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Rejet de M. Ericq Pierre devant le Parlement
 Reflexions et essai d'étude du cas

Luc Rémy

 

 

 

 

Ericq Pierre.© Le Nouvelliste.

Ericq Pierre

Chers amis,

Je ne sais pas quels sentiments ou idées l’actuel imbroglio de chez nous vous inspire. Mais, malheureusement, je m’attendais à ce qui s’est passé à M. Pierre pour avoir envisagé le cas de figure qui s’est appliqué à lui parmi les quelques scénarios que des amis analystes et moi avons développés sur la situation postérieure au 3 avril 2008, date du déclenchement des manifestations de contestation et de revendication dans le pays.

Entre-temps, les querelles byzantines, le renvoi aux calendes grecques des décisions urgentes pour juguler la crise socio-économique, l’entretien calculé de l’incertitude politique sur la base de projets clientélistes et électoralistes, l’option de favoriser les bras de fer ou la  mésentente entre l’exécutif et le législatif, entre le Sénat et la Chambre des Députés relativement à la mise en place d’un nouveau gouvernement, la lenteur ou l’absence d’action font les délices quotidiennes de bon nombre de nos dirigeants politiques.

Le choix de l’ancien Secrétaire d’État à la Sécurité Publique, M. Robert Manuel,  comme Premier Ministre, ayant provoqué déjà les réactions les plus controversées, même au Parlement et  avant le déclenchement de la procédure constitutionnelle d’approbation et de ratification du désigné, est venu me conforter dans ma vieille conviction que l’actuel président de la République n’arrivera pas facilement, ni de si tôt, à changer pour faire sienne et proposer une approche politiquement fédératrice, socialement pacificatrice, économiquement prometteuse et moralement esthétique qui permettrait à la Nation endolorie de se mettre au dialogue démocratique, curatif et constructif, à la réflexion sérieuse, au travail libérateur, à des échanges internationaux inspirant respect  pour nous tous, et à la gestion souveraine de son destin. Incontestablement, notre leadership – faut il l’appeler ainsi? – traîne et, peut-être, pour longtemps encore …

Maintenant, attendons-nous au pire.

Pire? Au fond, ce n’est là ni pessimisme de ma part ni un vœu d’échec que, par conviction idéologique, calcul politique ou intérêt mesquin, je formerais contre les dirigeants de mon pays et souhaiterais se réaliser. Ce n’est pas non plus du cynisme politique de ma part. Je m’appuie plutôt, loin d’imputer toute la responsabilité de notre drame à monsieur Préval seul, sur des faits se rapportant aux conditions objectives d’ordre interne et externe dans lesquelles opèrent les acteurs, à leurs pratiques, à l’image qu’ils ont projetée aujourd’hui encore – comme leur – de la gestion de l’État, à l’approche qu’ils ont eue de la récente crise etc. Et quand je parle d’acteurs je vois, entre autres, nos élites économiques et intellectuelles, nos catégories sociales dominantes et dirigeantes et nos puissants amis de la « communauté internationale» qui, par action ou omission, ont porté et portent encore une lourde part de responsabilité dans notre drame national en plein déroulement. Sans jamais pouvoir, ici en Sciences Sociales, m’armer de la certitude de l’Homme des Sciences travaillant dans son laboratoire, j’ose lui emprunter un principe de base, celui qui veut que « dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisent les mêmes effets », pour soutenir que le décor a bel et bien été réaménagé pour la poursuite de notre tragédie nationale. Car, n’ayant pas changé d’un iota dans leur dire et leur faire, et n’ayant manifesté aucune volonté de changer positivement, je ne vois pas comment, nos décideurs politiques actuels pourraient nous conduire miraculeusement à des changements qualitatifs substantiels et durables…

Et pourtant, il nous faut garder l’espoir et rester optimistes, car en matière de changement social, il suffit parfois de quelques bonnes graines, de quelques hommes, et parfois même d’une bonne graine, d’un homme, pour faire la différence. Voilà pourquoi il nous faut aussi accorder beaucoup d’importance à des rituels politiques tels que l’élection d’un président de la République, ou la nomination d’un Premier Ministre. Oui, pour nous, l’individu compte: un seul homme ou un tout petit groupe d’hommes peut changer l’histoire et orienter une nation vers le meilleur ou le pire.  Voilà pourquoi je n’adhère pas à la conception historique qui voudrait que tout soit réglé par un déterminisme rigide (selon lequel les choses arrivent parce qu’elles devaient arriver), ou par des forces collectives comme les classes, les masses, les races, les nations, les peuples qui orientent tout, y compris les hommes, de manière aveugle, créent et s’imposent leurs leaders dont elles feraient leurs agents ou même leurs jouets.

