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Le phénomène migratoire dans le récit de Jacques Roumain : Gouverneurs de la rosée.
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Jacques Roumain, auteur haïtien, mort en 1944 à l’âge de 37 ans, est surtout connu pour deux textes célèbres. Il s’agit de son fameux roman posthume intitulé «Gouverneurs de la rosée», publié en 1946 à Paris, et de sa «Contribution à l’Etude de l’Ethnobotanique Précolombienne des Grandes Antilles», publié en 1942.
Le récit «Gouverneurs de la rosée» a été traduit en plus d’une vingtaine de langues. C’est un roman qui est étudié tant au secondaire qu’à l’Université dans beaucoup de pays. Il se trouve au cœur des travaux de recherche littéraire consacrés à l’œuvre de l’auteur. Beaucoup de mémoires et de thèses de doctorat portent en effet sur ce récit.
Mon travail consiste modestement à montrer comment se manifeste dans Gouverneurs de la rosée, le phénomène migratoire. Mon questionnement est le suivant: Quelles formes de migration de personnages peut-on apprécier dans «Gouverneurs de la rosée»? Est-ce qu’on peut y trouver un «modèle de migrant»? Si oui, quelles leçons ou conclusions pourrait-on en tirer aujourd’hui? Quel est le parcours du personnage qui représente ce modèle de migrant?
Présentation du contexte du discours narratif
Le présent et le passé du Fonds-Rouge
Les Fonds-Rougiens vivent dans la misère, car leur village connaît une situation sécheresse inédite. Ils sont donc dans une situation désespérée. Ils ne savent pas les vraies causes de cette misère. La conscience des étiologies de cette pathologie qu’est la misère, permettra de créer des solutions pour y faire face. Les personnages Délira, Bienaimé semblent être incapables de tirer des leçons du passé, un passé qui continue de peser lourdement sur leur existence. Ce sont des prototypes d’individus qui vivent dans une société théocratique et préscientifique. Pour eux, Dieu est la cause et la solution de la sécheresse. Le présent se caractérise par une situation quasiment absolue de sécheresse, par la discorde, l’animosité, la rancœur, la haine qui empoisonnent les cœurs des villageois. Le présent se caractérise aussi par la révolte de la nature dont le signe visible est cette sécheresse alarmante qui a des conséquences graves sur l’économie agro-sylvo-pastorale du village. Le passé, quant à lui, se caractérisait à une certaine période par la concorde, la solidarité, l’entraide entre les habitants, et la prospérité du village. Il y avait de l’eau, un élément fondamental dans l’environnement non seulement pour la survie des hommes, mais également pour celle des animaux et des plantes. Le passé renvoie au géocentrisme des habitants, et à l’harmonie qu’il y avait entre eux et les éléments du cosmos: les conditions atmosphériques étaient favorables, il pleuvait modérément, les plantes, les animaux, les êtres humains n’avaient pas de problèmes, la terre était fertile, etc. Les villageois ont perdu l’espoir en un lendemain meilleur. Ils sont très sceptiques vis-à-vis d’un éventuel changement social et économique dans les prochaines années. Toutefois, il y a un villageois dont le parcours migratoire jouera un rôle central dans le changement de la vision du monde de ses compatriotes. Comment s’y est-il pris pour permettre à ceux-ci de reprendre leur destin en main?
Migration des personnages
Dans le récit, deux personnages ont eu un parcours migratoire. Il s’agit de la migration de Manuel Jean-Joseph à Cuba et de celle de Le Simidor Antoine vers La République Dominicaine. En ce qui concerne ce dernier personnage, on n’a pas vu suffisamment de données fictives pour construire son parcours d’émigrant. Il parait qu’il a effectué des séjours temporaires ou éphémères en Dominicanie. Ce qui lui a permis de comparer la couleur de peau des Dominicains avec celle des Haïtiens, la couleur de peau et la morphologie d’une Dominicaine avec celles des Haïtiennes.
