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Les fondements constitutionnels de l’aménagement Montréal, le 13 avril 2020 |
La parution en Haïti et en outre-mer, le 27 mars 2020, de notre article «Le créole et «L’idéologie linguistique haïtienne»: un cul-de-sac toxique», ainsi que, le 7 avril en cours, de notre plus récent texte, «Unilatéralisme créole ou aménagement simultané du français et du créole en Haïti? Un choix de société et un choix politique», a suscité plusieurs réactions. Depuis les États-Unis où il vit, un lecteur nous a aimablement indiqué sur Facebook que l’article du 27 mars 2020 était du «pale franse», du «parler français», donc du bavardage improductif. Et puisque nous ne sommes pas dans le feu de l’action sur le terrain en Haïti, notre réflexion serait illégitime et elle n’a pas lieu d’être… En revanche, par courriel principalement, des lecteurs d’Haïti où ces deux articles circulent abondamment nous ont fait part d’une nette communauté de vue entre nous quant à la vision offerte en partage par ces articles qui ont fourni, à l’aide de références documentaires sûres, des pistes de réflexion sur l’enfermement idéologique dans l’abord de la question linguistique haïtienne et sur les fondements constitutionnels de l’aménagement linguistique en Haïti. L’un de ces lecteurs nous demande d’éclairer davantage la vision des fondements constitutionnels de l’aménagement du créole et du français en Haïti. Nous y souscrivons volontiers aujourd’hui dans ce nouvel article, sous l’angle plus ciblé de l’impératif historique de l’aménagement du créole dans le système éducatif national sans perdre de vue que les dispositions relatives aux langues dans la Constitution de 1987 traitent en même temps, et sans clause explicite de hiérarchisation, des deux langues officielles du pays, le créole et le français.
La vision de l’aménagement du créole et du français en Haïti dont nous faisons le plaidoyer depuis la parution du livre de référence «L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions» (Berrouët-Oriol et al., Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011), prend appui sur la Déclaration universelle des droits linguistiques (Barcelone, 1996), sur les notions essentielles qu’elle consigne, notamment le «droit à la langue», le «droit à la langue maternelle» et «l’équité des droits linguistiques». Ce livre de référence a ainsi introduit, pour la première fois dans le paysage sociolinguistique haïtien, le dispositif des droits linguistiques au titre d’un droit humain fondamental à mettre en œuvre dans la construction d’un État démocratique post dictature duvaliériste (voir l’éclairage supplémentaire contenu dans notre texte «Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique», Le National, 11 octobre 2017). Conforme à la Constitution haïtienne de 1987, cette vision de l’aménagement du créole et du français en Haïti n’est donc pas un discours idéologique sur la langue ou une captation de la langue à partir de présupposés idéologiques : elle définit et éclaire des droits citoyens habituellement formulés dans les Constitutions nationales ou autres textes juridiques fondamentaux régissant le fonctionnement des États et des territoires autonomes. La Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 –qui reconnaît le caractère universel de ces droits qui sont à la fois individuels et collectifs--, consigne ainsi explicitement, en son article 3:
- « (…) les droits liés à la langue visés par le Pacte international des droits civils et politiques du 16 décembre 1996 et par le Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels de la même date;
- le droit pour chaque groupe à l’enseignement de sa langue et de sa culture;
- le droit pour chaque groupe à une présence équitable de sa langue et de sa culture dans les médias;
- le droit pour chaque membre des groupes considérés de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans ses relations socio-économiques.»
