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Outre Mère, essai sur le métissage, chapitre 6

Une négresse qui buvait du lait…

Marie-Andrée Ciprut

Qui ne connaît cette prière «virile» et «prophétique» d’Aimé Césaire à l’aube de la culture créole:

«Faites de ma tête une tête de proue…
Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie
comme le poing à l’allongée du bras!
Faites-moi commissaire de son sang
Faites-moi dépositaire de son ressentiment
faites de moi un homme de terminaison
faites de moi un homme d’invitation
faites de moi un homme de recueillement
mais faites aussi de moi un homme d’ensemencement.
… Le faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine
Ne faites pas de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine
…vous savez que ce n’est point par haine des autres races
que je m’exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
… la sommer libre enfin
de produire de son intimité close
la succulence des fruits.»1

Qui ne fredonne cette rengaine populaire au crépuscule des fêtes du calendrier ou des veillées créoles:

Une négresse qui buvait du lait
Ah se dit-elle
Si je le pouvais
Tremper ma figure dans un bol de lait
Je serais plus blanche
Que tous les Français.

Une négresse qui buvait du vin
Ah se dit-elle
Si je le pouvais
Tremper ma figure dans un verre de vin
Je serais plus rouge
Que tous les Indiens.

Maintes fois chanté, cet air dont les paroles sonnent faussement naïves et innocentes, transmet inconsciemment le manque, l’envie et l’incomplétude liées à la couleur de la peau, car cette notion de peau «plus blanche ou plus rouge» s’étend bien au-delà de l’épiderme de notre négresse. Elle représente l’image et la transmission incarnée des représentations biologiques, psychiques et culturelles que sa mère lui a transmises et qu’elle a peu à peu intériorisées. Sa peau habille sa culture; c’est une membrane vitale et protectrice, première frontière entre l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors, qui remplit une double fonction d’enveloppe corporelle et psychique, de contenant de tout l’appareil humain.2 Freud en avait déjà parlé sous la forme d’un Moi, «barrière de contact»3 qui fermerait et ouvrirait le passage. Anzieu reprend, en l’élargissant, ce concept de la toute première expérience de la surface du corps de l’enfant face au monde extérieur qui lui permet de se représenter lui-même comme contenant. Il définit alors le «Moi-peau»: «Entre le moi et la peau fonctionne une triple dérivation: métaphorique (le Moi est une métaphore de la peau), métonymique (le Moi et la peau se contiennent mutuellement comme tout et partie), et en ellipse: le trait d’union entre Moi et peau marque une ellipse (figure englobante à double foyer: la mère et l’enfant).4 Il puise sa force créatrice dans la métaphore, son assurance et sa rigueur conceptuelle dans la métonymie; il s’engage dans la relation à l’autre grâce à sa figuration en ellipse.

Plusieurs expressions illustrent notre rapport étroit et complexe avec notre peau: nous apprécions la peau douce, nous la voulons pâle ou bronzée selon les caprices de l’époque et de la mode… «Etre bien ou mal dans sa peau» dépasse la fonction externe de l’épiderme et traduit un bien ou un mal être intérieur qui régit nos actions, notre vie… «Avoir quelqu’un dans la peau» entraîne souvent une négation de sa propre personnalité au profit de l’être aimé… Je ne souhaite pas qu’on veuille me «faire la peau»: cela signifierait que mes jours sont en danger et m’entraînerait dans un dédale de mesures préventives qui phagocyteraient mon énergie…

Et que dire du paradoxe introduit par le chanteur compositeur blanc Claude Nougaro lorsqu’il interpelle affectueusement le trompettiste nègre Louis Armstrong sur un air de Jazz?

«Au-delà de nos ori-peaux,5
Noirs et blancs
Seront ressemblants
Comme deux gouttes d’eau»…

Franz Fanon quant à lui, décrivit la frustration du Noir dans Peau noire, masque blanc par l’expression de ces deux énoncés contradictoires:

«Seule une interprétation psychanalytique du problème noir peut révéler les anomalies affectives responsables de l’édifice conceptuel» d’une part; et d’autre part: «Le drame racial se déroulant en plein air, le Noir n’a pas le temps de «l’inconscient». Les Nègres existent leur drame, ils ne l’intériorisent pas.»6

Le désir d’être une autre, de posséder ce «Moi-peau» différent, jamais atteint, met la négresse de la chanson dans un état de frustration traumatisante puisque jamais compensée, toujours insatisfaite. Ce soupir interne: «Ah se dit-elle, si je le pouvais», traduit une situation inconfortable, incapable de combler le manque d’un idéal autre sans être clairement défini, et la campe dans la solitude d’un monde à part. Elle s’inscrit en négatif, en deçà des ensembles Français ou Indien, alors qu’elle rêve de se situer au-delà, plus blanche que les Blancs, plus rouge que les Rouges, sans réaliser qu’elle vise une position tout aussi aliénante et déséquilibrée qui l’exclurait également du groupe, quel qu’il soit.

L’explosion de la négritude, avec les revendications de la beauté des corps, des musiques et de l’art nègres, des mouvements «Black power» ou «Black is beautiful», a enfin réveillé le monde noir en le poussant hors de l’ombre. Depuis, notre négresse s’attelle laborieusement à cicatriser sa blessure de l’incomplet dans le but de se réapproprier sa couleur de peau, puis de l’intérioriser. Elle a grandi. Devenue adulte grâce à la créolité et à l’antillanité, elle n’a plus besoin désormais, ni du lait nourricier, ni du vin euphorisant, mais de l’eau, élément essentiel à La Vie.

Je propose dès lors de rajouter un couplet réparateur à cette antienne:

Une négresse qui buvait de l’eau
Ah se dit-elle
Si je le pouvais
Tremper ma figure dans un grand seau d’eau
Je resterais noire
Je sauverais ma peau !

Notes

  1. KESTELOOT Lilyan, Aimé CESAIRE, poètes d’aujourd’hui, Pierre Seghers, Paris, 1962, pp. 107-108.
     
  2. Les notions de «dedans, contenant, etc.» sont définies dans l’Avant Propos et dans les Ruptures, III. Roulis: Ethnothérapies.
     
  3. FREUD Sigmund, «Kontaktsschrank», dans une lettre envoyée à Fliess le 8 octobre 1895.
     
  4. ANZIEU Didier, Le Moi-peau, Dunod, Paris, 1995, p. 5.
     
  5. Je décompose et je souligne.
     
  6. FANON Franz, Peau noire, masque blanc, Seuil, Paris, 1952, p. 27-28.

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