Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

La langue française en Haïti:
Langue première, langue seconde ou langue étrangère?

Par Hugues St. Fort
Haitian Times, New York, 20 janvier 2012

S’il est entendu que depuis l’adoption de la Constitution de mars 1987, la langue française est reconnue comme l’une des deux langues officielles - l’autre étant bien sûr le kreyòl – de la république, la question du statut du français au niveau de la compétence des locuteurs haïtiens reste un sujet de discussion dans certains milieux. Le terme «compétence» est utilisé ici dans l’acception particulière couramment admise dans le cadre de la grammaire générative du linguiste Noam Chomsky, c’est-à-dire l’aptitude d’un locuteur à créer et comprendre des phrases d’une langue dans n’importe quelle  situation et même des phrases (grammaticales et agrammaticales) qu’il n’avait  jamais entendues auparavant.

Vu sous cet angle, il est clair que nul ne peut raisonnablement prétendre que tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti possèdent  une «compétence» en français, de la même façon que l’on peut dire qu’un locuteur français, ou japonais, ou allemand, respectivement né et élevé dans l’Hexagone, ou au Japon, ou en Allemagne, est doté d’une «compétence» en français, en japonais ou en allemand.

Ce sujet que nous abordons ici est loin d’être une question superflue, comme certains de mes compatriotes ont tendance à étiqueter toutes les questions  relatives aux questions de langues (français vs kreyòl) en Haïti. Il est temps que les Haïtiens comprennent que la question des  langues en Haïti est une question  fondamentale qui mérite qu’on lui accorde une attention particulière  spécialement en ce moment où l’on parle énormément de reconstruction du système éducatif haïtien dont la langue constitue le pilier.

Sur le plan strictement  linguistique, comment les Haïtiens acquièrent le français, comprennent le  français, se servent du français pour apprendre? Que signifient exactement les expressions  «langue première» (L1), «langue seconde (L2)», et «langue  étrangère (LE)» et comment s’appliquent-elles à la situation  sociolinguistique d’Haïti?

Commençons par définir ce que les linguistes appellent «langue  première» ou L1. Dans leur Longman  Dictionary of Applied Linguistics (1985), les linguistes Jack Richards, John  Platt et Heidi Weber définissent ainsi «langue première»: «first language (generally): a  person’s mother tongue or the language acquired first.» (langue  première (généralement): la langue maternelle d’une personne ou la langue  qui est la première acquise) [ma traduction]. Dans le cas d’Haïti par exemple,  la première langue acquise par les locuteurs haïtiens nés et élevés en Haïti  demeure bien entendu le kreyòl. C’est la langue par laquelle ils ont appris à  désigner le monde, les choses et tout ce qui est autour d’eux. Ils ne l’ont pas  apprise formellement dans une institution scolaire. Comme tous les êtres humains, ils ont tout simplement mis en œuvre leur faculté innée de langage propre à tout être humain qui leur permet de produire une langue, en  l’occurrence le kreyòl, qui est le système de communication le plus largement  utilisé dans la société haïtienne. Si c’était des locuteurs nés et élevés au  Chili, au Japon ou au Portugal…, ils auraient produit l’espagnol, le japonais,  ou le portugais.

Cependant, dans certaines sociétés où plus d’une langue est utilisée, il peut arriver qu’un enfant utilise alternativement et avec une solide maitrise plus d’une langue. Ces cas sont relativement fréquents dans beaucoup de sociétés  multilingues d’Afrique sub-saharienne et dans certaines communautés d’immigrants vivant en Amérique ou en Europe occidentale. On peut trouver de telles situations linguistiques dans les communautés haïtiennes de l’Amérique du Nord où certains petits Haïtiens de la seconde génération acquièrent une connaissance  du kreyòl, rarement du français, par le truchement d’un grand-parent qui vit  avec eux dans la maison familiale. Cependant, dans le cas de ces enfants, dès  qu’ils commencent à se socialiser par l’école, les exigences communicatives du  milieu font que l’anglais devienne leur langue dominante, alors, leur connaissance du kreyòl décline et ils en arrivent à n’en posséder qu’une connaissance passive. En Haïti, il a existé de tout temps certaines familles haïtiennes appartenant surtout aux classes sociales privilégiées (mais pas toujours) oùl’usage du français a été dominant et a pratiquement «écarté» l’usage du créole dans les pratiques strictement familiales. Cela n’a pas  empêché cependant que les membres de ces familles acquièrent une connaissance  active de la langue kreyòl grâce à la nécessaire socialisation avec les groupes sociaux où l’usage du kreyòl est absolument dominant. Rappelons que pour un  grand nombre de locuteurs haïtiens (jusqu’à peut-être 90%), la langue kreyòl est la seule langue de communication dont ils disposent.  

