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La fête au Bojangles

José Le Moigne
En souvenir d’Alfred

 

Bèl-bèl
Soley bel
An tralé tourtrèl
Ka jwé zwèl!

Zobel
 
Joseph Zobel et José Le Moigne.
Photo © Christine Simonis-Le Moigne.

Date: Sun, 9 Sep 2007 10:14:24 +0000
From: lemoignejose...
Subject: Salut Alfred
To: alfredlargange...

    Salut Alfred,
Cela faisait longtemps, n'est-ce pas? Que deviens-tu? Toujours engagé pour la culture créole? Voilà, je viens de terminer mon livre sur Joseph Zobel. Comme tu étais au début, il est juste que tu sois à la fin. Je t'adresse donc mon manuscrit. Ton avis m'intéresse. J'ai demandé une préface à René Depestre. J'attends.
Bon dimanche dans ton hémisphère.

    Amitiés
    José

boule  boule  boule 

De : Alfred LARGANGE <alfredlargange...
À : José Le Moigne <lemoignejose...
Envoyé le : Dimanche, 9 Septembre 2007, 17h33mn 19s
Objet : RE: Salut Alfred

Re-bonsoir José,
 
Avant de me coucher (je travaille demain matin), je suis arrivé jusqu'à l'orée du Chapitre 6 de ton livre.
 
Que dire si ce n'est que la tendresse qui nimbe ton souvenir excuse quelques inexactitudes quand au déroulement des faits. Tu parles un peu trop de moi, aussi ! Je ne croyais pas t'avoir fait une aussi forte impression.
 
Tu es excusé cependant, puisqu'il me reste aussi à écrire sur quelques souvenirs personnels. J'avais écrit un texte à l'automne 2002, intitulé "Soixante-Dix Kilomètres à l'Heure". Il est maintenant perdu, il me faudra le recomposer, sans doute pour le mettre en ligne sur le site Internet.
 
Quelle joie de découvrir dans tes lignes la présence radieuse de Jenny Alpha, que j'avais si cavalièrement draguée (moi qui suis si peu dragueur) sur la véranda de cet hôtel de Guadeloupe ou le hasard d'un frais matin de mission interministérielle nous avait réunis! Et puis cet après-midi au BOJANGLES... Je me rappelle avoir dit à Madame ... que je pouvais bien mourir tellement j'étais comblé. Je ne crois pas avoir depuis repassé par de tels sommets, mais le seul fait de savoir que l'amitié et la bonne bouffe ouvrent ainsi des moments de grace est un réconfort. A Singapour avec quelques amis Antillais (oui, les Nègres ont la bougeotte), nous avons fait un Matoutou pour Pâques et une Paëlla (pas si Créole, mais bon), pour revivre des moments un peu approchants.

A bientôt,

Alfred LARGANGE
Tel./SMS : (65) 933 866 51
SINGAPORE, South East ASIA

boule  boule  boule 

La fête au Bojangles

Extrait de Joseph Zobel, la tête en Martinique et les pieds en Cévennes
(Ibis Rouge, à paraître)

La fête donnée en l’honneur de Joseph bat son plein au Bojangles, petit restaurant afro-américain du IXe arrondissement que tient Sharon Morgan, une chabine de Chicago qui a vécu en Afrique du Sud, en Jamaïque, et dans une bonne demi-douzaine des états de l’Union. C’est ainsi. Depuis qu’il s’est débarrassé des chaînes de l’esclavage — cela doit être inscrit dans ses gènes nouveaux — le nègre a la bougeotte! Il n’est jamais là où on l’attend, et si ce n’est pas du point de vue de la géographie, c’est dans sa tête. On dirait qu’il craint de se voir de nouveau affligé du lourd boulet de fonte qu’on lui fixa aux pieds sur l’île de Gorée. Qui de nous n’a pas entendu — devant l’étroite meurtrière ouverte sur l’infini de l’océan par laquelle passa chacun de nos ancêtres — le vieux guide lui dire: 

— Ici commence votre passé.

Comment ne comprend-il pas à quel point, ces paroles nous blessent! Lui-même, que sait-il de ce que firent ses ancêtres pour ne pas être du nombre de ceux qui embarquèrent. Tout faire, vendre n’importe qui pour ne pas être razzié! L’équation était simple et si elle nous interdit de juger, il n’en reste pas moins que toute compassion, toute forme de repentance, nous semble déplacée. Bien sûr qu’il y a un passé; mais ce passé nous interdit de croire en l’innocence car, cela ne fait pas de doute, bien avant que le bateau n’arrive sur les côtes africaines, tout était déjà dit. Les parcs de rassemblement étaient pleins, ne restait plus qu’à s’accorder. Pourquoi blâmer ce qui devait se faire pour voir le bateau, lourd de son poids d’hommes — car ils restèrent des hommes au milieu de l’horreur — passer le mascaret en se disant que cette fois, encore, on échappait au grand voyage vers l’inconnu. Nous le savons très bien, il y a toujours une histoire avant l’histoire, mais nous savons aussi que cette histoire est perdue à jamais.

