Haitian Creole, the target language, by providing Haitian Creole equivalents of English words and phrases.» (La première fonction de ce dictionnaire bilingue anglais-créole haïtien est d’aider les locuteurs anglophones à parler et écrire le créole haïtien, la langue cible, en leur fournissant des équivalents en créole haïtien de mots et expressions anglais) [ma traduction]

Donc, dans le présent dictionnaire, les entrées sont rédigées en anglais et elles sont suivies de leurs équivalents créoles. Certains de ces équivalents correspondent au sens des mots ou expressions qu’ils sont censés remplacer. Mais, ce n’est pas toujours le cas car les équivalents de traduction sont souvent très approximatifs ou peuvent relever d’un vocabulaire culturel spécifique intraduisible dans la culture anglaise (américaine). Certains équivalents créoles proposés ne correspondent pas du tout à leurs versions anglaises. Par exemple, à la page 468, l’EHCBD propose comme équivalent de l’entrée inarticulate: le mot «sitwon». Ce qui est fort discutable, car le mot «sitwon» pris ici dans le sens de «bouch sirèt» désigne un phénomène sociolinguistique tout à fait différent de l’incohérence ou de la mauvaise articulation qui caractérise le mot inarticulate en anglais. Beaucoup d’équivalents créoles proposés par EHCBD sont fort douteux et parfois même franchement inexacts. On se demande comment cela a-t-il pu se passer car Valdman nous a habitués dans le passé à une rédaction lexicographique beaucoup plus soignée. Est-il possible qu’il ait été trahi par son équipe rédactionnelle entièrement composée de locuteurs non natifs du kreyòl? Il y a même des fautes d’orthographe, ce qui est le comble pour un texte à vocation normative comme un dictionnaire, auquel le locuteur a traditionnellement recours pour vérifier l’orthographe d’un mot. Ainsi, à la page 958, on propose pour équivalent du verbe transitif anglais sweat l’expression verbale ran swè alors que l’orthographe correcte est rann swè.

Il est donc absolument nécessaire que l’AKA travaille à la rédaction et à la publication d’un dictionnaire monolingue créole, faisant suite au premier dictionnaire bilingue Créole-Français/Français-Créole: Diksyonè Kreyòl-Français/Français-Kreyòl (DKFFK) sous la direction d’André Vilaire Chéry que je n’ai pas encore consulté mais dont on dit le plus grand bien. 

Hugues Saint-Fort
New York, décembre 2017

boule

 Viré monté