La notion de langue première (L1) tend de plus en plus à remplacer celle de «langue maternelle» ou se trouve de plus en plus en concurrence avec celle de «langue native». Certains linguistes  utilisent de moins en moins le terme  «langue maternelle» dans la mesure où il existe des enfants qui sont élevés par des parents bilingues, ce qui fait alors que les enfants possèdent  plus d’une langue maternelle. Soulignons que l’hétérogénéité grandissante des populations de jeunes en âge scolaire est un phénomène de plus en plus répandu dans les sociétés industrialisées.

Le terme «langue native» désigne «the language which a person acquires in early childhood because it is spoken in the family and/or it  is the language of the country where he or she is living»(Richards, Platt,  Weber 1985) (la langue qu’une  personne acquiert dans sa tendre enfance parce que c’est la langue parlée dans  la famille et/ou c’est la langue du pays où il/elle vit) [ma traduction] Le terme «langue native» a généré le terme «locuteur  natif». On appelle alors «locuteur natif» la personne qui parle une langue comme sa langue native.

Pendant un certain temps, les  linguistes qui opéraient dans le cadre de la grammaire générative transformationnelle se sont basés sur l’intuition du locuteur natif pour confirmer ou infirmer les règles de la grammaire d’une langue (Richards, Platt, Weber 1985). Il existe de plus en plus de linguistes ou d’universitaires  étrangers qui, en leur qualité d’apprenants du kreyòl (théoriquement, pratiquement, ou sur le tas) ont acquis une excellente connaissance des structures syntaxiques et lexicales de cette langue. Cependant, il est douteux  que leur performance en kreyòl puisse rivaliser ou dépasser celle d’un locuteur natif haïtien. Ce n’est donc pas le français qui constitue la  langue première (L1) des locuteurs  haïtiens nés et élevés en Haïti. Même si certains locuteurs vivant en Haïti (une toute petite minorité) ont acquis le français dès leur plus tendre enfance, leur environnement linguistique n’a jamais été réduit à la seule langue française.

La  langue kreyòl et ses interactions permanentes avec la culture haïtienne ont  toujours constitué le milieu socio-culturel à travers lequel évolue le français en Haïti. Il est important ici de rappeler la différence fondamentale que font les linguistes entre «acquérir» une langue  et «apprendre» une langue. On parle d’acquisition d’une langue pour se référer à tout ce qui se passe dans les situations d’apprentissage «naturel» d’une langue. Tandis qu’«apprendre» une langue désigne tout ce qui se passe dans une salle de classe quand un enseignement structuré est dispensé sous la direction d’un professeur de langue. (Crystal 1987 : 368).