«Et moi aussi, cria Le Simidor. Il venait d’avaler coup sur coup deux verres de clairin. J’ai traversé plusieurs fois la frontière: ces Dominicains-là, ce sont des gens comme nous-mêmes, sauf qu’ils ont une couleur plus rouge que les nègres d’Haïti, et leurs femmes sont des mulâtresses à grande crinière. J’ai connu une de ces bougresses, elle était bien grasse, pour dire la vérité. Antonio, qu’elle m’appelait, voilà comment elle m’appelait. Eh bien, question de comparaison avec les femmes d’icitte, rien ne lui manquait. Elle avait de tout et de bonne qualité. Je pourrais faire un serment, mais Destine me criera après. Destine chérie, ce n’est pas la langue qui compte non, c’est le reste, tu peux me croire1.»
Le Simidor Antoine a laissé comprendre qu’il connaît l’espagnol, qu’il a tenu par ailleurs des conversations avec cette dominicaine, en disant que celle-ci l’appelle Antonio. Le fait qu’il ait traversé plusieurs fois la frontière qui sépare les deux pays, (Haïti et La Dominicanie) prouve qu’il a au moins une connaissance minimale ou rudimentaire en espagnol régional. L’analyse de ce fragment du discours de Simidor Antoine en République Dominicaine ne permet pas de savoir la raison principale de ses déplacements. On ne sait pas par quel moyen il s’est rendu là-bas ni le nombre de voyages qu’il y a effectués, ni la durée de ses séjours. Il semble que Simidor Antoine ait passé des journées en Républicaine Dominicaine pour contempler le temple morphologique du corps des dominicains et des dominicaines. Il n’est pas allé là-bas pour travailler afin de gagner sa vie mais pour peigner la girafe. Il n’y avait pas appris des choses intéressantes, grâce auxquelles il aurait pu contribuer à la transformation de la mentalité fataliste des villageois (les Fonds-Rougiens). Il fait probablement partie de ceux (et de celles) qui pratiquent l’émigration illégale vers la Dominicanie. Il n’est pas un migrant modèle pour les raisons suivantes : d’abord, il a traversé la «frontière» sans s’être fixé un but pragmatique précis, deuxièmement, il ne peut pas donner de lui-même une bonne image aux autres, de manière qu’il puisse les influencer positivement. Au contraire, c’est un boute-en-train qui n’est pas respecté par les Fonds-rougiennes, à cause de sa frivolité.
Destine lui a dit:
«Je ne suis pas ta chérie. Et tu es un vagabond, un homme sans aveu2». Parlant de Sor Mélie, Antoine disait: «De causer en causer, je prends la main de Sor Mélie: elle baisse les yeux et dit seulement: «Antoine ho, tu es hardi, oui, Antoine». À l’époque, on était plus éclairé que vous autres nègres d’aujourd’hui, on avait de l’instruction: mademoiselle, depuis que je vous ai vur, sous la galerie du presbytè, j’ai un transpô d’amou’ pou toi. J’ai déjà coupé gaules, poteaux et paille pou bâtir cette maison de vous. Le jour de not’mariage les rats sortiront de leurs ratines et les cabrits de Sor Minnaine viendront beugler devant notre porte. Alô pou’ assurer not ‘ franchise d’amour, Mademoiselle, je demande la permission pour une petite effronterie3.».
Le parcours migratoire de Manuel Jean-Joseph
Manuel a émigré vers Cuba pour gonfler la masse des coupeurs de canne-à-sucre. Il n’avait pas été chassé du village par la misère. Au moment où il avait voyagé à Cuba, on était à l’âge d’or de la consommation et de la production, par rapport à la situation socio-économique actuelle du Fonds-Rouge. Il a été béni par Délira avant son départ, qui était vécu comme une atteinte à la fusion charnelle du fils et de la mère. «Il lui avait dit une dernière fois : maman. Elle l’avait embrassé. Elle avait tenu dans ses bras ce grand gaillard qui avait été à elle dans le profond de sa chair et de son sang, et qui était devenu cet homme à qui elle murmurait à travers ses larmes: «Allez, mon petit, la Vierge Altagrâce vous protège» ; et il avait tourné au coude de la route et il avait disparu, ô fils de mon ventre, douleur de mon ventre, joie de ma vie, chagrin de ma vie, mon garçon, mon seul garçon4».