Ici commence notre passé? Peut-être.  Ici commence surtout le grand effacement.

Le deuil est impossible.

D’aucun m’accuseront de remuer la cendre au point d’en faire jaillir les remugles. Et alors? Chacun le sait, le nègre pue. Il a beau se frotter de savon à s’en racler la peau, s’arroser des parfums les plus fins, l’odeur persiste. C’est l’odeur de la cale qui ne s’efface pas. J’exagère? Peut-être. Il n’en reste pas moins que c'est l'état d’esprit qui me guidait au moment où je franchissais les portes du salon où, par visioconférence interposée, Zobel et Césaire allaient se rencontrer. Comme toujours l’océan imposait sa présence et tout en rendant grâce à la technologie, au fond de moi saignait une blessure jamais cicatrisée. J’aurais crié, que dis-je, hurlé à ces ayatollahs qui ont pignon sur l’île et qui affectent de ne voir en nous les Antillais de métropole que traîtres et relaps, que, qu’elles qu’en fussent les raisons, ma traversée de l’océan au fond du Colombie, sonne toujours pour moi comme un retour au ventre négrier. Que je n’eusse que deux ans ne changent rien au fait. Que je sache, il y avait aussi des négrillons à bord des bricks de l’horreur!

L’auditorium était tendu de rouge et ressemblait à une bonbonnière. Un théâtre de poche. Les premiers rangs étaient monopolisés par Christian Paul, Secrétaire d’état à l’Outre-mer, ses conseillers, Maryse Condé qui ne se cache pas pour exprimer, qu’en son temps, la lecture de La rue cases-nègres avait été pour elle un tremblement de terre, la grande Jenny Alpha, et tout ce que la culture ultramarine comporte de caciques. Devant nous, un grand écran de cinéma, crachote, couine, et fait craindre le pire. Mais bientôt sur la toile redevenue paisible, apparaissent Césaire, son vieil ami le docteur Aliker, Claude Lise président de Région, Serge Lechtimy son successeur à la mairie de Fort-de-France et quelques pontes dont j’ignore jusqu’au nom. C’est la règle du jeu, ils ne sont là que pour faire nombre et si possible se montrer.

Césaire en impose d’entrée. Ce vieil homme à l’élégance surannée et au Français si accompli qu’il en paraît précieux est la figure de proue d’un monde qui se lève. Si j’osais, je dirais qu’il ressemble à un vieux proviseur, un latiniste d’autrefois, agréable et facile d’approche mais qui, à la première faute, vous renvoie vite à vos insuffisances.

Je me tourmente pour Joseph. Cela n’a rien à voir avec l’admiration que je lui porte, mais, en face d’une telle figure tutélaire, je n’aimerais pas le voir disqualifié. Je l’observe. Veine inquiétude. Lui aussi porte beau et l’homme de radio qu’il fut autrefois en Afrique se montre très à l’aise devant micros et caméras. Dès l’échange des saluts, la cause est entendue. Ces deux-là sont amis de longue date. Précisément, depuis les heures sombres de Vichy et de l’Amiral Robert de si triste mémoire. Dès lors la connivence est telle qu’elle rend caduque tout ce qui pourrait ressembler à une ébauche de débat. Césaire rappelle, ce que personne n’ignore, qu’il encouragea Zobel, dont les nouvelles qu’il donnait au journal Le sportif étaient très populaires, à entreprendre l’écriture de son premier roman, Diab-la, qui, jugé trop subversif, fut aussitôt interdit. Comme tout cela parait si loin.1942. Deux jeunes gens révoltés qui parlent d’écriture. Pas de quoi vraiment s’ouvrir au souvenir de Montaigne et de La Boëtie.

Que pouvions-nous attendre d’autre de cet aimable échange? Le vent n’était ni à la polémique ni à la controverse. Il s’enfla bien un peu au moment où Césaire proclama, avec un ton de vérité qui ne pouvait tromper:

— Mon cher Zobel, c’est vraiment toi le romancier de la Martinique! 

Mais ce n’était qu’une brise vivifiante.