Le locuteur natif par suite de sa faculté innée de langage acquiert la langue de son milieu naturel. Il ne l’apprend pas. En revanche, le locuteur non-natif apprend la langue de son milieu d’accueil. Il ne l’acquiert pas. En général, cela lui prend du temps et il doit faire face à toutes sortes d’obstacles, sociétaux, motivationnels, individuels, etc. Il est  difficile de parler d’apprentissage «naturel» du français en Haïti chez un locuteur haïtien francophone de la même façon que le fait un jeune Français élevé dans l’Hexagone. Car la langue première utilisée par tout le monde dans la société haïtienne, la langue kreyòl, sera toujours présente dans les conversations quotidiennes aux niveaux culturel, historique, économique, et cela aura un impact quelconque au  niveau des représentations et des productions linguistiques. C’est le kreyòl qui constitue la langue première des locuteurs haïtiens nés et élevés en Haïti. C’est par le kreyòl que les locuteurs haïtiens expriment  leur identité sociolinguistique (langue parlée, dénomination de cette langue, avantages de cette langue: kreyòl  pale, kreyòl konprann), expression des proverbes qui constituent le cœur de  la culture d’un peuple. La seule langue dans laquelle tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti communiquent est le kreyòl. Ils n’éprouvent aucune difficulté  linguistique à le faire et l’utilisent le plus souvent dans la société  haïtienne. Ne pas parler ou comprendre le  kreyòl en Haïti condamne le locuteur qui se trouve dans cette situation à la solitude ou à ne vivre que parmi son groupe ethnique ou social.

La créativité en  kreyòl des Haïtiens témoigne de la réelle compétence qu’ils possèdent en cette langue. Signalons par exemple ce jeu de mots construit à partir de l’anglais et  courant à cette époque de l’année qu’on entend surtout dans l’émigration  américaine: Apye nou ye créé après l’ anglais Happy New Year. Ou encore cet autre jeu  de mots construit cette fois-ci à partir du français et également courant à  cette époque de l’année: Bwa lan  nen créé après le français Bonne année. Il existe bien sûr des locuteurs haïtiens bilingues français-kreyòl mais tous ces locuteurs comprennent et parlent aussi le kreyòl, possèdent aussi une compétence en kreyòl.

Le seul problème réside dans la réticence à donner au  kreyòl la place qu’il mérite, réticence manifestée par un certain nombre de ces locuteurs bilingues qui, par snobisme, par lavage de cerveau, ou par volontéd’exclusion de ceux qui sont unilingues kreyòl, continuent à dénigrer leur langue maternelle et refusent de laisser le kreyòl jouer son rôle d’outil linguistique dans le système éducatif en Haïti.

Le kreyòl constitue le réel symbole de  l’identité sociolinguistique des locuteurs haïtiens, définit leurs relations  sociales que ce soit en Haïti ou dans la diaspora, et reste un élément  fondamental de leur culture.

Puisque la langue française ne constitue pas la langue première (L1) ou  maternelle des locuteurs haïtiens nés et élevés en Haïti, il est nécessaire d’en  tirer toutes les conséquences au plan didactique.

Les activités pédagogiques  dans les salles de classe en Haïti doivent être repensées en tenant compte non  seulement de la langue qui constitue la vraie langue première des Haïtiens, le  kreyòl, mais aussi du rôle que devra jouer  le français dans la situation sociolinguistique d’Haïti, puisqu’il est hors de question que le français soit  abandonné en Haïti.

Puisque le kreyòl constitue la langue première des locuteurs  nés et élevés en Haïti, il est évident que sa didactique doit être envisagée  comme la didactique de toute langue première, par exemple que cette langue doit être à la fois langue enseignée et langue d’enseignement. Si le français n’est pas la langue première des locuteurs haïtiens, est-il leur langue seconde? Qu’est-ce qu’une langue seconde? Le français fonctionne-t-il en tant que langue seconde dans la société haïtienne? Nous examinerons ces questions  dans la seconde partie de cette série la semaine  prochaine.

Hugues St. Fort
(A suivre)

Références citées:

  • David  Crystal (1987)  The Cambridge Encyclopedia of Language. Cambridge: Cambridge University Press.
     
  • Jack  Richards, John Platt, and Heidi Weber  (1985) Longman Dictionary of Applied  Linguistics. Longman.

boule  boule  boule

La langue française en Haïti:
langue première, langue seconde ou langue étrangère ?
(Deuxième partie)
Par Hugues St. Fort

Il est important de tracer une distinction claire entre «langue étrangère» et «langue seconde». En effet, les deux termes se réfèrent à une langue qui n’est pas la langue maternelle de ses locuteurs. Mais, là s’arrêtent les ressemblances entre les deux notions dont les objectifs, les méthodes d’enseignement et les statuts dans la société diffèrent assez profondément.