Il parait que Manuel a fait une promesse de retour au foyer familial le plus vite que possible. Mais pour des raisons dépendantes ou indépendantes de sa volonté, il a dû prolonger son séjour à Cuba. «Il devait rentrer après la zafra, ainsi que ces Espagnols appellent la récolte. Mais il n’était pas revenu. Elle l’avait attendu, mais il n’était pas arrivé5.». L’absence de Manuel de la cellule familiale a généré un vide affectif et une misère psychologique. Cette misère psychologique ne faisait qu’aggraver la misère économique et sociale de la famille. Cependant, il faut le dire, c’est la mère de Manuel qui a vraiment pâti de son absence. Le père, lui, il a été insouciant comme la cigale. Soit il l’a été effectivement, soit il a essayé de contenir le malaise ou le mal-être provoqué par le départ de son fils. «Parfois, il lui arrivait de dire à Bienaimé : «Je me demande de quel côté est Manuel. Bienaimé ne répondait pas. Il laissait s’éteindre sa pipe. Il s’en allait à travers champs.
Elle lui disait encore plus tard: Bienaimé, papa, de quel côté est notre garçon? Il lui répondait rudement: Paix à ta bouche6.».
Délira a beaucoup souffert de son attachement à son fils. L’amour maternel s’explique par le désir d’une mère de s’attacher sans cesse viscéralement à son enfant. Le détachement de Bienaimé montre que son amour paternel est moins fort que l’amour de la mère. Le détachement est une stratégie de résilience, qui permet de faire face à des souffrances morales ou psychiques. L’attachement et le détachement ne doivent pas être absolus. Le retour de Manuel a colmaté les brèches affectives provoquées par son long séjour à Cuba, et a permis sa nouvelle fusion symbolique avec sa mère.
L’un des objectifs d’un travailleur manuel venant d’un milieu modeste, qui a émigré à l’étranger, est d’améliorer sa condition d’existence. Avant le départ de Manuel, il n’y avait pas cette misère atroce à Fonds-Rouge. «Quand je suis parti, il n’y avait pas cette sécheresse-là. L’eau courait dans la ravine, pas en quantité pour dire vrai, mais toujours de quoi pour le besoin, et même parfois, si la pluie tombait dans les mornes, assez pour un petit débordement.».
Il regarda autour de lui: parece une véritable malédiction, à l’heure qu’il est7.».
Contrairement à son objectif, Manuel a connu le revers de la médaille de sa migration à Cuba. Il était dans la misère là-bas. Mais, dans les lignes ultérieures, on montrera comment il a exploité l’expérience malheureuse de sa migration au profit des Fonds-rougiens. Il n’est pas donné à tout le monde de transformer l’échec sur le plan économique et social d’une migration en succès, au retour au pays natal. Manuel a travaillé à Cuba dans des conditions difficiles. Il a été exploité. Mais cette exploitation a été paradoxalement nécessaire à sa faible intégration socio-économique et linguistique.
«Pour se donner contenance, il alluma une cigarette et aspira profondément l’âcre fumé qui lui rappelait Cuba, l’immensité, étendue d’un horizon à l’autre, des champs de canne, le batey de la Centrale sucrière, la baraque empuantie où le soir venu il couchait pêle-mêle, après une journée épuisante, avec ses camarades d’infortune.8».