Le ciel sur Paris ce jour-là était d’un gris sale à peine brouillé par quelques filets bleus. Par moments il bruinait, mais pas comme en Bretagne. Plutôt comme à Bangkok ou Singapour — Excuse-moi Alfred, mais c’est l’idée que je m’en fais. Malgré la fraîcheur de mars dans le métro et dans la rue j’exsudais toute l’eau de mon corps. Je me souviens de cela comme je me rappelle du fil conducteur et du déroulement de notre petite fête. Pour le reste, les lieux, les gens, c’est un brouillard d’où émergent, quelques fois, des silhouettes violemments éclairées.

Ce n’est pas de ma faute si la mémoire au bout du compte est plus fugace qu’un nuage d’été.

Cela dit, ce n’est pas le hasard qui nous a conduit là. Alfred est un gars qui assume. Depuis le début du Salon il distribue à tours de bras des invitations pour un brunch poétique en l’honneur de Zobel.

— Monsieur Zobel tient absolument à votre présence, me souffle-t-il en me tendant la mienne.

Comment aurais-je su à cet instant que toute l’organisation de cet hommage reposait sur les épaules d’Alfred! Aidé de quelques-uns de ses amis, il prenait tout en charge, de la recherche des ingrédients jusqu’à la confection des plats! Il faut beaucoup aimer pour pouvoir tant donner! À défaut de pleurer je n’ai pas honte de faire appel à ce que je possède de lyrisme.

Heureux Joseph. L’affection que te portent ces jeunes gens me ravigote et me va droit au cœur! Après tout, leur siècle n’est pas le nôtre et les Antilles de Man Tine devraient leur sembler loin. Pourtant, même si ce n’est qu’une modeste cassave, ils veulent leur part de gâteau. Elle leur est nécessaire pour aller de l’avant. Alors je pense à Langston Hugues et à ce vers: Moi aussi je suis l’Amérique… qui m’avait tant marqué lorsque j’avais 15 ans. Aussi, histoire de conclure un combat presque aussi vieux que moi, l’envie m’a pris de crier à la face du monde: 

— Moi aussi je suis les Antilles!

Quel mal y aurait-il eu à ça! Détourner pour mieux dire, n’est-ce pas l’enseignement du conteur créole? Détournons! Détournons! Tout au fond du balan gîte la vérité.Totalement improvisée, la fête fut, comme aux Antilles lorsque débarque la famille ou les amis sans avoir prévenus, un foutoir complet, un désordre sans non, une jam-session avec à la coda une harmonie parfaite. Il commençait déjà à se faire tard. Sharon et Alfred avaient emmêlé leurs agendas si bien que, alors que nous patientions depuis midi, Sharon n’apparut qu’à quatorze heures. Mais qu'à cela ne tienne! Albert se lança aussitôt dans le pillage de la seule boulangerie ouverte du quartier, la délesta de ses brioches, de ses croissants et de tout ce qui pouvait lui rester de baguettes.

— Voilà pour patienter! dit-il en chopant au passage le poète Xavier René-Corail; moi j’ai encore beaucoup à faire!

Il prit quand même le temps de se glisser dans la cuisine où Sharon et son barman, un certain Benny Luke, s’activaient aux fourneaux. Leur mission: glacer au sucre de canne les deux énormes jambons qu’Alfred a ramenés la veille. Benny Luke, vous le connaissez tous. Rappelez-vous le garçon noir à la coiffure afro qui, en jupette et en tablier blanc, joue les soubrettes aguicheuses dans La cage aux folles. C’est notre bonhomme: Benny, natif d’Oakland et ancien danseur aux Folies Bergères. Le bougre ne manque pas d’humour. Après nous avoir raconté que sa mère aurait préféré une fille, il conclue en pouffant:

— I did the best I could!

Alfred lui aussi fait du mieux qu’il peut. Le voilà qui rapplique, les bras chargés de victuailles. Trente-quatre tomates, quelques légumes pour la salade, des ailes de poulets frites, sans oublier les feuilles de menthe pour le thé.

                                   Bèl-bèl
                            Zobèl
                            Solèl bèl
                            An tralé tourtrel
                            Ka jwé zwèl !

L’après-midi commence doucement. Joseph a tenu à ce que je sois auprès de lui. C’est un Zobel paisible et déjà concentré sur l’unique texte qu’il devra dire tout à l’heure. Joseph, je l’apprendrais bientôt, est un diseur de grand talent. Maître de sa diction, de ses silences, de ses intonations, il ne lit ni ne récite: il interprète les poèmes. Mieux, cet amoureux des mots et de la voix humaine, à son âge, consacre une partie de son temps et beaucoup d’énergie à partager son art avec les jeunes de Générargues. Rien ne l’y oblige, sinon, peut-être — pardon de le citer encore —, le souvenir de Médouze et sa conscience citoyenne.

