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Annou voyé kreyòl douvan douvan

La grammaire est dans nos cerveaux

Hugues Saint-Fort

Beaucoup de locuteurs haïtiens refusent de considérer leur langue première, le kreyòl, comme une langue «normale»1 et légitime parce que, disent-ils, elle ne possède pas de grammaire. Le terme grammaire est l’un des concepts fondamentaux dans l’étude des langues et il entre dans des oppositions diverses. Pour la majorité des locuteurs, c’est un terme qui va de soi et ils l’utilisent le plus souvent sans y prêter grande attention. Mais, pour un linguiste, c’est un concept qui comporte de multiples acceptions et il est important de bien préciser ce dont on parle. Ce texte est articulé autour de trois axes principaux : les significations de base du concept de grammaire; l’usage commun de ce concept dans les communautés linguistiques haïtiennes ; et la nécessité de publications adéquates qui correspondent à cet usage commun.

Il existe trois significations de base et assez distinctes du concept de grammaire que la linguiste Marina Yaguello (Yaguello 2003 : 153) résume ainsi:

  1. «Il s’agit tout d’abord du savoir inconscient intériorisé par tout locuteur natif de toute langue, indépendamment de l’apprentissage scolaire. En ce sens, il n’existe pas de langue sans grammaire.»  En d’autres termes, ce savoir linguistique acquis dans les premières années d’existence de tout locuteur en dehors de tout apprentissage formel dans une institution scolaire permet de construire et de comprendre un nombre infini de phrases et d’émettre un jugement de grammaticalité2 sur une phrase qu’il n’a peut-être jamais entendue auparavant.
     
  2. «La tâche du linguiste est de découvrir et de rendre conscient ce savoir, c’est-à-dire d’en rendre compte au moyen d’une description – également nommée grammaire – assortie ou non d’hypothèses explicatives.» Autrement dit, le linguiste rend explicite un savoir qui est implicite dans nos cerveaux, et dont les structures abstraites sont déjà en nous à la naissance. L’explicitation de ce savoir fait l’objet d’une description appelée grammaire.
     
  3. «La langue étant soumise à des pressions sociales (notamment l’impératif de standardisation, dans les sociétés de culture écrite à tendance centralisatrice comme la nôtre) [la société française], la grammaire peut être conçue comme un ensemble de règles prescriptives, visant à imposer une même norme à tous les locuteurs. Il s’agit là de la grammaire dite scolaire, qui résulte donc d’une construction.» C’est ce qu’on appelle une «grammaire normative», c’est-à-dire une grammaire qui énonce des règles  permettant d’écrire ce qui est considéré être l’usage «correct» ou approprié. Ces règles s’appuient sur le modèle des «bons auteurs» classiques ou sur le discours de ceux dont on dit qu’il faut suivre l’usage. La grammaire normative tend à imposer les normes linguistiques du groupe social dominant, prestigieux, qui introduit ses préférences socioculturelles, ses jugements de valeur, ses considérations esthétiques. Dans les sociétés occidentales qui possèdent une longue tradition d’écriture, les grammaires normatives continuent d’exercer une grande influence grâce à l’institution scolaire. Leur influence est cependant de plus en plus contrebalancée par la linguistique qui privilégie la description de l’usage courant dans la société et par la sociolinguistique qui privilégie le besoin de prendre en considération l’adéquation des différentes variétés d’une langue à différentes situations.

Dans ce texte, nous retiendrons le deuxième sens du concept de grammaire, c’est-à-dire un manuel descriptif d’une langue rédigé par un linguiste. Quand des locuteurs (haïtiens ou non) se plaignent qu’il n’existe pas de grammaire en créole haïtien et que cette absence prive la langue maternelle de tous les Haïtiens du statut de langue, ils confondent en fait ce savoir implicite qui existe dans nos cerveaux avec le manuel descriptif appelé grammaire. Toute langue doit avoir une grammaire. Toute langue a une grammaire. En fait, il ne serait pas exagéré de dire que la grammaire, c’est la langue. Il existe donc une grammaire du kreyòl.