Ceci dit, revenons à ce qui s’est passé à M. Pierre et faisons-en une étude de cas en référence à l’esprit démocratique et républicain1 que nous souhaitons si profondément voir la société haïtienne en général et nos politiciens en particulier introduire, développer et consolider dans la vie politique nationale. Ce petit exercice nous permettra d’effleurer, sinon de comprendre, toute la tragédie qui gangrène Haïti, ponctuée de l’absence de leadership, de responsabilité citoyenne, de volonté politique et d’esprit de service public. Il nous offre aussi l’occasion d’attirer indirectement l’attention des femmes et des hommes haïtiens, de l’intérieur et de l’extérieur, qui veulent servir honnêtement dans l’État, sur les dangers et les limites du système clientéliste et la nécessité de faire autrement la politique en introduisant le leadership responsable comme levier de l’action.

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ESSAI D’ETUDE DU CAS : Monsieur Pierre est un citoyen haïtien bien formé et compétent.  Agronome, économiste, il travaille ou a représenté Haïti à la Banque Interaméricaine de développement et vit à Washington depuis plus de 20 ans mais n’a jamais perdu contact avec son pays où il se rend de temps en temps. Fort de son expérience et de ses relations à l’étranger et en Haïti, il veut se mettre au service de l’État, au plus haut niveau. Ses amis dirigent le gouvernement bicéphale du pays. Son ami René Préval, aujourd’hui président du pays, l’a désigné au poste, après un vote de défiance contre son ami, le Premier Ministre Jacques Edouard Alexis. M. Pierre a peut-être de bonnes idées et la capacité de redresser la trajectoire désastreuse d’Haïti, mais on ne connaît pas encore très bien ses principes et sa vision de l’État. Il n’est pas membre d’un parti politique ni n’a à sa disposition son propre personnel d’intervention; il devra compter sur les ressources humaines, abondantes peut-être mais disparates, qu’il trouvera sur place ou qu’il fera venir de l’étranger. Quelles chances a-t-il d’abord d’accéder aux commandes de l’État, ensuite de renforcer les institutions nationales et de contribuer à introduire des réformes profondes et de qualité en Haïti?

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1. L’ACTE D’ACCEPTATION DU POSTE

Monsieur Pierre n’est pas aujourd’hui à son coup d’essai pour devenir PM. Selon une déclaration récente d’un haut responsable de l’OLP, le président René Préval, au début de son premier quinquennat en 1996, l’avait officieusement choisi pour diriger son premier gouvernement et en avait fait part au parti. S’appuyant sur son droit constitutionnel de parti majoritaire, l’OPL avait alors repoussé ce choix et, comme on le sait, c’est M. Rony Smarth qui avait été choisi et ratifié. Choisi officiellement en juillet 1997 au départ de ce dernier du gouvernement, M. Pierre avait échoué devant le Parlement pour une raison technique bizarre: l’incapacité du candidat de produire les actes de naissance de ses grands-parents (Constitution: art.  157 et 11).  Donc, deux fois en moins de deux (2) ans, M. Pierre s’est heurté à la complexité du système politique haïtien!

A la faveur de la crise d’avril 2008 qui a formellement- mais non encore dans les faits- renvoyé son ami M. Alexis, M. Pierre croyait que son heure propre était venue. Il déclarait solennellement qu’il fut victime d’un vote politique de l’OPL en 1997 et que le contexte était différent aujourd’hui, comme pour faire l’implication que, parce que l’OLP n’était plus en situation de faire la décision, et que «ses» amis président et Premier Ministre étaient du parti majoritaire, il avait toutes les chances de son côté. Eh non, une fois de plus, M. Pierre a bel et bien été rejeté ! En plus  de la répétition de la question des actes de naissance de ses grands-parents, il s’est heurté au défaut de soutien  de celui même qui l’avait désigné, M. Préval, et de son ami et rival évincé, M.  Alexis. Cette absence de soutien transperce très clairement dans son langage un tantinet diplomatique: «Après ma rencontre avec les membres de la Concertation des Parlementaires Progressistes (CPP) qui avaient accepté de me rencontrer, sur demande du Premier Ministre Jacques Edouard Alexis qui lui-même avait acquiescé à une requête du Président de la République, j’étais convaincu que le CPP n’allait pas m’appuyer. A moins que le Président de la République ou le Premier Ministre Jacques Edouard Alexisarrivent à persuader les membres de la Plateforme LESPWA qui ont rejoint le CPP de m’accorder leur vote. Ceci n’a pas eu lieu et je ne veux pas spéculer sur ce qui s’est passé.»

