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Voyage
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Julien colla son front à la fenêtre. Le convoi s’enfonçait entre deux talus couronnés de broussailles chétives, d’ajoncs gris de poussière, de bruyères fanées et de genêts dorés, avec, posés çà et là comme des bornes miliaires, d’étranges tumulus couverts de lichen et de mousse qui marquaient l’arrivée en vieux terroir armoricain. Julien finit par s'assoupir. Quand il rouvrit les yeux, un cormoran plongeait avec une gueule d’assassin dans un aber qui scintillait au cœur d’une vasière! Le train semblait planer sur des vallées pareilles à des estampes japonaises. Dans le wagon, les têtes pivotèrent avec un ensemble parfait. D’un bout à l’autre ce fut comme un frisson de canopée. Pour rien au monde, personne n’aurait voulu manquer les fabuleuses épousailles des fleuves et de la mer. Chacun était conscient de vivre un de ces moments rares où l’évidence du bonheur unit les âmes les plus rudes.
Depuis Paris, l’inconnue près de lui ne levait pas le nez de son bouquin. Un pavé sur le Moyen Âge, la chambre des Dames ou quelque chose comme cela. À intervalles réguliers, elle sortait un Kleenex de son sac, se mouchait discrètement puis replongeait dans sa lecture. Cependant, plus les heures passaient, et plus elle se tassait sur la banquette. Avec sa nuque blonde sculptée par le rasoir, son cou enfoui dans ses épaules, ses jambes nouées comme des tiges d’orchidées, elle paraissait, non pas absente mais retirée, refusant toute approche, même de simple politesse.
— Quelle pimbêche! jura Julien au bout d’une heure de voyage. À croire qu’elle craint la contagion!
Pourtant, dès que parurent les premiers lochs, l’indifférente, le regard brûlant d’une flamme secrète, plongea encore plus vite que les autres vers la fenêtre et murmura, d’une voix si menue qu’elle semblait aspirée par la course du train:
— C’est beau comme le printemps du monde.
Julien ne sut jamais trouver les mots pour dire combien cette déclaration d’amour à la Bretagne l’avait touché au plus profond.
C’était comme si son inconnue, chantant le Cousk Breiz-Izel à l’unisson des camarades, marchait à ses côtés un jour de grande troménie.
C’était en mai, à Rumengol, au pèlerinage des étudiants, il y avait plus de trente ans. Les dernières fleurs du printemps, primevères et boutons d’or, fleurs de Marie aux innombrables pétales blancs et jacinthes sauvages, illuminaient les chemins creux et l’inconnue, un foulard rouge sur les cheveux, semblait réincarner les déesses celtiques.
Mais Julien abandonnait déjà le domaine des fées.
Il cligna des paupières pour filtrer les rayons du soleil.
— Les camarades, se prit-il à songer, voilà bien là le maître-mot du siècle ! Chacun à sa manière, des Communards à aujourd’hui, ils se sont reconnus camarades, tous ceux qui ont porté sur les épaules, d’un bout à l’autre de la planète, la jeunesse du monde.
Évidemment, certains s’étaient trompés de route, beaucoup s’étaient reniés, mais lui, malgré ses grands ou ses petits renoncements, pensait avoir gardé, au chaud dans sa poitrine, le feu sacré des barricades. L’esprit de mai coulait au moins aussi fort dans ses veines que ce dimanche de juillet où, accompagné de Gwenaëlle déjà enceinte de Victor, il avait entendu le Messie de Haendel à l’église Saint-Martin ; la seule du vieux Brest à avoir survécu à l’ouragan des bombes.
En ce temps-là, déjà, il préférait le jazz à la musique classique, le rock’n’roll à la rengaine, et Bob Dylan à Beethoven. Cela n’empêchait pas, que, dans ce train le ramenant tout droit à son enfance, sa tête brûlait encore d’alléluias et de trompettes d’harmonie.
José Le Moigne
La Gare
Microcosme éditeur 2010