Manuel a dit: «ce n’est pas seulement le temps qui fait l’âge, c’est les tribulations de l’existence: quinze ans que j’ai passés à Cuba, quinze ans à tomber la canne, tous les jours, oui, tous les jours, du lever du soleil à la brune du soir. Au commencement on a les os du dos tordus comme un torchon. Mais il y a quelque chose qui te tenait aguantar, qui te permet de supporter. Tu sais, ce que c’est, dis-moi: tu sais ce que c’est9?».
Le discours de Manuel est ponctué de mots espagnols (verbes, noms, adjectifs…). Ce phénomène d’alternance codique prouve qu’il a une certaine maîtrise de l’espagnol régional ou du vocabulaire utilisé par les coupeurs de canne et leurs exploitants. La langue joue un rôle de premier plan dans le processus d’intégration socio-économique d’un individu à l’étranger. La maîtrise de la langue d’accueil est nécessaire. Pour avoir passé quinze ans à Cuba, Manuel a forcément maîtrisé l’espagnol. Le fait qu’il utilise des phrases ou des mots espagnols dans ses échanges linguistiques avec les villageois, n’est pas lié à un désir de différenciation individuelle, puisque il a indubitablement subi à Cuba une certaine déculturation nécessaire à son intégration. La coexistence de deux langues dans le discours de Manuel n’est pas inconsciente. Les mots ont une dimension pragmatique et expriment mieux une réalité qu’on a vécue. À Fonds-Rouge, il est évident qu’on n’a pas l’habitude de faire la grève. Le phénomène de la grève intentionnelle n’est peut-être pas connu des habitants du Fonds-Rouge. Comme Manuel faisait figure d’un bon enseignant auprès des villageois, il n’avait pas hésité à leur apprendre le sens de certains mots espagnols. Il y a chez lui un certain désir de partage du savoir. Pour lui, les villageois sont des géants endormis, qui ont sans le savoir un pouvoir d’agir (empowerment). Il n’y a pas d’autres solutions durables à la «misère» du village que l’unité, la concorde et la solidarité entre les habitants. Le message de Manuel consiste à sensibiliser ces derniers, en leur faisant savoir qu’ils auront tout à gagner mais rien à perdre, s’ils se réconcilient entre eux. Il s’est servi de l’expérience de la migration pour éclairer la conscience d’Annaïse qui, comme celle des autres, était empoisonnée par la rancœur.
«Je vais te raconter: dans les commencements, à Cuba, on était sans défense et sans résistance; celui-ci se croyait blanc, celui-là était nègre, et il n’y avait pas mal de mésentente entre nous: on était éparpillé comme du sable et les patrons marchaient sur ce sable. Mais lorsque nous avons reconnu que nous étions tous pareils, lorsque nous nous sommes rassemblés pour la huelga..
- Qu’est-ce que c’est ce mot, la huelga?
- Vous autres, vous dites plutôt la grève.
- Je ne sais pas non plus ce que ça veut dire.
Manuel lui montra sa main ouverte:
- Regarde ce doigt comme c’est maigre, et celui-là tout faible, et cet autre pas plus gaillard, et ce malheureux, pas bien fort non plus, et ce dernier tout seul et pour son compte.
Il serra le point:
-Et maintenant, est-ce que c’est assez solide, assez massif, assez ramassé? On dirait que oui, pas vrai? Eh bien, la grève, c’est ça: un NON de mille voix qui ne font qu’une et qui s’abat sur la table du patron avec le pesant d’une roche10…»
Manuel s’est distingué malgré lui des villageois par sa compétence trilingue (il peut s’exprimer en créole, en français et en espagnol) et sa compétence interculturelle. Mais il n’a montré aucun signe d’aliénation grave malgré son assimilation de la langue et de la culture cubaine. Malgré son intérêt pour sa culture, Manuel a omis de respecter certaines coutumes, dont la libation. Avant de boire son alcool, Bienaimée en a jeté par terre une certaine quantité pour ainsi permettre aux esprits protecteurs d’étancher leur soif.
«Bienaimé but à son tour après avoir versé quelques gouttes sur le sol.