Faut-il soutenir alors que Monsieur Pierre a toujours été le dindon de la farce?

Il est très difficile d’avoir déjà une réponse claire et satisfaisante à cette interrogation, vu que les bruits de fond du Palais national et de la Villa d’Accueil y relatifs ne nous sont pas parvenus fidèlement et intégralement.

Avec son titre de fonctionnaire d’une prestigieuse banque internationale et l’argument qu’il a été bloqué en 1997 par un «vote politique de l’OLP» et aujourd’hui par les  «forces de la corruption», M. Pierre pourra probablement être perçu par plus d’un comme une «victime», un «martyr», un «grand technicien», un «Mister Clean» tenu à distance, jusqu’au jour où un essai réussi au gouvernement viendrait révéler sa véritable dimension d’un (grand) Technicien et rien de plus ou d’un grand Technicien doublé d’un Visionnaire et d’un Homme d’État. En tout cas, il a fourni sa propre explication à son insistance d’être Premier Ministre de M. Préval: «J’avais accepté d’être désigné au poste de Premier Ministre et de mettre mes plus de 40 années d’intégrité au service de mon pays, parce que je m’étais persuadé que, en plus de l’expérience et de la compétence, notre pays a un urgent besoin de placer au timon des affaires, des hommes et des femmes intègres, étrangers aux combines et capables de prendre de la hauteur pour travailler avec succès à l’amélioration des conditions d’existence du peuple haïtien. Je m’étais dit que, pour affronter les multiples défis qui nous interpellent, il faudrait abandonner la politique politicienne, avoir foi dans la capacité de nos compatriotes, ceux de l’intérieur comme ceux de la diaspora

Par contre, certains pourraient déjà refuser de voir en M. Pierre un homme d’État alléguant qu’il manque de principe, de décorum et de flair politique, et lui reprochant de s’être prêté trop souvent et trop facilement au burlesque et au cynisme de la politique haïtienne. De tels détracteurs n’hésiteraient même pas à le faire passer pour un valet complice ayant consenti à jouer le jeu machiavélique de ses amis et à se faire passer par les fourches caudines. Ils chercheraient à le clouer ainsi au pilori au motif qu’il n’avait jamais pris ses distances physiques ou de principe du pouvoir prévalien et qu’il n’aurait jamais été choqué ni se serait senti mal à l’aise face à toutes les constantes du régime pourtant si troublantes pour le simple citoyen responsable, épris de démocratie et soucieux du Bien public.

Mais M. Pierre, les partisans du «réalisme politique» et surtout ceux du «si-peu-que-soit» pourront toujours écarter de tels reproches en faisant valoir que seuls ceux qui «se mouillent à l’eau», s’engagent dans l’action et acceptent d’assumer des responsabilités écrivent ou changent l’histoire, qu’eux seuls le font mais non les éternels pudiques et passifs, toujours prêts à trouver tous les défauts aux acteurs sans jamais rien faire pour introduire et imposer le soit disant modèle idéal qu’ils ont en tête. Ils soutiendront avec raison que Haïti, comme tout autre État, ne peut subsister sans dirigeants, eux rendent un grand service aux pusillanimes et à tous les citoyens sans vocation à faire de la politique active en acceptant les pires incompréhensions, servitudes et menaces pour protéger le pays de l’anarchie et du chaos total. D’autres défenseurs de l’itinéraire de M. Pierre dans le pouvoir prévalien ou lavalassien  pourraient de leur côté faire remarquer que tous ceux qui servent un mauvais gouvernement ne sont pas obligatoirement mauvais et qu’au contraire c’est souvent du sein même d’un pouvoir décrié que surgissent et s’imposent d’excellents réformateurs. Mieux, à s’en tenir à la déclaration du 15 mai de M. Pierre sur la «corruption», la «politique politicienne», le harcèlement sexuel, l’avènement au timon des affaires d’«hommes et de femmes intègres, étrangers aux combines et capables de prendre de la hauteur pour travailler  avec succès», de tels défenseurs diront que c’est justement parce que son profil d’homme de bien, de vir bonus, comme diraient les Romains, fait peur qu’il a été rejeté pour lui enlever ainsi toute chance de changer le statu quo.