En lien avec les Constitutions nationales ou autres textes juridiques fondamentaux régissant le fonctionnement des États et des territoires autonomes, la Déclaration universelle des droits linguistiques stipule également, en son article 15, que «Toute communauté linguistique a droit à ce que sa langue soit utilisée en tant que langue officielle sur son propre territoire»; «Toute communauté linguistique a droit à ce que les actes juridiques et administratifs, les documents publics et privés et les inscriptions sur les registres publics réalisés dans la langue du territoire soient considérés comme valables et effectifs et que personne ne puisse en prétexter méconnaissance». De manière liée, l’article 18 stipule que «Toute communauté linguistique a le droit d'exiger que les lois et autres dispositions juridiques qui la concernent soient publiées dans la langue propre à son territoire», tandis que l’article 23 énonce que «L'enseignement doit contribuer à favoriser la capacité de libre expression linguistique et culturelle de la communauté linguistique du territoire sur lequel il est dispensé», et que «L'enseignement doit contribuer au maintien et au développement de la langue parlée par la communauté linguistique du territoire sur lequel il est dispensé.» Pour sa part, l’article 26 dispose que «Toute communauté linguistique a droit à un enseignement qui permette à tous ses membres d'acquérir une maîtrise totale de leur propre langue de façon à pouvoir l'utiliser dans tout champ d'activités, ainsi que la meilleure maîtrise possible de toute autre langue qu'ils souhaitent apprendre.»
En phase avec les prescrits de la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, les dispositions linguistiques constitutionnelles sont largement répandues à travers le monde. Au fil des ans, de nombreux États et territoires autonomes ont légiféré pour aménager les langues présentes sur leurs territoires. Ainsi, «On a recensé à l’heure actuelle des dispositions linguistiques constitutionnelles dans près de 75 % des États souverains (Gauthier, Leclerc et Maurais, 1993: [«Langues et constitutions: recueil des clauses linguistiques des constitutions du monde, Québec, Les Publications du Québec / Conseil international de la langue française»]). Le terme politique linguistique n’est pas pour autant synonyme de législation linguistique. Une politique linguistique peut n’être que déclaratoire. Elle peut également ne comporter qu’un ensemble de mesures administratives. Mais elle peut aussi se traduire dans une législation linguistique, c’est-à-dire par un ensemble de normes juridiques (lois, règlements, décrets) ayant trait expressément à l’utilisation de la langue ou des langues sur un territoire donné, ou par une loi linguistique particulière qui édicte d’une manière assez exhaustive des droits et des obligations linguistiques (comme la Charte de la langue française au Québec).» (Christiane Loubier: «Politiques linguistiques et droit linguistique», s.d., consulté le 10 avril 2020.)
La Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 –qui formule le caractère universel de ces droits qui sont à la fois individuels et collectifs--, est en phase avec les dispositions explicites de la Constitutions haïtienne de 1987 relatives au droit à l’éducation ainsi qu’au statut du créole et du français en Haïti. Pour bien situer les fondements constitutionnels de l’aménagement du créole aux côtés du français dans le système éducatif haïtien, il y a lieu, dans un premier temps, de rappeler quelles ont été au cours des ans les interventions législatives de l’État en ce qui a trait aux langues usitées depuis 1804 sur le territoire national. Nous en avons fait le décompte préliminaire dans l’article «De la nécessité d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti» que nous avons publié le 10 mars 2020 dans Le National.
Dans une communication datée du 11 avril 2018 et intitulée «Le créole haïtien: de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement» (Indiana University, Department of French and Italian) le linguiste Renauld Govain résume comme suit les interventions législatives de l’État quant au statut et à l’emploi du créole et du français en Haïti:
[La Constitution] «(…) de 1964 a adopté les dispositions suivantes en son article 35: «Le français est la langue officielle de la République. Son emploi est obligatoire dans les services publics. Néanmoins, la loi détermine les cas et conditions dans lesquels l’usage du créole est permis et même recommandé pour la sauvegarde des intérêts matériels et moraux des citoyens qui ne connaissent pas suffisamment la langue française». Renauld Govain rappelle que «La constitution de 1983 reconnaît le CH [créole haïtien] comme langue nationale. (…)» Également, il précise que c’est «La loi du 28 septembre 1979 [qui] introduit, non sans résistance, le CH [créole haïtien] à l’école comme langue d’enseignement et langue enseignée. L’article [premier] stipule que «l’usage du créole, en tant que langue commune parlée par les 90% de la population haïtienne est permis dans les écoles comme langue instrument et objet d’enseignement». Cette même loi de 1979 lance la réforme éducative (…) connue sous le nom de réforme Bernard.
