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Une guerre des langues en Haïti?

Hugues Saint-Fort

Sommes-nous en train d’assister à une «guerre froide» des langues en Haïti? Ou y a-t-il une guerre des langues de haute intensité qui a déjà commencé en Haïti? Telles sont les deux interrogations qui ont traversé mon esprit à la lecture du texte de Patrice Dalencourt, paru dans le Nouvelliste du 3 mai 2022 et intitulé: «Réforme éducative ou coup d’état linguistique?»

Dans ce texte dense et relativement bref, Dalencourt survole une information récente qui a fait quelque bruit dans certains milieux éducatifs de la société haïtienne. Il s’agit d’une décision ministérielle selon laquelle dès la prochaine rentrée scolaire, «seuls les manuels en langue créole bénéficieront de financement étatique». Les autres, i.e. ceux rédigés en français ne pourront plus jouir de ce droit.

Dans la mesure où je ne vis pas sur le terrain, il m’est difficile de mesurer objectivement les conséquences d’une telle décision. Cependant, Dalencourt se hâte de signaler que la décision du ministère vise à «encourager fortement, dès les premières années de l’école fondamentale, la communication orale des langues française, anglaise et espagnole.» Il interprète donc cette décision comme une «concession qui est faite au français qui ne déchoit pas plus bas que les langues étrangères parlées dans la région.»

Quelques lignes plus loin, Dalencourt aborde de front la question qui constitue le cœur de son propos: «celle de l’éviction de la langue française en Haïti.» Il pose le problème de la manière la plus claire qui soit: «Cette question donc est celle du bouleversement de la configuration linguistique haïtienne, avec comme première étape le dépérissement progressif de la langue française. Puis, à plus long terme, viendra l’effacement silencieux du bénéficiaire illusoire et éphémère de cette manœuvre, le créole, qui se retrouvera progressivement réduit à une nostalgique survivance folklorique. Il sera, du reste, plus facile que le français, car comparativement, il n’a pas en héritage le lourd et séculaire bagage de textes écrits par des nationaux, ni ne peut escompter des appuis de la taille et de la force (même faible) de la francophonie.»

Dans quelle mesure un tel scénario relève-t-il de la pure imagination du professeur Dalencourt ou correspond-il à ce qui se prépare dans les coulisses pour le corps social haïtien? Voici ma petite idée sur cette question: il me semble que la puissance nord-américaine n’a aucun intérêt, aucune motivation particulière à se lancer dans une guerre des langues en Haïti pour asseoir l’anglais dans le corps social haïtien. La culture américaine et la langue anglaise avec elle apparaissent déjà assez solidement implantées dans le pays par suite de la main mise presque complète des États-Unis sur l’économie haïtienne, la politique haïtienne, l’État haïtien, l’imaginaire haïtien. Le rêve de la majorité des jeunes haïtiens en âge de travailler (entre 15 ans et 50 ans) est de partir pour les États-Unis et s’y établir définitivement.

Dalencourt évoque une deuxième éventualité: celle où notre «deuxième langue serait rétrogradée au rang de langue étrangère» et notre identité nationale serait soumise à «l’hégémonie de notre vision de l’est.» Il conclut justement d’ailleurs que «nul ne me fera croire que c’est l’ouverture au monde hispano-américain qui motiverait ce choix.»

Dalencourt affirme que «si dans l’espace culturel national il y a une langue en perte de vitesse et menacée peut-être à terme, ce n’est pas le créole mais bien plutôt le français.» Une telle affirmation venant quatre semaines après celle d’un linguiste haïtien plaidant pour la nécessité de «protéger le français en Haïti» est stupéfiante. Chez Dalencourt cependant, l’explication atteint des sommets: «par facilité, le créole est devenu aussi la langue dominante dans beaucoup de familles, autrefois francophones et qui l’agrémentent d’un peu d’anglais bas de gamme pour se positionner socialement. Le créole règne également dans l’écrasante majorité de nos médias, même si lors de débats prétendant à une certaine teneur intellectuelle et donc conceptuelle, il se trouve défiguré en un infâme sabir dont un créolophone unilingue ne saurait comprendre que les mots de liaison.»