Une langue étrangère (LE), comme son nom l’indique d’ailleurs, n’est pas une langue native dans un pays. Elle est généralement étudiée ou utilisée soit comme discipline scolaire ou universitaire, soit pour lire du matériel imprimé dans cette langue. Elle n’est pas utilisée comme langue de communication normale dans les écoles, les universités, la vie publique … (Richards, Platt, Weber 1985). Par exemple, le français est étudié aux Etats-Unis en tant que  langue étrangère dans les écoles et les universités; l’anglais est étudié en Chine en tant que langue étrangère dans les écoles et les universités; des Américains francophones ou des locuteurs francophones installés aux États-Unis peuvent lire des journaux, des magazines, des livres rédigés en français; des Chinois anglophones ou des locuteurs anglophones installés en Chine peuvent lire des journaux, des revues, des livres rédigés en anglais.

En revanche, une langue seconde (LS), bien qu’elle partage avec une langue étrangère le fait de n’être pas la langue native des locuteurs d’un pays, peut être largement utilisée dans ce pays en tant qu’outil de communication dans les écoles, les services gouvernementaux, les affaires, les tribunaux,… avec une autre langue ou d’autres langues. C’est effectivement le cas de beaucoup de pays anciennement colonisés qui ont conservé la langue de l’ancienne puissance coloniale à côté de la langue native des locuteurs. Par exemple, la Jamaïque a gardé l’usage de l’anglais  à côté de son créole anglais, Haïti a gardé l’usage du français  à côté de son créole français, le Nigéria a conservé l’usage de l’anglais à côté de ses multiples langues locales, le Sénégal a conservé l’usage du français à côté du wolof, langue très répandue dans le pays …Nous verrons plus loin qu’une telle situation de fait entraine quelque confusion dans l’établissement du statut réel de la langue d’usage de ces pays.

On appelle aussi langue seconde une langue parlée dans une grande société d’accueil industrialisée où vivent des communautés d’immigrants dont la langue première est une langue minoritaire. Par exemple, aux États-Unis, l’anglais possède un statut de langue seconde pour des millions d’immigrants qui ont pour langue première des langues aussi diverses que le créole haïtien, le russe, l’arabe, le vietnamien, l’espagnol ou l’italien… et il existe un savoir relativement bien rodé pour l’enseigner. Signalons qu’aux États-Unis la terminologie a changé énormément et continue de changer. Depuis une bonne douzaine d’années,  la dénomination longtemps dominante d’ESL (English as a second language: Anglais comme langue seconde) a fait place à ELL (English Language Learners: Apprenants de la langue anglaise). 

La maitrise relative assez rapide de l’anglais chez la plupart des jeunes apprenants haïtiens vivant aux États-Unis témoigne avant tout de l’importance de l’environnement linguistique dans le processus général d’apprentissage de la langue seconde. J’appelle environnement linguistique l’ensemble de tout ce que l’apprenant haïtien qui est arrivé dans la société d’accueil avec sa propre langue maternelle entend dans les rues, les magasins, à la radio, ou regarde à la télé et dans les salles de cinéma, lit dans les journaux ou dans les salles de classe. Plus cet environnement linguistique est riche et motivant,  plus l’apprenant fera de substantiels progrès dans la langue-cible. Précisons cependant que si certains jeunes apprenants haïtiens vivant aux États-Unis arrivent à acquérir une maitrise assez rapide de la communication orale, il leur prend beaucoup plus de temps généralement pour maitriser la communication écrite de l’anglais standard. 