Auparavant, la Constitution de 1918, en son article 24, consignait pour la première fois dans l’histoire nationale que «Le français est la langue officielle. Son emploi est obligatoire en matière administrative et judiciaire». Les Constitutions de 1932, 1946, 1950 et 1957 ont reproduit l’article 24 de la Constitution de 1918; elles sont toutes muettes et sourdes quant au créole.
L’article 35 de la Constitution de 1964 atteste la prise en compte du créole dont l’emploi est «premis et même recommandé» selon la loi. L’article 62 de la Constitution de 1983 reprend la même formulation tout en accordant au français et au créole le statut de «langues nationales». Sans établir de hiérarchisation entre les deux langues, c’est la Constitution de 1987 –rédigée simultanément en créole et en français–, qui consigne, en son article 5, la coofficialité du créole et du français en Haïti: «Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune, le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République». C’est donc l’article 5 de la Constitution de 1987 qui est au fondement premier de la constitutionnalité de l’aménagement du créole et du français en Haïti. Pareille constitutionnalité est renforcée par l’article 40 de la loi-mère qui stipule qu’« Obligation est faite à l'État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale.»
Les fondements constitutionnels de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien doivent être situés, par concaténation, dans une suite logique où notre charte fondamentale dispose que l’éducation est un droit et que l’exercice de ce droit est garanti par l’effectivité des obligations auxquelles l’État doit souscrire. Les obligations de l’État haïtien en matière d’éducation sont consignées dès le «Préambule» de la Constitution de 1987: «Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens.» Dans notre charte fondamentale, l’éducation est donc reconnue au titre d’un droit citoyen aussi essentiel que le droit à la liberté de parole, le droit d’association, etc. Le droit à l’éducation est inscrit à l’article 22 de la Constitution de 1987: « L’État reconnaît le droit de tout citoyen à un logement décent, à l’éducation, à l’alimentation et à la sécurité sociale.» L’article 32 de la section F «De l’éducation et de l’enseignement», pose explicitement l’éducation en tant que «droit»: «L’État garantit le droit à l’éducation. Il veille à la formation physique, intellectuelle, morale, professionnelle, sociale et civique de la population.» L’article 32.1 éclaire et renforce l’article 32 de notre charte fondamentale en termes d’obligation de l’État: «L’éducation est une charge de l’État et des collectivités territoriales. Ils doivent mettre l’école gratuitement à la portée de tous, veiller au niveau de formation des enseignements des secteurs public et privé.»
Alors même que la Constitution de 1987 fournit à l’article 40, plus haut cité dans notre propos, une orientation explicite quant au bilinguisme institutionnel dans les rapports entre l’État et ses administrés –donc entre l’État et la population, dans son ensemble, composée d’unilingues créolophones et de bilingues français-créole--, il y a lieu de rappeler qu’au cours des ans les interventions législatives de l’État en ce qui a trait aux langues usitées depuis 1804 sur le territoire national se sont attachées surtout à identifier leur statut sans consigner de dispositions constitutionnelles particulières quant à l’intégration effective du créole dans le système éducatif haïtien, notamment en tant que langue enseignée et langue d’enseignement. De manière tout à fait innovante, c’est plutôt la Constitution de 1987 qui accorde au créole le statut de langue co-officielle aux côtés du français, et c’est encore elle qui permet de faire le lien de neuve manière entre l’éducation et la question linguistique haïtienne. On pourrait dès lors parler de « la constitutionnalisation de la langue» au sens où l’entend la juriste Anne-Marie Le Pourhiet dans le compte-rendu «Langue(s) et Constitution(s)» paru dans la revue Raisons politiques (2001/2, no 2). La langue, en particulier la langue maternelle, ne doit pas être appréhendée comme un fétiche enfermé dans l’équation figée langue = identité, mais plutôt comme objet social pouvant être aménagé selon une vision articulée de la politique linguistique de l’État. Et toutes les fois que l’on étudie les dispositions linguistiques constitutionnelles d’un pays, il ne faut pas perdre de vue ce à quoi renvoie le terme même de «Constitution»: «Tout juriste sait bien qu’une constitution ne se lit pas comme un contrat commercial ou un plan d’urbanisme, de façon technique et littérale. Ce qu’exprime avant tout la loi fondamentale d’un pays, c’est une philosophie politique, un choix de société, une façon d’être ensemble.» (Anne-Marie Le Pourhiet, op. cit.) Pour une revue analytique des notions essentielles de « politique linguistique», d’«aménagement linguistique», de «droits linguistiques», sur les rapports entre droit et linguistique, sur le plurilinguisme, voir le collectif «Les politiques d’aménagement linguistique: un tour d’horizon», dans Télescope (revue de l’École nationale d’administration publique du Québec), vol. 16 no 3, automne 2010.