La compagnie s’est mise à l’unisson. Je veux dire qu’entre les poèmes, ce qui se connaissent de longue date, ceux qui se rencontrent pour la première fois papotent, se donnent des nouvelles, échangent des adresses. Cependant, dès que Malik — de son vrai nom Patrice Ferdinande — un ami parisien d’Alfred lance:

                                   Bèl-bèl
                            Zobèl
                            Solèl bèl
                            An tralé tourtrel
                            Ka jwé zwèl !

Le silence absolu se fait jusqu’à ce que, le chœur enthousiaste des jeunes, pour maintenir la tradition, retrouve la vieille incantation à laquelle nous répondons avec tout ce qui fait la force de nos âmes.
                                   — Kric !
                                   — Krac !
                                   — Yé mistikric !
                                   — Yé mistikrack !

Le récitant doit être prêt. Ce serait faillir gravement que d’hésiter, que de chercher ses mots.

Alfred donne l’exemple. Dès l’appel entendu, il se lance dans Négro Spiritual, un beau poème tiré du Soleil m’a dit qu’il a eu la délicatesse d’apprendre par cœur.

C’est maintenant Malik, Jonathan son petit frère, Cécile son amoureuse, et Daniély Francisque, une jeune comédienne, qui se lancent dans une lecture croisée d’une belle facture. Vraiment, Alfred peut être heureux et fier de lui. C’est un dimanche de paix et d’harmonie. Une fête de l’amitié et du respect.

Vers seize heures, à peine arrivée et installée, Henriette Dorion-Séboulé, qu’Alfred présente comme étant une grande dame Guyanaise très active dans les associations ultramarines, est mise à contribution.

Elle minaude un instant — il faut bien l’avouer cela lui sied assez — puis annonce:

— Dans toute son œuvre, mon cher ami Zobel n’a écrit qu’un poème dans sa langue maternelle. Je suis très fière de vous l’offrir.

Petit moment de pause, histoire de bien poser la voix, et elle commence:
                                  
                                   Est-ce ou songé 1
                                   la simain’ sainte

                                   Fout nous té ka
                                   mangé akras

                                   Akras carotte
                                   akras pois chou
                                   akras morue

                                   Jusqu’à présent
                                   moin aimé ça

                                   Comm’ ti zoiseaux
                                   aimé corossol ...

Je sais, je sais, c’est un créole à la graphie très proche du français; mais c’était le créole de ma mère, celui que mon breton de père avait voulu apprendre, celui de mes aïeux que je n’ai pas connus, celui du premier de ma lignée qui su lire et écrire, celui enfin de tous ceux qui, avant lui, ne connaissaient pas d’autre langue.

Même pas le Français!

Ici, personne ne me connaît. Il me semble que ma place est d’écouter, et de ne pas intervenir. C’est compter sans Joseph. Sollicité de conclure la séance il me regarde avec ce mélange d’ironie et de tendresse qui est sa marque de fabrique et dit:

— Notre ami José est chanteur. Je n’ai pas encore eu le plaisir de l’entendre. Je crois que l’occasion est bonne.

Vingt paires d’yeux sont braquées sur moi. Ce n’est pas le moment de flancher!

— Soit, mais il faudra m’excuser, je n’ai pas ma guitare.

Je m’avance vers le petit espace qui, un peu à gauche de la porte, fait office de scène.

— C’est une chanson à laquelle je tiens beaucoup. Elle est ... comment dire ... autobiographique. Aujourd'hui, je vais la chanter a capella pour Joseph Zobel. Je sais qu’il comprendra. Cela s’appelle : Le Breton noir ...

                                   On m’a jeté des pierres 2
                                   Je n’ai pas répondu
                                    Qu’aurais-je pu bien faire
                                   Qui m’aurait répondu

                                   Je suis un Breton noir
                                   Comme il y en a certains
                                   C’est pas la peine de boire
                                   Ni de tendre la main

                                   Ma mère disait chez nous
                                   Le ciel n’est pas pareil
                                   Disait je suis à bout
                                   Je veux voir le soleil

                                   Je suis un Breton noir...

                                   Mais moi je grandissais
                                   En tout sans trop de hargne
                                   Librement choisissais                               
                                   Pour pays la Bretagne

                                   Je suis un Breton noir...