Accrochons-nous plutôt à la présentation ou à l’analyse de certains indices et faits essentiels qui demeurent incontestables et éloquents dans cette aventure de M. Pierre de 1996 à nos jours.

2. LE PROCESSUS DECISIONNEL: LE TALON D’ACHILLE DE M. PIERRE

2.1 QUELQUES INDICES

M Pierre, en 1996, 1997 et aujourd’hui encore, nous a paru intéressé à accéder au poste de Premier Ministre en comptant exclusivement sur ses liens d’amitié de haut niveau en Haïti et à l’étranger et en faisant l’option de rester à distance du système des partis instauré par la constitution de 1987, système qu’il incombe à tout président et premier ministre du pays de contribuer à consolider par un travail de dialogue transparent et responsable fondé sur les grands dossiers d’intérêt national.  Son acceptation de l’offre, dans les deux occasions, nous semble spontanée et non la résultante d’un long travail de questionnements, de consultations, de mises au point et accords préliminaires avec le président, les forces les plus importantes du pays et les partis politiques, représentés ou non au gouvernement. Il n’a pas réellement clarifié pour l’opinion publique sa vision d’homme sans parti (dit-on) appelé à gouverner un  jour et donc à coopérer avec cette institution qui s’appelle «parti politique». Entre 1996 et 2008, il ne nous a pas fait sentir le poids de son engagement politique pour le changement et l’implantation de nouvelles valeurs  dans le pays. Il n’a pas non plus développé une stratégie politique personnelle, démocratique, claire, transparente et sympathique2 susceptible de l’imposer, au-delà des clivages de parti, comme une référence, un «poids lourd», un homme d’État respectable, un visionnaire qui entend faire autrement la politique en Haïti. Autrement dit, pendant les quelque 12 ans, ou plus, au cours desquels il a gravité autour du pouvoir prévalien ou lavalassien,  M. Pierre ne s’est pas construit une image d’homme politique libéré, rassuré et rassurant. À preuve,  pour cette tentative de mai 2008, il semble n’avoir eu qu’une rencontre avec les membres de la Concertation des Parlementaires Progressistes (CPP), encore que cette rencontre, selon ce qu’il a affirmé lui-même, a été aménagée par  MM. Préval et Alexis eux-mêmes. C’est dire qu’il n’avait recherché et négocié ni les conditions d’accéder au poste ni celles susceptibles de garantir la viabilité et le succès de son futur gouvernement. L’homme n’avait éprouvé ni manifesté le besoin de se construire une base politique réelle avant de s’embarquer dans la conquête du pouvoir. Or, c’était là, à mon sens, un passage obligé s’il entendait réellement neutraliser les forces de la corruption qu’il a dénoncées, parvenir au pouvoir et gérer différemment et de manière responsable, c’est-à-dire avec «des hommes et des femmes»  qui , «en plus de l’expérience et de la compétence» qu’ils ont, sont «intègres, étrangers aux combines et capables de prendre de la hauteur pour travailler avec succès à l’amélioration des conditions d’existence du peuple haïtien.»

Et s’il était ratifié PM, comment, ainsi ligoté, esseulé et sans marge de manœuvre propre, M. Pierre allait-il donc pouvoir concrétiser cette différence, de toute manière positive, qu’il a dit vouloir marquer au profit du pays? Parole d’un naïf ou d’un politicien insincère?

