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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Le kreyòl joue dans la cour des grands

Hugues Saint-Fort

Tout d’abord, une bonne nouvelle qui devrait réjouir tous ceux qui s’intéressent à l’avenir de l’éducation en Haïti, à la créolistique, et à la lutte continuelle menée par les linguistes et toutes les personnes de bonne volonté pour effacer les marques négatives attachées à la langue créole qui proviennent aussi bien des locuteurs natifs que non natifs: Le National Science Foundation (NSF) vient d’accorder une subvention d’un million de dollars ($1.000.000) à Michel DeGraff, le célèbre professeur haïtien de linguistique du Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour «soutenir son projet innovateur sur l’importance de l’enseignement en langue native dans les écoles d’Haïti.» Pour plus de détails, voir le site suivant: http://web.mit.edu/newsoffice/2012/degraff-awarded-nsf-grant-for-haiti-linguistics-research.html. Au cours des trois dernières années, DeGraff s’est dépensé sans compter pour développer des outils appropriés destinés à enseigner les sciences et les maths en kreyòl. Il s’est rendu en Haïti plusieurs fois par an pour conduire des recherches avec un groupe de jeunes élèves haïtiens auxquels on enseigne dans leur langue première (L1) qui est le créole haïtien, au lieu du français qui est traditionnellement la langue d’enseignement dans la plupart des écoles d’Haïti. DeGraff et ses collègues du MIT, en partenariat avec des professeurs haïtiens, ont aussi lancé un projet qui se sert du créole et des ressources pédagogiques ouvertes («Open Education Resources») pour l’enseignement des sciences et des mathématiques, un enseignement basé sur des méthodes actives («hands-on inquiry-based learning») qui contrastent avec la tradition du «par cœur» dans les écoles haïtiennes.  

Michel DeGraff est sans conteste le linguiste haïtien le mieux connu aux États-Unis. Formé dans la plus pure tradition de la théorie générative, il enseigne au MIT qui est  le bastion du générativisme, dans le même département que celui qui est considéré comme le père de la linguistique moderne et contemporaine, Noam Chomsky, qui est en même temps le plus grand intellectuel vivant, selon un sondage paru il y a quelques années dans un magazine britannique. Cependant, Michel ne s’est jamais limité au strict générativisme et s’est intéressé aux domaines de recherche linguistique bien au-delà  de la théorie générative, le variationisme, le changement linguistique, l’étude de la langue dans ses contextes sociaux, les problèmes de langue en éducation, l’histoire des études créoles, etc… Le nouveau paradigme introduit par Chomsky dans le champ de la linguistique contemporaine à partir des années 1970 délimitait des champs de recherche nouveaux pour les linguistes se réclamant de la grammaire générative. Pour Chomsky, quatre questions devaient constituer le point central de la réflexion linguistique:

  • Comment caractériser le savoir linguistique des locuteurs, leur langue interne?
     
  • Comment cette langue interne se développe-t-elle chez les locuteurs?
     
  • Comment est-elle mise en œuvre dans la pratique des locuteurs, leur performance?
     
  • Quels sont les mécanismes physiques et neurologiques sur lesquels reposent la langue interne et sa mise en œuvre?

Pour discuter de ces questions, Chomsky a mis sur pied des concepts fondamentaux chez les linguistes générativistes. Pour lui, les langues constituent le chemin privilégié qui donne accès aux propriétés de l’esprit/cerveau et à celles de la caractéristique unique à l’espèce humaine, la faculté de langage. Mais, en même temps, c’est la faculté de langage qui détermine le champ de variation parmi les diverses  langues parlées à travers le monde.  Cette faculté est innée et permet à tout être humain vivant en société d’acquérir rapidement la langue parlée dans son milieu social. Une fois acquise la langue du milieu, nous possédons une créativité langagière qui s’appuie sur des processus récursifs grâce  auxquels nous pouvons formuler  des unités qui peuvent s’enchâsser à l’infini dans d’autres unités. C’est la récursivité. Selon Chomsky et les linguistes générativistes, la récursivité ne se retrouve dans aucun système de communication animale et constituerait le bien exclusif de l’espèce humaine.

La force de DeGraff, générativiste de formation, mais qui tient un œil ouvert sur le contexte socio-économique des locuteurs et les déterminants politiques de l’évolution des créoles et des études sur les créoles, c’est d’avoir élaboré une réflexion créolistique qui s’appuie sur la grammaire générative comme pilier mais qui tient compte des conditions de l’émergence particulière des langues créoles, de leur formation dans les sociétés de plantation des Caraïbes, des problèmes qui naissent avec la coexistence du français, langue minoritaire  mais qui domine socialement, et du kreyòl, langue majoritaire mais mal considérée socialement.