On voit tout de suite l’énorme différence dans l’apprentissage de l’anglais chez les jeunes immigrants haïtiens aux États-Unis et l’apprentissage du français chez les jeunes apprenants haïtiens vivant en Haïti. En Haïti, à part les activités qui se déroulent dans la salle de classe et qui peuvent ou non  se dérouler en français, la lecture (plus rarement) de quelques livres et l’écoute de variétés françaises (de plus en plus remplacées de nos jours par le hip hop ou le rap américain), l’environnement linguistique francophone en général est inexistant. Dans ces conditions, comment s’étonner que la communication en français, orale aussi bien qu’écrite, soit aussi pauvre et aussi déficiente en Haïti ?  

En se basant sur l’exemple de pays tels que la Jamaïque où l’anglais coexiste avec un créole à base lexicale anglaise et semblerait posséder un statut de langue seconde, d’après la définition que nous avons énoncée plus haut, nous devrions considérer que le français constitue une langue seconde en Haïti. Mais, le français jouit en Haïti du statut de langue officielle depuis la constitution de 1918 en pleine occupation américaine (Pompilus 1985) et  nous savons que depuis mars 1987, le français coexiste avec le kreyòl en tant que langue officielle d’Haïti. Précisons tout de même que l’état de langue seconde dans un corps social n’exclut pas le statut de langue officielle.  

Officiellement cependant, la Jamaïque est un pays anglophone. «This means that Jamaican Creole, known as Patwa (or ‘Patois’, in an English-derived spelling) does not have official status, and has no legitimacy in any of the public institutions through which the state interacts with and intervenes in the lives of its citizens, including the judicial system, public health care institutions, and schools. Nevertheless, Patwa is present in all these institutions, through individuals for whom it is either the dominant or only language in which they have competence. Since these individuals speak a language in which the pertinent institutions are not prepared to conduct their business, they are disadvantaged, sometimes severely so.» (Kouwenberg 2011)

(Cela veut dire que le créole jamaïcain connu sous le nom de Patwa (ou ‘Patois’ dans une orthographe dérivée de l’anglais) ne possède pas de statut officiel, et n’a aucune légitimité dans aucune des institutions publiques à travers lesquelles l’état est en interaction avec et intervient dans les vies de ses citoyens, par exemple le système judiciaire, les institutions de santé publique, et les écoles. Néanmoins, le Patwa est présent dans toutes ces institutions, par le truchement d’individus pour lesquels il est, soit la langue dominante, soit la seule langue dans laquelle ils sont compétents. Puisque ces individus parlent une langue dans laquelle les institutions pertinentes ne sont pas préparées à conduire leurs affaires, ils sont défavorisés, parfois sévèrement. ) [ma traduction]. 

La différence de statut entre le créole jamaïcain et le créole haïtien n’est que légèrement signifiante dans la réalité. Malgré son statut de langue officielle, le créole haïtien ne jouit pas complètement de tous les avantages du français en Haïti. Par exemple, ce ne sont pas tous les documents officiels  qui sont traduits en kreyòl et, malgré la pénétration de cette langue dans beaucoup de domaines où elle était traditionnellement écartée, c’est le français qui est considéré comme la langue prestigieuse… Tout comme les locuteurs jamaïcains, beaucoup de locuteurs haïtiens sont défavorisés dans leurs interactions avec certaines institutions d’état (système judiciaire par exemple) où l’on continue à communiquer en français avec eux, langue dans laquelle un grand nombre n’est pas compétent, alors que le kreyòl coexiste avec le français en tant que langue officielle du pays.  

