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Nos diseurs, une espèce en voie de disparition

Jean Winer PASCAL
Publié le 2020-03-03 | Le Nouvelliste

On peut écrire des lettres, des acrostiches, des poésies, des chansons, des notes confidentielles, des idées philosophiques et la preuve, c’est qu’il y a des millions et des millions de livres dans toutes les langues, dans tous les pays de la planète, mais, pour dire, il faut avoir un autre genre de talent.  Un certain don qui peut aider à décoder le message crypté dans l’ADN des mots.  Les mots sont des outils, les mots sont des instruments de communication, les mots sont les noyaux visibles de la pensée, mais, pour extraire l’essence de l’inspiration, pour arriver à la quintessence de la réflexion, il te faudra un autre cadeau, car il n’est pas donné à tout le monde d’écrire, de lire, de retenir et de dire de la façon qu’il le faut pour que la lie d’un message puisse être décantée pour obtenir une épuration totale d’une méditation.  Vraiment, pour le faire, ça doit être une aptitude innée, malgré que l’on peut peaufiner l’art de dire par des cours de formation, par les méandres de l’éducation.  Pour la beauté de cet art, la diction, la prononciation sont vraiment nécessaires, mais, l’objectif principal, c’est de semer un grain de lumière dans l’esprit des auditeurs. 

Cette flamme particulière

Dire, c’est comme voyager à travers l’arôme d’un bon café, le parfum de la cannelle, de l’anis étoilé et de l’odeur chaude d’une tasse de chocolat haïtien. Déclamer, c’est comme quand le thé au gingembre est brassé, les feuilles de basilique et les feuilles de menthe sont frottées, quand la chaleur du feu fait flotter l’odeur dans l’air et que cela vient agréablement chatouiller les narines comme pour créer un moment de rêve et d’extase. Ce feu-là, cette flamme particulière, c’est un atout personnel que seul le Très-Haut peut procurer aux diseurs, c’est une aptitude extraordinaire, c’est une maîtrise qui s’esquisse entre l’action des mots, la peinture de la mémoire et la vibration de la corde vocale.  C’est une expression artistique à nulle autre pareille.

Parmi les grands diseurs qui ont rehaussé la culture haïtienne avec leurs poésies, avec leur voix, avec leur savoir-faire, on a des icônes dont les noms s’inscrivent dans la littérature haïtienne en lettres d’or: Anthony Phelps, Richard Brisson, Félix Morisseau Leroy, Marie Clotilde Bissainthe, alias Toto Bissainthe, Jean Claude Martineau, alias Koralen, Maurice A. Sixto, Syto Cavé, Gérald Brisson, Frank Etienne, Roland Dorfeuille, dit Pyram, François Latour dit Polidò, Daniel Marcelin, Marcel Casséus, alias Lobo, Evens Paul, dit Kplim et Allan Baptiste, alias Dilama, pour ne citer que ceux-là.

On dit souvent que “les hommes modernes sont des Pygmées montés sur des épaules de géants.”  C’est vrai.  On n'a pas beaucoup de gens actuellement qui savent comment tremper les mots, les faire bouillir et les brasser d’une façon spéciale pour réaliser une fermentation poétique qui plaise à l’oreille et à l’âme.  L’ombre de ces géants d’antan semble toujours occuper le présent comme si le temps n’a pas bougé, comme si le temps s’est arrêté, comme si le temps est figé dans la nostalgie des épopées du passé. 

À présent, il ne nous reste qu’André Fouad.  Qui d’autres?  Peut-être des jeunes qui sont là, qui sont bourrés de talents et qui n’ont pas encore trouvé le passage, le canevas, le chemin, l’opportunité.  Parmi ces jeunes-là, on pourrait citer:  Edouard Baptiste Youyou, Jacques Adler Jean Pierre et surtout Dessources Kervens, alias Vens le penseur que j’ai récemment découvert à travers sa nouvelle vidéo : et cela m’avait rappelé un texte que j’avais écrit lorsque Dessources n’était même pas encore né en juin 1987.

Les diseurs sont nos voix, les raconteurs de contes sont nos chantres, nos sambas. Ils réinventent la mémoire, ils nous empêchent d’oublier, ils nous aident à nous rappeler que si les mots s’en vont, il ne nous restera rien pour raviver la flamme de la conversation nationale où une parole d’espoir peut être sifflée à travers l’écho du vent, à travers les fibres de l’âme.

Est-ce que notre art se meurt?  Est-ce que notre âme culturelle s’effrite?  Est-ce que notre pays est en train de s’effondrer?  Est-ce que notre patrie est en train de  s’engloutir?  Est-ce que nos diseurs sont en voie de disparition?  Seul le temps nous le dira.

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 Viré monté