Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

 

Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources1,
une expérience d’écriture poétique en créole haïtien: esquisse réflexive2

Jean Durosier DESRIVIERES

 

 

 

 

 

 

Lang nou

Entendre l’écrit

La poésie de langue créole m’a d’abord séduit par la voix de Lobo3, grand diseur de textes haïtiens et étrangers. Cette poésie est arrivée à mon oreille par voie des ondes, frayant passage en mon âme au cours des années 90, en Haïti. Et depuis, je ne puis donc concevoir l’écriture de la poésie créole, voire de la poésie tout court, sans l’entendre. Je veux l’entendre encore davantage quand le prétexte ou l’intention qui précède le texte ouvre le chemin de l’écoute.

Des poèmes en créole, j’en ai lu dix mille et de divers poètes, sans aucun doute. Mais ceux de Georges – Georges Castera fils4 j’entends bien – reviennent plus souvent dans ma mémoire. L’aboutissement de l’aventure audacieuse menée par ce poète en est pour quelque chose: imposer indubitablement le poème créole comme fait littéraire sans faille, comme texte de création, écriture de l’imaginaire, limite d’un lyrisme singulier.

Je n’ignore point les images fascinantes et foisonnantes qui peuplent les pratiques langagières des haïtiens au quotidien, le chant inhérent aux accents de leur langue nationale, majoritaire – le créole! au point que des observateurs, surtout étrangers, malicieux ou de bonne foi, osent considérer tout un peuple comme poète. Mais ici, c’est d’invention que je parle, non de ritournelle ou de transcription de tropes folkloriques ou de détournement de proverbes. Une preuve flagrante, entre toutes: «Tanbou Kreyòl» (Tambour Créole)5!

Tanbou kreyòl
pwèm pou 4 podyòl ak de wòch

Tanbou mache di
sa-m pa ka pote
ma kapote-l
sa-m pa ka
sa-m pa ka
ma ka
trakatap katap ka
trakatap katap ka
GOUDOU GOUDOU GOUDOU
Plop
Plop
Plop
Gen tanbou
se ak zo mò pou bat yo
pou bri a sèk rèk
Apre ou bat vant yo
pou fè yo pale
GOUDOU GOUDOU GOUDOU
Plop
Plop
Plop
pou fè yo pale
pou nèg isit nèg lòtbò
sispann lage chèy pay
anba sab lanmè
trakatap katap ka
ma ka
sa-m pa ka
ma ka pote-l
san-m pa kapote-l
Tanbou-m bat la
Tanbou-m bat la
wa karese-l ak men ou
wa karese-l ak kò-w
Mo kreyòl yo se tanbou-m
Tanbou m'bat la rèk
Tanbou m'bat la sèk
Tanbou yo mache di
san timoun san granmoun
depi anro jouk anba
San timoun, san granmoun
tout lajè tout longè
tout lage lan lari aklè
Se yon lame fizi atè
ki pa veye frontyè
ki pa veye lanmè
se yon lame san lonè
yon lame pèyè
san peyi
k'ap gaspiye on divital
rafal katafal
bal
pou fè moun pè
Se yon lame pèpè
lòt ame abiye dezabiye
a klè
Tanbou mache di
sa-m pa kapote
wa ka pote-l
wa kapote-l
si-m pa ka pote-l
sa-m pa ka
sa-m pa ka
wa ka
trakapap katap ka

 

«Tambour créole»
poème pour 2 bouches et 2 pierres

Les tambours marchent et disent
Tant que je ne peux le supporter
Je le balancerai
Tant que je ne peux
Tant que je ne peux
Je peux
Trakatap
Trakatap katap ka
GOUDOU GOUDOU GOUDOU
Plop
Plop
Plop
Il y a des tambours
Aux baguettes d'ossements de morts
Un tam-tam sec et rauque
Naît de leur ventre
Ils parlent et se confessent
GOUDOU GOUDOU GOUDOU
Plop
Plop
Plop
Ils parlent parlent et disent
Nègres d'ici Nègres d'ailleurs
Ne jetez point vos chaises empaillées
Sous le sable des mers
Trakatap katap ka
Autant que je le peux
Autant que j'en peux plus
Je le supporterai
Sans le balancer
Mon tambour à moi
Mon tambour à moi
Tu le caresseras de ta main
Tu le caresseras de ton corps
Les mots créoles sont mes tambours
Tambours aux tams-tams secs
Tambours aux tams-tams rauques
Les tambours marchent et disent
le sang des enfants, le sang des adultes
ça et là largués
Le sang des enfants, le sang des adultes
aux quatre cardinaux
étalé clair au bras des rues
C'est une armée aux fusils contre-terre
qui ne veille sur les frontières
qui ne veille sur la mer
c'est une armée sans honneur
une armée bon payeur
sans pays
qui gaspille
bal en rafales
balles
pour faire peur aux gens
C'est une armée de pacotille
que les autres habillent déshabillent
à vue d'œil
Les tambours marchent et disent
tant que je ne le balancerai
tu le supporteras
tu le balanceras
si je ne peux le supporter
Tant que je ne peux
Tant que je ne peux
tu le peux
trakapap katap ka