En fait, le grand problème des pays anciennement colonisés qui ont conservé la langue de l’ancienne puissance coloniale réside dans la confusion autour du statut de la langue européenne (anglais, français, portugais) qui a toujours coexisté avec la langue première des locuteurs. Par exemple, et à la Jamaïque et en Haïti, la langue de l’ancienne puissance colonisatrice est enseignée dans les écoles en tant que langue maternelle alors que le rapport des apprenants avec cette langue (l’anglais à la Jamaïque, le français en Haïti) est un rapport particulier qui n’a rien à voir avec une situation sociolinguistique de langue première. Selon la linguiste Sylvia Kouwenberg (2011), «given the dismally low pass rates in English exams at all levels of the educational system, it is pretty clear that the Jamaican educational system has failed in its approach to English teaching» (étant donné le taux de réussite terriblement bas dans les examens d’anglais à tous les niveaux du système éducatif, il est clair que le système éducatif jamaïcain a échoué dans son approche de l’enseignement de l’anglais) [ma traduction]. La même analyse peut être faite pour Haïti où le niveau de l’enseignement du français a baissé considérablement. La réforme du système éducatif haïtien entreprise par le Ministre Joseph Bernard vers la fin des années 1970 s’est heurtée à la farouche résistance des défenseurs de l’ordre  linguistique traditionnel en Haïti qui l’ont minée et sabotée jusqu’à ce qu’elle fût dévoyée. Pour beaucoup d’Haïtiens aujourd’hui, le nom même de cette réforme et de son initiateur sont, hélas, synonymes d’anathème.

Si le statut de langue officielle attribué au kreyòl dans les écoles haïtiennes depuis septembre 1979, suivi par la standardisation de la graphie de cette langue en janvier 1980, puis, par son officialisation  dans le pays tout entier avec la Constitution de mars 1987,  tardent à être suivis dans les faits par de nombreuses réalisations d’aménagement linguistique, Haïti est tout de même mieux placée – sur le papier du moins – que la Jamaïque. Les linguistes de cette île voisine en effet se battent depuis quelque temps pour une standardisation du créole jamaïcain et surtout pour instituer dans les faits un projet d’éducation bilingue dont l’objectif est l’utilisation des deux langues en usage dans la société jamaïcaine, le créole jamaïcain (appelé ‘patwa’ par les locuteurs)  et l’anglais standard en tant que langues d’enseignement (mediums of instruction), outils d’alphabétisation (mediums for literacy), et en tant que  langues enseignées comme langue maternelle (as subjects to be taught via language arts). (Devonish 2011).

À la Jamaïque, les linguistes jamaïcains se heurtent à une hostilité redoutable de la part des locuteurs ordinaires ainsi que des classes dominantes ou de la classe politique pour faire admettre des vérités simples au plan linguistique. Mais, ces gens font valoir aux braves linguistes jamaïcains que («Jamaican Creole [Patois] is not language, it is merely ‘broken English’, it cannot be written, and cannot be used to express serious thought») (Kouwenberg 2011: 388). (Le créole jamaïcain n’est pas une langue; c’est à peine un ‘mauvais anglais’, il ne peut pas être écrit et ne peut être utilisé pour exprimer une pensée sérieuse) [ma traduction] On entend encore ce refrain en Haïti chez quelques attardés et retardés.  Mais, ils ne baissent pas les bras. Ils ont montré que «Jamaicans in Jamaica and overseas often suffer by being treated by the legal system as speakers of English. There have been many cases of injustice as a result of this. The way forward is simultaneously raising the awareness of Jamaicans that they are entitled to the services of an interpreter if they do not have a sufficiently high level of competence in English and to ensure they have properly trained and qualified interpreters to assist them.» (Devonish 2011) (Les Jamaïcains en Jamaïque et à l’étranger souffrent souvent d’être traités par le système légal comme locuteurs anglophones. Il y a eu beaucoup de cas d’injustice résultant de cette situation. Ce qu’il faut faire pour aller de l’avant est simultanément élever la conscience des Jamaïcains pour qu’ils se rendent compte qu’ils ont droit aux services d’un interprète s’ils ne possèdent pas un niveau de compétence en anglais suffisamment élevé, et s’assurer qu’ils ont des interprètes qui ont été correctement formés et qualifiés pour les aider.) [ma traduction]. 