                                   Et puis je suis parti
                                   Et puis j’ai voyagé
                                   Partis sont mes amis
                                   Car il faut bien manger

                                   Je suis un Breton noir...

                                   Qu’on approche un miroir
                                   Je fais don de ma peau
                                   Dents blanches sur fond noir
                                   Je porte mon drapeau

                                   Je suis un Breton noir...
                                    On m’a jeté des pierres
                                   Je n’ai pas répondu
                                   Qu’aurais-je pu bien faire
                                   Qui m’aurait défendu

                                   Je suis un Breton noir...

Je ne vais pas me mettre à jouer les starlettes — au fait, comment dit-on cela au masculin? — cette chanson, à chaque fois que je la chante, est mon petit instant d’éternité. Au nom de quoi cracherais-je dessus? Plus tard Alfred dira «Le Breton noir a chanté avec une superbe qui faisait oublier l’absence de sa guitare». Merci, Alfred. Pour qu’il se sente beau, Narcisse a besoin de quelqu’un qui tienne le miroir.

Inutile de gloser. Césaire, sans que l’on ne sache vraiment ce que cela veut dire, sera toujours le nègre fondamental, ce qui ne laisse que peu de place aux autres. Ainsi, que dire Zobel? Le romancier des petites gens et de la Martinique d’autrefois… Franchement, ce serait tout aussi réducteur que d’en faire le nègre familier ou le nègre quotidien, même si, dans le fond, c’est ça qu’il est pour nous.

Je regarde cette photographie où on le voit de dos, marchant droit comme un mahogany vers la ligne d’horizon de son dernier été. Bien sûr, ni lui ni moi ne le savons et encore moins Christine qui appuya sur le bouton. L’impression qu’elle me donne, nourrie de nos silences et de l’écho de nos conversations, est celle d’un passage de relais et je me dis qu’au bout du compte mon vieil ami sera toujours pour moi le nègre totémique.

Le nègre totémique se lève donc et aussitôt, comme s’il devait accompagner un vieux griot dans la savane, son fils se lève aussi.

Une fois atteinte l’agora Francis s’écarte de deux pas.

Il veille.

Joseph prend son souffle. Il baisse la tête, ferme les yeux, et soudain, comme le son échappé de la flûte des mornes appelle au marronnage, sa voix, fragile et forte, nous rappelle qui nous sommes et de où nous venons.
                                   Terre 3
                                   amalgamée à la poussière
                                   et à la sueur
                                   de tant de générations
                                   et dont l’ardeur palpite en elle
                                   et m’attire comme un aimant
                                   et me retient
                                   comme le cordon
                                   par lequel j’ai été largué
                                   des entrailles de ma mère
                                   et qu’on y a enfoui
                                   afin que pour toujours
                                   j’y sois plus attaché
                                   qu’à ma mère de chair et de tendresse

À mon tour de fermer les yeux. Fort-de-France, une maison de bois face à l’asile de vieillards et devant cette maison un manguier fatigué tordu par l’âge et les cyclones. Qui donc le jour de ma naissance planta mon ombilic sous la plus rude des racines? Certainement pas mon père. Même créolisé, un Breton ne fait pas l’Africain.

J’aime à croire que Man Gabou, ma Grand-mère, que je regrette à la mesure du peu de temps qui nous fut accordé, se chargea de ce geste.

Si tel était le cas, sûr qu’aujourd’hui elle se rengorge de savoir que cette impasse humblement dénommée: kilomètre 2 de la route de Schœlcher s’intitule à présent: Passage de l’étoile filante. Ne cherchez pas dans cette venelle étroite la case traditionnelle où je suis né ni le manguier tordu. Tous les deux ont été abattus. Les zombies du cimetière de la levée — tel celui qui suivit mon père une nuit qu’il revenait du Fort Saint Louis — ne se donnent plus la peine de monter jusque-là. Quelle importance? Un morceau de ma chair, celui qui me reliait à Man Anna, est mêlé à la terre d’ici et, croyez-moi, autant pour Man Gabou que pour moi, c’est la seule chose qui compte.

À Grand Rivière 4
Où les vagues sont rudes
L’enfant fait corps avec l’écorce
Pour mener sa pirogue
Au-delà des nuages 

anis

  
Extrait de Joseph Zobel, la tête en Martinique et les pieds en Cévennes (Ibis Rouge, à paraître)

  1. Joseph Zobel: Le soleil m’a dit, Ibis Rouge éditions.
     
  2. José Le Moigne: Le Breton noir, chanson.
     
  3. Joseph Zobel: Le soleil m’a dit, Ibis Rouge éditions.
     
  4. José Le Moigne: poème inédit.