Ce poème mimétique – épousant la rythmique et les sonorités quasi réelles ou réalistes du tambour – démontre avec force les ressources inépuisables de la langue originelle du poème; ce qu’aucune traduction ne saurait rendre distinctement, même pas celle de Rodney Saint-Eloi, ici, qui s’efforce d’être fidèle. Entre l’écriture poétique créole de Georges et ma tentative avec Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources, s’il y a un point commun, on ne peut le repérer que dans le sens de l’invention et de l’imaginaire à la fois collectif et personnel œuvrant au cœur du poème. Il s’agit également pour moi d’élever au statut d’écriture, d’inscrire dans un esprit ludique, une démarche esthétique non réductrice, cette autre langue que je parle et qui fait de moi un parfait bilingue, quoi qu’on dise. Il s’agit aussi pour moi d’un jeu de miroir où le sujet du poème s’oblige à se regarder en face et à chercher sa voix telle une mélodie insoupçonnée.

Ecrire comme se défier

J’ai toujours parlé créole en Haïti. Je me suis mis à lire assez tôt en créole aussi, de façon plus assidue au cours de mes vingt ans. Néanmoins mes premiers écrits littéraires et mes textes d’affirmation – spécialement de la poésie et des articles critiques – s’agencent en français, jusqu’en 2004. La conscience de l’écriture de langue créole en tant qu’acte d’imaginaire s’est installée en moi hors de mon pays natal, au fur et à mesure que je sentais la langue me fuir ou le contraire; puisque laissant Haïti en 1999 pour me rendre à la Martinique où j’ai vécu neuf (9) bonnes années, je me retrouve au fil du temps à m’exprimer dans un créole haïtien en interpénétration avec le créole martiniquais.

Le constat de ma langue en perte de vitesse, en déficit de vocabulaire et d’images éclatantes, stimule chez moi une aventure poétique nouvelle qui prend dès lors une allure de quête. Ma mémoire et mes sens se mettent à l’affût, à traquer en moi et hors de moi le moindre mot me paraissant désormais rare, la moindre expression dont j’avais oublié la magie et la beauté. Me voici attentif à la culture populaire en mode veille, sensible aux discours de n’importe quel interlocuteur de ma presqu’île, digne de conforter mon fonds linguistique; me voici guetteur de mots omis, ouvrier d’un verbe à transfigurer, auteur d’un langage à renouveler tout en me réconciliant avec une part de moi-même assez désapprise.

Voici quelques extraits de Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources, expression de cette quête:

gen poèm
ki rive bwè lank
gen poèm
ki vire do bay lank

– yon bann mo ap kraze chèlbè anndan kè –

gen poèm ki file
kou fèy tòl
gen poèm ki kanpe
sou tèt dyòl

– yon bann mo sou pwent lang ap fè filalang –

 

mo ki sou lang mwen
cheri
pa nan lang mwen

se mo ki anba lang
ki fè lanm anndan m’
avan yo pwente tèt yo
sou pwent bouch mwen
epi yo jete kò yo nan lank
yo pran fè lanmou
tankou lanp

sa m’ gen pou m’ di ou
cheri
pi plis pase sa m’ panse

men panse sa w’ vle
pa panse m’ ka panse
kè m’ k’ap senyen

cheri
annou kite mo yo gonfle
venn yo devan tout devenn

kite mo yo jwe mizik nan tèt ou
kite yo pran nanm ou
kite yo benyen nan tout sans yo

pou fè tout sans ou mache
nan tout san ou

mache mache w’
anndan poèm lan tande

c-h-e-r-i

jiskaske kè w’ va kontan
kontre yon mo
ki va di w’ tout sa l’ panse

 

chante cheri chante

mete vwal
nan vwa w
chante byen
chante mal

chante cheri

met’ piman
nan lang ou
fè sa w’ vle
ak lang ou

chante cheri chante

filange
mo yo
filange

lang nou pa fèt pou fè vè

il est des poèmes
qui s’abreuvent d’encre
il est des poèmes
qui donnent dos à l’encre

– un ban de mots faisant l’élégant au fond du cœur

il est des poèmes affutés
telle une feuille de tôle
il est des poèmes bien dressés
sur le bout des lèvres