3. ANALYSE DE SA DECISION RELATIVEMENT DU POINT DE VUE DES ACTEURS, DU CONTEXTE ET DU SYSTEME

Pourtant, M. Pierre ne s’est pas retrouvé soudainement en milieu tout à fait inconnu ou étranger. Comme il l’a laissé entendre lui-même, il n’a pas découvert la corruption seulement à l’occasion du vote du 12 mai, il avait tout simplement «sous-estimé le poids des forces de la corruption3» sans trop faire attention, selon moi, aux forces politiques elles-mêmes. Proche et même conseiller de Monsieur Préval, familier des ministres, du conseil des ministres et du conseil de gouvernement, Monsieur Pierre connaît certainement ce monde, les goûts et pratiques politiques de Messieurs Préval et Alexis et le mode de leurs relations avec le secteur privé et surtout l’Administration publique et le Parlement.  Il connaît suffisamment bien leurs antécédents politiques. Il sait bien qu’ils sont de l’Espoir, le parti majoritaire au Parlement. Il n’ignore pas du tout que ces parlementaires ont été pour la plupart élus sur la base du clientélisme et que le président Préval et le Premier Ministre, M. Alexis, l’artisan de la réélection de M. Préval, s’arrangent pour contrôler, et de fait contrôlent bon nombre de ces parlementaires par toutes sortes de manèges. Se référant à l’histoire récente du choix du Premier Ministre en Haïti, M. Pierre a bien constaté comment M. Préval a géré son unique expérience de diriger le pays avec un parti majoritaire au Parlement et qui était de l’opposition: le gouvernement de M. Rony Smarth était tétanisé. Nommé PM le 27 févier 1996, M. Smarth s’est quotidiennement vu mettre des bâtons dans les roues, a finalement démissionné le 9 juin 1997 en protestation contre les fraudes massives des élections territoriales et des sénatoriales partielles du 6 avril 1997, mais s’est vu forcer, face au refus du président de lui nommer un remplaçant4, d’abord d’expédier indéfiniment les affaires courantes, c’est-à-dire pendant plus de trois mois, ensuite de décider d’abandonner le gouvernement et les affaires courantes le 20 octobre 1997.  M. Pierre s’est aussi rendu compte, depuis au moins 1997, que quand Monsieur Préval, mis à l’abri des entraves d’un parti majoritaire au parlement, veut vraiment un PM, il met tout son poids dans la balance et que la ratification de ce choix ne peut pas ne pas avoir lieu, dans les deux chambres. L’exemple de la nomination de M. Alexis en 1999 est bien typique de ce fait. Monsieur Pierre se souvient très bien que M. Alexis a été exempté de l’obligation constitutionnelle de recevoir décharge en tant qu’ancien comptable de deniers public, que sa Déclaration de Politique Générale n’a jamais été ratifiée, qu’il a été tout simplement, jusqu'à son départ du gouvernement le 2 mars 2001, un Premier Ministre de facto habilement nommé par M. Préval qui s’est aménagé l’accord du 26 mars 1999 avec les politiciens de l’Espace de Concertation.

M. Pierre a certainement appris, depuis l’échec en 1997, de feu Hervé Denis et du sien propre devant le Parlement, que le premier choix de M. Préval au poste de PM, – et parfois même le second – n’est pas celui du personnage réel à qui il veut et va «donner» le poste de PM. Sa fréquentation du Palais national et de l’Homme fort de Marmelade lui ont clairement enseigné que Monsieur Préval n’aime pas diriger avec un PM, surtout un premier Ministre qui entendrait vraiment gouverner et porter ainsi le chef de l’État à circonscrire ses interventions à lui aux strictes prérogatives constitutionnelles réservées au président de la République.

Monsieur Pierre a été témoin du fait que M. Préval a assuré lui-même, dans ce régime constitutionnel pourtant bicéphale, la fonction de chef de l’État et de chef du gouvernement, ou plus justement de Premier Ministre de facto, pendant près de deux ans, de ce 20 octobre 1997 jusqu'à l’arrivée de M. Alexis à la tête du gouvernement au printemps de 1999. Il a été témoin de cette paralysie du gouvernement qui n’a pas su ou voulu organiser les élections à temps et qui a ainsi conduit au vacuum législatif que nous dirions “total” car même le Sénat était devenu croupion après l’assassinat le 1er mars 1999 du sénateur de l’OPL, le Dr Yvon Toussaint. Comme tout le monde, M. Pierre a vu le président Préval et son PM M. Alexis, du point de vue du droit constitutionnel, exercer la dictature, c’est-à-dire diriger l’État sans les représentants du peuple, ou plus justement du Parlement auquel reviennent les deux fonctions essentielles du pouvoir législatif: légiférer et contrôler l’action gouvernementale.