Donc, pour Dalencourt, le fait que de plus en plus de familles en Haïti font usage de la langue qui est aussi leur langue maternelle, le créole, cela constitue une menace pour le français. Quel délire! Le fait aussi que le créole occupe une large place dans l’écrasante majorité de nos médias constitue une autre menace pour le français, d’après Dalencourt. En poussant le raisonnement jusqu’au bout, cela veut dire clairement que l’utilisation même de la langue créole dans le corps social haïtien menace la langue française. C’est tout de même révoltant! Patrice Dalencourt a-t-il réfléchi aux implications de son raisonnement?

Quelque part dans son texte, Dalencourt parle de la «diglossie qui caractérise la population de notre pays…» À ce propos, il est grandement utile de faire le point sur le concept de diglossie. C’est un sociolinguiste américain du nom de Charles Ferguson qui a introduit ce terme en sociolinguistique dans un article paru dans la revue Word en 1959. Pour Ferguson ce terme décrit une situation sociolinguistique où les locuteurs d’une communauté linguistique utilisent deux formes distinctes de la même langue, l’une considérée comme la variété standard prestigieuse qu’il appelle la variété haute (High), l’autre considérée comme la variété vernaculaire qu’il appelle la variété basse (Low). Les locuteurs de la variété haute, selon Ferguson, ne sont pas des locuteurs natifs. Ils l’ont apprise à l’école et l’utilisent le plus souvent à l’écrit et dans des situations généralement formelles. Les locuteurs de la variété basse, toujours selon Ferguson, sont des locuteurs natifs et l’utilisent toujours à l’oral et dans des situations familiales et informelles. Ferguson avait choisi 4 communautés comme exemples de communauté diglossique: la Grèce, les pays arabes,  la Suisse germanophone et Haïti.  

Ferguson a eu tort dans son choix d’Haïti comme exemple de communauté diglossique. D’une part, s’il est vrai qu’en Haïti, deux langues, le français et le créole, sont en présence, elles sont réparties inégalement puisque l’immense majorité des locuteurs haïtiens sont unilingues créoles. D’autre part, les situations diglossiques sont loin d’être des situations stables. Ce sont des situations conflictuelles, toujours évolutives. Les variétés vernaculaires investissent avec le temps plusieurs secteurs formels, d’une part, et d’autre part, les variétés hautes fonctionnent dans des cadres informels. Dans le cas d’Haïti, déjà à l’époque où Ferguson développait son concept, le français, langue de prestige, était utilisé dans des situations familiales et informelles, ce qui contredit la thèse de Ferguson.

Le linguiste haïtien Yves Dejean, grand pourfendeur de la diglossie fergusonienne, a écrit ceci en 1979: «Le français ne joue aucun rôle dans la situation très formelle où se trouve un paysan haïtien (plus de 80% de la population fait partie du secteur agricole) quand il préside une réunion familiale, à la suite d’un décès dans sa parenté; quand il organise et supervise minutieusement une cérémonie en l’honneur des "loa" protecteurs de la famille; quand il prend contact avec un prêtre catholique…; quand il descend au bourg pour consulter une infirmière, un médecin ou un dentiste; quand il va déclarer une naissance ou un décès à un officier d’état civil. Pour ces quatre millions et demi d’Haïtiens, le créole est l’unique instrument linguistique desservant toute leur activité mentale, intellectuelle, psychologique, sociale.»

Haïti n’est ni une société diglossique, encore moins une société bilingue. C’est une société fondamentalement monolingue créole avec des poches bilingues français-créole et, parait-il, de plus en plus anglais-créole.      

Hugues Saint-Fort
New York, mai 2022

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 Viré monté