– un ban de mots du bout de la langue joue à tire-langue –


les mots sur ma langue
chérie
ne sont pas dans ma langue

ce sont des mots sous la langue
faisant lames en mon âme
avant de pointer leur tête
sur le bout de mes lèvres
puis se jettent dans l’encre
se mettent à faire l’amour
comme des lampes

ce que j’ai à te dire
chérie
est plus qu’un surplus de pensée

mais pense ce que tu veux
pense pas que je peux panser
mon cœur saignant

chérie
laisse les mots gonfler leurs
veines face à toutes déveines

laisse les mots jouer leurs notes dans ta tête
laisse-les prendre ton âme
laisse-les se baigner dans tous leurs sens

pour faire marcher tous tes sens
dans tous les sillons de ton sang

marche marche
marche au cœur du poème

c-h-é-r-ie

jusqu’à voir ton cœur content
de rencontrer un mot
qui te dira tout ce qu’il panse

 

chante chérie chante

mets de la voile
à ta voix
chante bien
chante faux

chante chérie

mets du piment
dans ta langue
fais ce que tu veux
de ta langue

chante chérie chante

cisèle-les
les mots
cisèle-les

notre langue n’est point faite pour des vers

Un bilinguisme créateur

Dès que j’ai commencé, en 2006, à transposer les premiers textes de ma composition poétique de la langue de création originelle (le créole haïtien) à la langue cible (le français), j’ai vite pris conscience de la nécessité de la traduire en poète, en créateur donc, et non en linguiste, voire sociolinguiste. Il va sans dire que cette composition poétique bilingue se donne à lire comme l’œuvre d’un locuteur habité par deux langues de communication, d’autant plus que je choisirai de poursuivre le processus de création dans une perspective de «pollinisation», de «copulation» entre le créole et le français, livrant ainsi les poèmes au jeu des miroirs, de la séduction en vis-à-vis. Dans mon univers personnel, les deux langues – tramées – se prêtent à la fois aux dimensions ludique, onirique et symbolique. Ce qui me paraît également important dans l’écriture poétique en langue «francocréole», c’est la mise en scène des mots, la manière du poème de tracer des figures géométriques signifiantes et surprenantes sur la page blanche. Dans cette expérience personnelle et singulière, je ne conçois, ni ne perçois le créole haïtien, comme de nombreux critiques et linguistes occidentaux s’entêtent à le considérer : une langue – dialecte disent certains le plus souvent – purement destinée à des pratiques de langage orales. Le créole est donc, pour moi, loin d’être un simple outil linguistique juste propre à évoquer ou à esquisser des anecdotes croustillantes, des récits traditionnels, folkloriques. Que le lecteur ou l’auditeur ne se trompe pas : les textes qui suivent émanent des mains, de l’intelligence et du cœur d’un authentique rêveur, un homme-enfant empli de fantasmes, inventant son bonheur à fleur d’encre…

chak fwa lanmou nou vle
tounen ranyon

lè konsa bouch ou kole yon sèl chante
nan mitan tèt mwen

- an n’al konte konbyen zetwal
k’ap koupe lanmè kout je
anba zèl lamizè cheri

lè konsa kè m’plonje nan mitan kè w’
kò m’ fofile kò l’ nan tout fant kò w’

epi vwa w’ tonbe bat zèl li
nan lespri m’
ak yon sèl kesyon

- chat pran lang ou cheri

 

 

 

si lanmou rich nan liv
se chans pa li

si lanmen gen senk dwèt
se chans pa nou

 

 n’a tounen paj la

à chaque fois notre amour voudrait
se convertir en chiffons

à ces moments ta bouche me colle au cœur de la tête cette unique chanson

- allons voir combien d’étoiles sont en train de toiser la mer sous les ailes de la misère mon chéri

et là mon cœur se plonge au cœur de ton cœur
mon corps se glisse dans les coulisses de ton corps

puis ta voix se met à battre ses ailes
dans mon esprit
avec cette unique question

- la chatte a pris ta langue mon chéri

 

 

 

si l’amour s’enrichit dans les livres
c’est sa chance à lire

si la main a cinq doigts
c’est notre chance à nous

 

nous tournerons la page

Notes

  1. Jean-Durosier Desrivières, Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources, composition poétique bilingue. Illustrations de Valérie John. Paris, Caractères, 2011.
     
  2. Ce texte parait pour la première fois dans Haïti, Enjeux d’écriture, sous la direction de Sylvie Brodziak. PUV, Université Paris 8, Saint-Denis, 2013, p. 25-33.
     
  3. Lobo Dyabavadra Pedrito Pitimi, de son vrai nom Kharl Marcel Casseus, grand comédien-diseur de la Compagnie Hervé Denis. Il s’est suicidé le 12 novembre 1997, à Paris, en se jetant du 12ème étage d’un immeuble.
     
  4. Christiane Chaulet Achour (Dir), Dictionnaire des écrivains classiques francophones, Paris, éd. Honoré Champion, 2010.
     
  5. Georges Castera, «Tanbou kreyòl», Rèl, Miami, À Contre-Courant, 1995. Traduction française de Rodney Saint-Eloi.

 Viré monté