Monsieur Pierre qui nourrissait et probablement nourrit encore des aspirations, somme toute nobles, à exercer le pouvoir, a noté avec intérêt que le président Préval a toujours fait l’option d’un style de gouvernement qu’il a lui-même qualifié de «NAJE POUN’ SOTI» – qu’on peut très honnêtement traduire par je-m’en-foutisme ou sauve-qui-peut général – et que même l’embuscade politique qui a paralysé sa chère sœur, madame Marie Claude Calvin, jusque là son éminence grise, ne l’a pas porté à se ressaisir. Pas même l’ouverture d’une enquête judiciaire n’a eu lieu sur ce cas.

Monsieur Pierre a bien remarqué que les élections pour renouveler les assemblées n’ont jamais lieu à temps sous M. Préval et que cela entraîne toujours de sérieuses crises institutionnelles. Pire, quand les élections sont organisées, elles sont soumises à de fortes doses de fraude. M. Pierre se souvient comment dans le cas des fraudes des législatives et municipales du 21 mai 2000 le président du Conseil Electoral Provisoire d’alors,  M. Léon Manus, n’a pas souscrit à signer les documents électoraux frauduleux, et a été contraint à l’exil le 17 juin 2000. M. Pierre se rappelle combien cette option du pouvoir prévalien en matière électorale a été dommageable, à travers les attaques armées contre l’opposition, les interminables et infructueuses négociations politiques sous l’égide de l’OEA et de l’ONU, la tenue de l’élection présidentielle du 20 novembre 2000 dans une atmosphère de terreur et avec un taux de participation presque nul, etc.
 
Plus près de nous en 2006, M. Pierre a assisté à l’intervention d’une aile de la communauté internationale au Palais national auprès de MM. Boniface et Latortue pour suppléer à la lenteur et aux carences du Conseil Electoral Provisoire. En observateur intéressé, M. Pierre a vu le gouvernement de Messieurs Boniface et Gérard Latortue, de concert avec ce secteur de la communauté internationale, décider de décréter la victoire de M. Préval de manière prématurée, c’est-à-dire sans avoir vérifié et s’être s’assuré que ce candidat avait atteint la barre des 51% (constitution: art. 134) des votes exprimés et que, subséquemment, il n’y avait pas lieu de tenir un deuxième tour. M. Pierre a assisté aussi aux interventions spectaculaires de la rue, contre, entre autres, l’Hôtel Montana,  pour imposer M. Préval, manu militari, comme le vainqueur de l’élection présidentielle.

Monsieur Pierre savait que M. Préval s’était toujours opposé à son très bon ami à la fois protecteur et protégé, le Premier Ministre Alexis, qui voulait au moins un replâtrage ministériel. Il avait certainement une opinion sur ce différend. Peut-être souhaitait-il pouvoir bénéficier de cet enlisement forcé ou consenti de son rival Alexis. Peut-être se demandait-il si M. Préval serait plus tendre et compréhensif envers lui quand, au départ de M. Alexis sur un échec consommé, il serait lui-même mis en selle. En tant que conseiller, il avait vu avec quelle lenteur et désinvolture le gouvernement avait réagi aux manifestations de contestation et de revendication parties des Cayes en avril dernier. Il avait probablement une explication du fait que ce gouvernement n’était pas intervenu avant les grandes casses et attaques violentes contre Port-au-Prince. Face à ces émeutes dites de la faim, M. Pierre s’était rendu compte que les cibles principales et prioritaires des manifestants n’étaient pas les dépôts de produits alimentaires, mais des lieux de pouvoir politique. Peut-il cherchait-il à savoir combien de centres de commande avaient lancé ces manifestations distinctes dans les rues et en avaient le contrôle. Il avait peut-être conseillé en vain à M. Préval de ne pas se mêler d’une telle petite décision consistant à faire baisser le prix du sac de riz de 51 à 43 dollars et de laisser une telle initiative, du moins dans sa présentation publique, au Premier Ministre Alexis, ou tout simplement au Ministre du Commerce, Madame Maguy Durcé. Aspirant Premier Ministre, M. Pierre a dû probablement chercher et trouver un sens au fait que M. Préval, flanqué de son Secrétaire d’État à l’Agriculture, a annoncé cette décision, au Palais national, et, chose très significative, au moment même où le gouvernement de M. Alexis recevait un vote de censure au Sénat: attirant ainsi sur lui les feux des projecteurs et de l’opinion publique nationale et internationale, M. Préval venait de donner à tous et spécialement à M. Pierre une leçon capitale, à savoir qu’il était et entendait rester à la fois le Président et le Premier Ministre du pays!