Il existe plusieurs études descriptives du créole haïtien réalisées par plusieurs linguistes haïtiens et étrangers. L’une des plus anciennes de ces études descriptives remonte à 1936 avec la description faite par l’universitaire haïtienne Suzanne Sylvain pour son diplôme de Sorbonne. Cette étude intitulée Le créole haïtien. Morphologie et syntaxe est encore citée par nombre de linguistes travaillant sur le créole haïtien et est considérée comme un texte classique. Depuis, il y a eu de très nombreuses descriptions soit d’un aspect du créole (par exemple, le syntagme nominal du kreyòl, le système Temps Mode Aspect (TMA) du kreyòl, le système de la négation en kreyòl, etc.), soit de la langue tout entière,  conduites selon des perspectives théoriques diverses. Mais, le manuel scolaire normatif, traditionnel destiné à l’usage exclusif des locuteurs de langue maternelle créole qui existe pour des langues telles que le français ou l’anglais ou l’espagnol, pour ne citer que ces trois langues, n’existe pas encore. Curieusement, il existe cependant quelques cours d’introduction à la grammaire et à la culture du créole haïtien à l’usage d’étrangers principalement anglophones intéressés à l’apprentissage du créole. Le manuel du linguiste américain Albert Valdman,  Ann pale kreyòl. An introduction course in Haitian Creole (1988) en est un excellent exemple et a aidé beaucoup de professionnels  étrangers à faire les premiers pas dans l’apprentissage du créole haïtien et, plus tard, à maitriser cette langue.

Que ce soit dans les communautés haïtiennes de l’intérieur ou dans celles de l’émigration, les locuteurs haïtiens considèrent la grammaire comme le livre qui nous apprend à parler et à écrire correctement la langue. Par langue, ils se réfèrent exclusivement à la langue française car, comme nous l’avons indiqué plus haut, la majorité d’entre eux ne considère pas le kreyòl comme une langue légitime. En revanche, le français, selon eux, puisqu’il est doté de grammaires, de dictionnaires, d’une orthographe, d’un prestige social et d’un rayonnement universel, fait figure de langue pleine et entière et est accepté par tous. 

Je précise que la plupart de ces locuteurs dont je parle sont  des locuteurs à demi ou pleinement scolarisés en français ou en anglais. Ils ne sont pas trop différents dans leurs réflexions de ce que pensent le Français moyen, l’Américain moyen, l’Espagnol moyen ou l’Allemand moyen dans leurs évaluations de la langue.

Pour les locuteurs haïtiens, le terme grammaire évoque d’abord un livre, plus exactement un manuel qui nous enseigne comment parler correctement une langue, comment écrire correctement une langue.  Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’une langue n’a pas besoin d’être dotée d’un manuel de grammaire pour qu’elle soit légitimée. Car la grammaire est d’abord dans nos cerveaux.   Selon la théorie générativiste du linguiste américain Noam Chomsky, la faculté de langage avec laquelle nous sommes venus au monde nous permet d’acquérir sans effort particulier la langue ou les langues qui sont parlées dans notre environnement social. Par exemple, un petit Haïtien né à Port-au-Prince d’une mère et d’un père haïtiens qui va vivre un mois plus tard en Chine avec ses parents ne parlera que le chinois si ses parents ne s’adressent jamais à lui en créole. Il est important de comprendre qu’il n’existe pas de «gènes» qui nous prédisposent à parler la langue du pays où l’on est né. Le paradigme chomskyen postule l’hypothèse de l’inné selon laquelle le cerveau humain serait équipé d’un mécanisme inné qu’il nomme «Language Acquisition device» (LAD) (Mécanisme d’acquisition du langage) qui contiendrait tout un ensemble de règles linguistiques abstraites constituant ce qu’il appelle une «Grammaire Universelle» (GU) qui serait commune à toutes les langues naturelles. C’est cette grammaire universelle qui nous permettrait d’acquérir la langue en usage dans l’espace sociolinguistique dans lequel on a pris naissance. Chomsky définit la grammaire universelle comme «the system of principles, conditions, and rules that are elements or properties of all human languages…the essence of human language» (Chomsky 1975)(le système des principes, conditions, et règles qui constituent des éléments ou des propriétés de toutes les langues humaines…l’essence du langage humain) [ma traduction].