- Tu as oublié l’usage, gronda-t-il. Tu es sans égard pour les morts; eux aussi ont soif.
Manuel rit11.»
L’assimilation linguistique et culturelle est un processus. L’aliénation est liée à la volonté de s’intégrer de façon absolue à la culture d’accueil, tout en s’efforçant de nier sa culture d’origine. On est aliéné lorsqu’on est étranger vis-à-vis de soi-même et de ses concitoyens. Manuel a utilisé sa compétence interculturelle pour changer la mentalité des villageois sans avoir nié pour autant la culture de ceux-ci. Sa démarche méthodologique de réintégration individuelle consiste à observer le village (la maison familiale, les plantes, les humains, les animaux, la terre, etc.), tout en participant aux activités des villageois. Manuel est humble. Il avait compris que pour changer les villageois, il fallait valoriser leur culture. On gagne plus facilement la sympathie des gens quand on leur montre qu’on trouve son intérêt dans leurs affaires. Manuel a appliqué la méthode implication-distanciation pour mieux comprendre le fonctionnement de la mentalité des villageois. Il a en effet participé à une cérémonie vodouesque pour comprendre la mentalité magico-religieuse des villageois afin de s’en distancier après. On doit toutefois se poser la question de savoir si ce genre distanciation ne traduit pas l’aliénation culturelle de Manuel, qui a vécu beaucoup d’années en pays étranger. C’est une hypothèse fictive!
La famille de Manuel a demandé au houngan Dorméus d’organiser une cérémonie de vodou, afin de remercier papa Legba qui avait montré à Manuel le chemin du retour au village natal.
«Les hounsis tournoyant autour du poteau central mélangeait l’écume de leurs robes à la vague brassée des habitants vêtus de bleu et Délira dansait aussi, le visage recueilli, et Manuel vaincu par la pulsation magique des tambours au plus secret de son sang, dansait et chantait avec les autres: criez abobo, atibon Legba Abobo kataroulo, vaillant Legba12».
- Tu vois la couleur de la plaine, dit-il, on dirait de la paille dans la bouche d’un four flambant. La récolte a péri, il n’y a plus d’espoir. Comment vivez-vous? Ce serait un miracle si vous viviez, mais c’est mourir que vous mourrez lentement. Et qu’est-ce que vous avez fait contre? Une seule chose: crier votre misère aux loa, offrir des cérémonies pour qu’ils fassent tomber la pluie. Mais tout ça, c’est des bêtises et des macaqueries. Ça ne compte pas, c’est inutile et c’est un gaspillage13.».
Manuel a pris sa distance par rapport à la cérémonie du vodou, après avoir compris que celle-ci n’était pas la solution du problème socio-économique du village. Malgré la dynamique conjonctive de la cérémonie du vodou, les villageois n’avaient pas voulu sacrifier sur son autel la haine et la rancune qui gangrenaient leur coeur. Manuel a dû exhiber son athéisme qui était jusqu’alors masqué, pour pouvoir réussir plus facilement son projet de communauté. Il s’agit en fait de retourner à la communauté d’hier, une communauté caractérisée par des valeurs de solidarité, de paix, de concorde, d’entraide, ainsi que par la volonté de travailler ensemble (coumbite) pour prévenir la pauvreté. Pour Manuel, l’Homme est responsable de son destin. Son message visait à saper la base mentale de l’édifice de la théorie du bouc émissaire des villageois. Le réalisme scientifique de Manuel s’oppose pacifiquement au fatalisme et à l’idéalisme religieux des Fonds-Rougiens.