4. A M. PIERRE DE REVETIR UN MANTEAU D’HOMME D’ÉTAT POUR SORTIR DU SYSTEME CLIENTELISTE

Ces quelques événements du riche et long parcours de galvaudage des principes démocratiques sous les gouvernements de M. Préval se sont déroulés sous le regard attentif et intéressé de M. Pierre. Par ses relations amicales et politiques, par son poste de conseiller du président de la République, par ses entrées et sorties dans les cercles du pouvoir prévalien, M. Pierre s’était trouvé, au moins au cours de ces douze dernières années, en position de témoin privilégié pour voir fonctionner le système clientéliste du pouvoir d’État en Haïti. En ayant fait l’option de compter profondément sur M. Préval et non sur des structures organisationnelles à composantes de partis et d’associations socioprofessionnelles pour accéder au pouvoir, M. Pierre s’est indiscutablement compromis avec le système des clients et c’est le prix de son appartenance à la clientèle qu’il a si chèrement payé à la Chambre des Députés. Le clientélisme a ses règles; il sanctionne qui il veut; il récompense qui il veut; le client n’a pas à se plaindre, il n’a qu’à se soumettre et attendre ou, s’il fait autrement, signer son arrêt de mort politique, si ce n’est pire. À moins qu’il ne décide de se démettre et de se lancer dans la rébellion. Démarche également dangereuse mais qui a le mérite, si elle réussit, de lui donner ou de lui rendre sa pleine autonomie d’action, spécialement quand le client sait exploiter sa bonne connaissance des faiblesses du système pour les canaliser dans une action collective d’abord de rejet du statu quo ensuite d’implantation d’un système reformé,  plus juste et plus humain.

Ainsi donc tout n’est pas perdu pour M. Pierre; n’est pas perdue toute possibilité d’un contrat entre M. Pierre et la Nation qui pourra éventuellement bénéficier de ce qu’il appelle ses 40 ans d’expérience, si naturellement, il a quelque chose de beau, de bon et de grand à offrir. Cependant, pour en arriver là, M. Pierre devra changer d’approche. Il doit s’affirmer d’abord en toute autonomie, passer par la grande porte, éviter toute complaisance vis-à-vis de ses amis violant la constitution ou chiffonnant les principes démocratiques, faire connaître ses idées, renforcer ses bases en Haïti et dans la communauté haïtienne de l’étranger, rallier à lui des forces de progrès, travailler à construire un leadership collectif ou partagé pour le pays et rendre ainsi son projet viable, désirable et réalisable, même sans lui. En un mot, M. Pierre devra se doter d’une véritable stratégie de l’action politique et se revêtir du manteau d’homme d’Ėtat.

Joseph Luc Rémy,
Ėtats-Unis d’Amérique,
 mardi 3 juin 2008

Notes

  1. Comprenons ici par esprit républicain cette vision et option de l’organisation de l’État fondée sur l’égalité effective de tous devant la loi et les charges publiques, la défense de la souveraineté ERICQale, l’autonomie de l’État au regard de toute forme d’idéologie (religieuse ou autre), la solennité et l’esthétique des actes publics,  la recherche continue du bien-être et de la sécurité de tous et de chacun,  la reconnaissance et la récompense des mérites, des compétences et des vertus civiques, l’accès aux fonctions et charges publiques par voie de concours et d’élections …
     
  2. Cela ne signifie pas qu’il est resté silencieux. Certaines de ses idées publiées dans Le Matin sur l’OEA, la CARICOM, les étudiants et autres sont postées en anglais sur le site de l’Internet de Haiti Democracy Projet, http://haitipolicy.org/
     
  3. Radio Kiskeya: Texte de la première déclaration publique d’Ericq Pierre après le rejet de sa candidature, 15 mai 2008)
     
  4. Contrairement aux dispositions des articles 129.5 et 136 de la Constitution de 1987 qui font obligation au président de la République «d’accepter cette démission et nommer  un nouveau PM», et de «veiller au fonctionnement  régulier des Pouvoirs  Publics».

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