Donc, même si le créole haïtien ne possède pas encore un manuel de grammaire créole qui explicite les règles nous permettant de communiquer avec nos interlocuteurs haïtiens et étrangers, cela ne nous gêne en rien. Tous les Haïtiens possèdent une connaissance de la grammaire de leur langue maternelle. Ils ne l’ont pas apprise formellement dans une institution scolaire et ils se comprennent tous. Ils savent tous reconnaitre les «fautes» commises par un étranger qui a appris notre langue.

Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas besoin d’un livre de grammaire créole. Au contraire, aujourd’hui que le kreyòl est devenu une langue co-officielle avec le français, qu’il est utilisé à l’écrit dans les écoles et dans les situations formelles, que les étrangers l’apprennent régulièrement, il est nécessaire que notre langue en soit dotée d’une. Depuis le mois de janvier 1980, il existe une graphie créole officielle, claire, efficace et cohérente; il existe des dictionnaires qui peuvent aider dans la recherche du mot juste même s’ils sont surtout des dictionnaires bilingues et non monolingues; la rédaction d’une «grammaire» décrivant la morphosyntaxe de la langue constitue donc une priorité pour nous linguistes.

Ce ne sera pas une tâche facile cependant car il soulève de sérieuses questions : dans une communauté linguistique peu habituée aux principes et aux «normes» de correction énoncés en créole et pour la langue créole, et dont les références nous ont été transmises pour le français, de quelle sorte de grammaire a-t-on besoin? Par définition, une grammaire normative est appelée à faire la promotion d’une variété de langue qui, comme je l’ai rappelé plus haut, reste celle du groupe social dominant, prestigieux, au détriment des groupes socialement moins prestigieux ou moins prédominants. La rédaction d’une grammaire normative pour le kreyòl devra-t-elle suivre ce même modèle ou bien verrons-nous émerger une grammaire normative originale qui acceptera diverses variations telles qu’elles sont en usage dans la communauté linguistique? Ces questions devront trouver des réponses claires avant la rédaction de telles grammaires.

Hugues St. Fort
Hugo274@aol.com

Notes

  1. L’utilisation de l’adjectif “normal” dans le discours courant des locuteurs haïtiens relatif au créole diffère complètement de l’usage de ce même adjectif chez les linguistes. Michel DeGraff, le brillant linguiste haïtien du MIT, explique que pour les linguistes, l’adjectif «abnormal» (anormal) signifie une transmission «non génétique» dans la genèse des langues créoles, par opposition à une transmission «normale», c’est-à-dire génétique dans le processus du changement linguistique «régulier». Citant les linguistes Thomason et Kaufman 1988, DeGraff précise que dans le changement linguistique «régulier», une langue «is passed down from one speaker generation to the next with changes spread more or less evenly across all parts of the language.» (…est transmise d’une génération de locuteurs à une autre avec des changements étalés plus ou moins également à travers toutes les parties de la langue).
     
  2. Il est important de ne pas confondre grammaticalité et correction. La notion de grammaticalité n’a aucun rapport avec un jugement de valeur que sous-tend la notion de correction. Une phrase grammaticale est une phrase conforme aux règles de la grammaire de la langue en question. Elle répond à des questions telles que : « Est-ce que cette phrase appartient à la langue?», «Est-ce qu’elle est conforme aux règles de la langue?» Le contraire de phrase grammaticale est phrase agrammaticale. Par exemple, dans ces deux phrases:

i. Li achte machin Pyè a

ii. Li achte a Pyè machin
 
Seule la première est grammaticale car elle est conforme à la règle de la possession en créole haïtien qui veut que le «possesseur» suive immédiatement la chose possédée.  Donc, la deuxième phrase est agrammaticale.

Références citées

Chomsky, Noam

(1975) Reflections on Language. New York: Pantheon Books.

Valdman, Albert

(1988) Ann pale Kreyòl. An Introduction course in Haitian Creole. Indiana: Indiana University Press.

Yaguello, Marina

(2003) La grammaire. In: Le Grand Livre de la Langue Française. Sous la direction de Marina Yaguello. Pages 153-258. Paris : Le Seuil.

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