On ne sait rien de la vie sentimentale de Manuel à Cuba. Il aurait pu profiter de son exil pour pratiquer l’exogamie sociale s’il l’avait voulu. On doit se demander si le fait qu’il a épousé une villageoise, ne traduit pas chez lui un certain chauvinisme ou l’obligation du respect du principe d’endogamie sociale caractéristique de la vie des villageois. On peut postuler que l’assimilation linguistique et culturelle suppose un certain degré d’aliénation nécessaire de l’individu. Si cela est vrai, on dira que le choix d’Annaïse comme future épouse contribuera inévitablement au processus de ré-enculturation de Manuel. Manuel après son retour de Cuba a constaté une césure intracommunautaire, un cycle vendettal depuis la double mort de Dorisca et de Sauveur, cycle de vengeance qui avait entrainé la disparition du combite (système coopératif précapitaliste entre les travailleurs de la terre), et des valeurs comme la solidarité, l’entraide, etc. Manuel est un rassembleur ou un réconciliateur exemplaire car il a jeté son dévolu sur une fille qui appartient à la famille de Dorisca. Délira avait pensé qu’il était tombé amoureux soit de Marielle ou de Célina, qui sont des filles honnêtes, à ses yeux:
- Tu as fait choix de quelle fille? Ay, Manuel, il est temps pour toi de t’établir avec une négresse sérieuse et travailleuse, pas une de ces jeunesses comme il y en a dans le bourg. Combien de fois, je me suis dit: je n’ai plus beaucoup à vivre, est-ce que je mourrai sans avoir les petits de mon petit? Dis-moi son nom, parce que j’ai deviné, n’est-ce pas? Attends: c’est Marielle, non? Alors: Célina, la fille de commère Clairemise, elle est bien honnête aussi14.».
Manuel est un stratège. Il savait qu’il était trop tôt pour mettre sa mère au courant de son choix, puisqu’il fallait faire preuve de beaucoup d’habileté et de tact pour arriver à guérir la blessure du schisme. Manuel a essayé de trouver une solution à la sécheresse en se lançant dans la quête de l’eau. Il a dû mobiliser tout le monde. Mais il s’est heurté contre l’obstacle de la séparation intracommunautaire. Il avait pré-missionné Annaïse, qui parlerait aux femmes de l’eau, quand celle-ci aurait été découverte.
«Elle dit humblement: Et moi, quel est mon rôle?
- Quand j’aurai déterré l’eau, je te ferai savoir et tu commenceras à parler aux femmes. Les femmes, c’est plus irritable, je ne dis pas non, mais c’est plus sensible aussi et porté du côté du coeur, et il y a des fois, tu sais, le coeur et la raison, c’est du pareil au même15.»
[…] tu diras encore que cette histoire de Dorisca et de Sauveur avait peut-être fait son temps, que l’intérêt des vivants passait avant la vengeance des morts. Tu feras le tour des commères avec ces paroles, mais va avec précaution et prudence, va avec des «c’est dommage, oui; et si pourtant, peut-être que, malgré tout…». Tu as compris ma négresse?
- J’ai compris, et je t’obéirai mon nègre16.»
Manuel est rentré à Fonds-Rouge «pour toujours». Il a été éventuellement déçu à Cuba, par rapport à ses attentes. Son retour définitif, à son humble avis, est le seul remède qui puisse le guérir de la dissociation, dont il a été victime à l’étranger. Pour lui, même si on passe beaucoup de temps à l’extérieur, on ne se sentira vraiment en paix avec soi-même que si l’on envisage de retourner définitivement dans son pays.
«- Assez de chagrin, t’en prie maman. Depuis ce jour d’aujourd’hui, je suis icitte pour le restant de ma vie. Toutes ces années passées j’étais comme une souche arrachée, dans les courants de la grand’ rivière; j’ai dérivé dans les pays étrangers; j’ai vu la misère face à face; je me suis débattu avec l’existence jusqu’à retrouver le chemin de ma terre et c’est pour toujours17.»