DeGraff a ainsi mis en évidence des concepts de premier plan avancés par des linguistes, concepts qu’il dénonce fortement tout au long  de sa recherche. Le premier de ces concepts demeure selon DeGraff  l’«exceptionnalisme» des langues créoles (cf. son célèbre article «Linguists’most dangerous myth: The fallacy of creole exceptionalism» dans la revue «Language in society» # 34, 2005 : 533-591), c’est-à-dire l’idée selon laquelle les aspects structurels des langues créoles démontreraient  leur irrégularité et leur caractère «anormal», non naturel. DeGraff explique alors avec un luxe de détails et d’arguments rigoureux que les langues créoles, contrairement à ce que disent certains linguistes, ont évolué à partir de processus évolutifs qui se manifestent dans toutes les langues connues comme des langues non créoles, par exemple l’anglais ou l’ensemble des langues romanes. DeGraff explique ceci: “…one of my goals was to illustrate the popularity and continuity of certain theoretical and empirical mistakes in Creole studies. Many of these mistakes originated in early creolists’ explicit, not insinuative, racial prejudices. As noted by Meijer and Muysken (1977: 21), early creolists’ racism put their imprint on the foundations of Creole studies as their scholarly writings often doubled as apologiae for colonialism and slavery.” (l’un de mes objectifs était d’illustrer la popularité et la continuité de certaines erreurs théoriques et empiriques dans les études créoles. La plupart de ces erreurs provenaient des préjugés raciaux explicites, non sous-entendus, contenus dans les œuvres des premiers créolistes. Ainsi que le notent Meijer et Muysken (1977 : 21), les premiers créolistes et leur racisme  ont laissé leur empreinte sur les fondations des études créoles alors que leurs écrits académiques se doublaient souvent d’excuses pour le colonialisme et l’esclavage.) [ma traduction]. DeGraff prend soin de préciser que ses commentaires sur ce sujet ne constituent pas des «insinuating accusations of racism» (des accusations sous-entendues de racisme) contre des créolistes particuliers mais uniquement une contribution à l’histoire intellectuelle de la créolistique.

Dans un de ses plus récents essais intitulé «Language Acquisition in Creolization and, Thus, Language Change : Some Cartesian-Uniformitarian Boundary Conditions», DeGraff écrit que le terme «Uniformitarian» «summarizes my fundamental working assumption that no sui generis or exceptional linguistic processes need to be postulated in order to explain the creation of these languages that have come to be labeled ‘Creole’: these languages were created by the same psycholinguistic mechanisms that are responsible for the creation of (I-) languages,  and for linguistic diachronic patterns, everywhere else. Therefore, ‘Creole’ languages cannot be distinguished a priori from non-‘Creole’ languages on any linguistic-theoretical criteria – and ‘Creole’ languages can be genetically classified by the Comparative Method, on a par with non–‘Creole’ languages.» (…résume mon hypothèse fondamentale de travail que nul processus sui generis ou aucun processus linguistique exceptionnel n’a besoin d’être postulé en vue d’expliquer la création de ces langues qu’on a désigné sous le nom de ‘créole’: ces langues ont été créées par les mêmes mécanismes psycholinguistiques qui ont permis la création des langues (I-), et pour les modèles de linguistique diachronique, partout ailleurs. Par conséquent, les langues ‘créoles’ ne peuvent être génétiquement distinguées a priori des langues non-‘créoles’ sur aucun critère linguistique-théorique – et les langues ‘créoles’ peuvent être génétiquement classifiées selon la méthode comparative, comparable aux langues ‘créoles’.) [ma traduction]. Il faut noter que le terme « génétique » dans ce contexte se rapporte, non à des propriétés biologiques (par exemple, l’ADN des espèces biologiques), mais aux principes linguistiques qui déterminent la parenté phylogénétique des langues. On dit, par exemple, que les langues romanes comme le français, l’espagnol, l’italien, etc., sont « génétiquement » des langues filles du Latin.

Une autre formidable avancée à mettre à l’actif du linguiste Michel DeGraff est la démonstration que le créole haïtien en particulier, contrairement aux affirmations de certains linguistes, possède bel et bien un appareil morphologique et syntaxique qui n’a rien à envier aux langues dites non-créoles comme le français et l’anglais.

Au-delà de la récompense accordée au projet scientifique et éducatif de Michel DeGraff pour la rigueur exceptionnelle de sa recherche et la profondeur de ses multiples avancées linguistiques, c’est à une reconnaissance ferme de la valeur et de l’importance du kreyòl comme langue pleine et entière pour assurer l’éducation des apprenants haïtiens que nous assistons de la part de l’une des plus grandes institutions scientifiques des États-Unis, le National Science Foundation (NSF).

Je voudrais ici rendre un hommage chaleureux à un ami sincère, loyal, honnête  et un formidable linguiste que j’ai rencontré à New York en 1992 quand il faisait un post-doc au Graduate Center. Cependant, la récompense décernée au projet de Michel DeGraff concerne aussi tous les linguistes haïtiens et non haïtiens qui mènent des recherches assidues sur le kreyòl et rejettent les préjugés de toutes sortes qui affectent les points de vue de certaines personnes sur cette langue parlée par tous les locuteurs haïtiens nés et élevés en Haïti. De peur d’oublier certains noms, je me retiendrai  de tenter de citer  tous ces linguistes mais deux d’entre eux feront l’objet d’une mention spéciale: l’un est Haïtien d’origine et mène un combat scientifique, passionné, lucide, parfois mal compris par certains de mes compatriotes. C’est le linguiste Yves Déjean. Nous l’appelons tous «Papa Yves». La langue créole n’a pas de secrets pour lui et il a parcouru tous les recoins d’Haïti pour approfondir sa connaissance  de sa langue maternelle et de la culture  haïtienne. L’autre n’a pas pris naissance en Haïti mais sa connaissance de la culture et de la langue haïtiennes est presque sans égale. Aux États-Unis, il est celui qui a contribué à introduire le kreyòl dans la recherche universitaire dès la fin des années 1960. Il a formé des générations de locuteurs américains à la langue créole dans le cadre de son institut créole à Indiana University. Il s’appelle Albert Valdman. Qu’ils trouvent ici l’expression de mes chaleureuses félicitations et de mon hommage absolu.

Hugues Saint-Fort
Hugo274@aol.com

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