Dans un pays comme Haïti où la langue première ou maternelle de tous les locuteurs est absolument le kreyòl, que veut dire l’expression «parler avec l’intonation créole» que certains utilisent avec ironie? Pourquoi ce serait une honte et un objet de moquerie qu’un locuteur haïtien parle avec une intonation créole? Je n’ai jamais été choqué d’entendre l’écrivain haïtien X et l’écrivain haïtien Y qui sont éminemment francophones et créolophones dérouler leur accent haïtien typique alors que leur écriture se trouve être d’une somptuosité presque inégalable. Je le répète: je suis linguiste de formation et mon rôle n’est pas de me moquer de ni de critiquer mes compatriotes qui parlent français avec un accent créole. Comme tout linguiste, mon rôle est d’observer comment les locuteurs parlent, et d’analyser et décrire leur usage linguistique. Des millions d’Américains parlent français avec leur accent anglophone, des millions de Français ou de francophones parlent anglais avec leur accent francophone, quel mal y-a-t-il à cela? Certains experts en psycholinguistique disent qu’après un certain âge (généralement 12 ou 13 ans), les locuteurs qui vont apprendre une langue seconde ou étrangère vont la parler avec un «accent», l’accent de leur langue maternelle. Ceci est tout à fait normal.

Ce qui est sûr, c’est qu’il existe des bilingues haïtiens créole-français. Ces bilingues ne maitrisent pas tous la langue française au même degré. Certains sont des bilingues équilibrés, d’autres à un degré moindre, d’autres encore assez déséquilibrés, etc. Mais, dès que, dans une société, il y a usage de deux langues, les locuteurs feront face au phénomène du «mélange de langues» ou de «code- switching» (alternance de codes). L’alternance de codes ou le mélange de langues est un phénomène sociolinguistique commun en Haïti. Malheureusement, à cause de la proximité du créole et du français et les conséquences épilinguistiques qui en résultent, beaucoup d’Haïtiens le considèrent comme une faute grave alors qu’il ne l’est nullement. L’alternance de codes est un phénomène qui est largement étudié en sociolinguistique. Je l’ai moi-même analysé dans une étude savante intitulée Creole-English Code Switching in New York City, publiée dans l’ouvrage de référence The Haitian Creole Language. History, Structure, Use, and Education (New York, Lexington Books, 2010) coordonné par le linguiste américain Arthur Spears et la sociolinguiste haïtienne, Carole Berotte Joseph, qui est actuellement présidente de Bronx Community College. Dans la communauté hispanophone des États-Unis, on parle de plus en plus du phénomène  «Spanglish» pour désigner la variété linguistique qui résulte quand un locuteur bilingue anglophone et hispanophone produit un discours où se reproduisent des éléments lexicaux et parfois syntaxiques de ces deux langues. Dans les communautés haïtiennes de la diaspora états-unienne, de tels phénomènes deviennent de plus en plus courants, et on les retrouve dans toutes les sociétés du monde où existent des contacts de langues.

Donc, s’il ne fait pas de doute que le français ne peut en aucune manière faire fonction de langue première (langue maternelle) en Haïti et être considéré comme telle, et que seuls les locuteurs bilingues haïtiens qui ne représentent qu’une petite minorité dans la société haïtienne peuvent légitimement réclamer le français comme leur langue seconde,  peut-on dire que la langue française est une langue étrangère en Haïti? C’est la grande question dont  nous parlerons la semaine prochaine.

Hugues St. Fort
(A suivre)

 Références citées:

  • Hubert Devonish (2011) Guarantee freedom from language discrimination. Jamaica Gleaner, April 13, 2011. http://mobile.jamaica-gleaner.com/gleaner/20110413/cleisure/cleisure4.php
     
  • Sylvia Kouwenberg (2011) Linguistics in the Caribbean. Empowerment through creole language awareness in: Journal of Pidgin and Creole languages 26:2, 2011, 387-403, John Benjamins Publishing Company.
     
  • Pradel Pompilus (1985) Le problème linguistique haïtien. Port-au-Prince : Les Editions Fardin.
     
  • Jack Richards, John Platt, Heidi Weber (1985) Longman Dictionary of Applied Linguistics. Britain: Longman.

                     

boule

 Viré monté