Conclusion
Malgré ses faiblesses, Manuel est un migrant exemplaire. On peut le considérer comme un enseignant, un moraliste, un philosophe, un sociologue, un écologiste, etc. C’est un personnage complexe. Il parait que Jacques Roumain a créé Manuel à son image pour pouvoir laisser un message aux Haïtiens avant sa mort. On peut supposer que Roumain savait qu’il allait mourir après la rédaction de son récit. Il a écrit «Gouverneurs de la rosée» pour s’immortaliser, pour mythifier la mort. Manuel a une dimension messianique ou christique. Laurélien, l’appelle chef, Annaïse, Maître. Le nom Manuel est l’aphérèse du nom biblique Emmanuel18, qui signifie Dieu est avec nous. L’aphérèse est un procédé linguistique qui consiste à supprimer une ou plusieurs syllabes au début d’un mot. Les leçons qu’on pourrait tirer du parcours migratoire fictif de Manuel sont multiples. Manuel ne s’est pas comporté comme un vieux maître arrogant, qui n’avait qu’à transmettre des savoirs à des ignorants. Sa pédagogie n’est pas encyclopédique, mais participative et créative. C’est un vrai savant parce qu’il avait adopté la posture d’un ignorant qui voulait apprendre et désapprendre. Pour lui, on apprend en observant et en participant. C’est ce qui lui a permis d’atteindre son objectif principal: l’irrigation des terres. Manuel aurait pu passer toute sa vie à Cuba, s’il n’avait pas aimé son village. L’expérience de la migration est formatrice. L’échec d’une migration existe lorsqu’on n’est pas en mesure de le transformer en succès. Le retour de Manuel à Fonds-Rouge est en soi une bonne leçon. Certains migrants, se laissant complètement aliéner par la culture d’accueil, n’ont jamais pensé à rentrer dans leur pays d’origine. Ils ne veulent pas y aller passer un bref séjour. Ils sont complètement déracinés. Haïti se retrouve dans un chaos social, politique et économique depuis le séisme du 12 janvier 2010. Les Haïtiens et les Haïtiennes de la diaspora, qui n’ont pas envie de retourner définitivement ou temporairement en Haïti, peuvent essayer de marcher dans le sillage de Manuel. Comment? En rentrant dans ce pays pour manifester leurs solidarités polymorphes aux plus démunis. Il y en qui viennent des communautés, dont ils ont oublié les noms. Manuel n’a pas oublié le nom de sa communauté d’origine. Même s’il a été mortellement poignardé par Gervilen Gervilus, il avait réalisé sa mission. Les villageois se sont pacifiés grâce à la découverte de l’eau. Pour qu’il puisse sortir de son agonie, Haïti a besoin de l’aide de vrais «Manuel», c’est-à-dire des «Manuels Jean-Joseph» qui sauront composer avec les populations rurales et urbaines.
Obrillant DAMUS, le 18 décembre 2010.
Bibliographie
Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, Editions Fardin, Port-au-Prince, Haïti.
Notes
- ROUMAIN Jacques, s.d, Gouverneurs de la rosée, Les Editions Fardin, Port-au-Prince, Haïti, pp. 45-46.
- Roumain Jacques, op. cit. p. 46.
- Roumain Jacques, op. cit, pp. 47-48.
- ROUMAIN Jacques, op. cit., p. 27.
- ROUMAIN Jacques, loc. cit., p. 27.
- ROUMAIN Jacques, loc. cit., p. 27.
- ROUMAIN Jacques, op. cit., p. 32.
- ROUMAIN Jacques, op. cit., p. 36.
- ROUMAIN Jacques, op. cit., p. 33.
- ROUMAIN Jacques, op. cit., pp. 98-99.
- ROUMAIN Jacques, op. cit., pp. 40-41.
- ROUMAIN, Jacques, op. cit. p. 71.
- ROUMAIN Jacques, op. cit., p. 96.
- ROUMAIN Jacques, op. cit. pp. 111-112.
- ROUMAIN Jacques, op. cit., p. 100.
- ROUMAIN Jacques, op. cit., p. 101.
- ROUMAIN Jacques, op. cit. ; p. 41.
- Louis Segond, La Sainte Bible. Matthieu 1 : 21-23, p. 949.