Les liens entre l’éducation et la question linguistique haïtienne, tel que consigné plus tard dans les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, se sont exprimés de manière programmatique au cours des années 1970 avec la réforme Bernard de 1979. Cette réforme –qui préfigure au plan jurilinguistique la Constitution de 1987--, comprenait plusieurs volets dont le volet linguistique, et elle constitue la plus importante intervention législative de l’État haïtien dans le domaine éducatif. Nous en avons situé les qualités et les limites dans notre article «Le défi de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien» (Le National, 8 janvier 2020). Il y a lieu de rappeler que cette réforme n’a pas été généralisée à l’ensemble du pays, les moyens financiers mis à sa disposition ont été relativement faibles et elle a été boycottée par les véritables décideurs de la dictature duvaliériste. Objet d’un moratoire entre 1982 et 1986 suite à la révocation du ministre de l’Éducation Joseph C. Bernard en 1982, elle a été mise en veilleuse en 1987 par le ministre de l’Éducation nationale sous le CNG (Conseil national de gouvernement). À partir de cette date, elle est considérée comme morte puisqu’aucune autre décision autorisée ne l’a remise en vigueur. Cette réforme inaboutie, inédite quant à ses objectifs et sa vision, a permis la production de nouveaux manuels scolaires par des auteurs haïtiens et la mise sur pied d’un comité national du curriculum. La réforme Bernard a été instituée par la loi du 28 septembre 1979 –«Loi autorisant l’usage du créole dans les écoles comme langue d’enseignement et objet d’enseignement»–, aux côtés du français. Cette intervention législative de l’État a été suivie au plan administratif du «Décret [du 30 mars 1982] organisant le système éducatif haïtien en vue d’offrir des chances égales à tous et de refléter la culture haïtienne» et dont les articles 29, 30 et 31 portent spécifiquement sur les langues créole et française. Toutefois il faut fortement souligner que, de 1979 à 1987, l’État haïtien n’est pas intervenu au plan législatif pour réguler l’emploi des langues dans le domaine éducatif. Du début de la transition démocratique post-dictature duvaliériste, de 1987 jusqu’à 2020, aucune législation de nature linguistique n’a été adoptée pour encadrer l’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, en particulier dans le système éducatif national, en dépit de la co-officialisation des deux langues haïtiennes établie dans la Constitution de 1987.
Les fondements constitutionnels de l’aménagement linguistique en Haïti sont donc consignés dans les articles 5, 22, 32 et 40 de la Constitution de 1987 traitant en même temps et sur un pied d’égalité du créole et du français et qui situent le droit à l’éducation au titre d’un droit humain fondamental. L’analyse objective de la situation linguistique du pays permet de constater que de 1987 à 2020, l’État haïtien n’a pas su ou n’a pas voulu, à partir de ces prérogatives constitutionnelles, élaborer et mettre en œuvre une politique nationale d’aménagement des deux langues officielles, le créole et le français. Par défaut de vision et absence de volonté politique, l’État n’a pas su faire droit, depuis 1987, aux fondements constitutionnels de l’aménagement linguistique; il s’est lui-même placé en posture anti constitutionnelle et, par son immobilisme chronique, s’est révélé être un obstacle à l’aménagement des langues officielles du pays. La «constitutionnalisation de la langue» créole est sans doute l’une des plus importantes marques distinctives de la Constitution de 1987 : l’établissement de sa co-officialité dans la loi-mère du pays est une première dans l’histoire nationale et cette co-officialité s’inscrit en rupture avec les Constitutions précédentes qui, de 1804 à 1987, n’avaient jamais franchi le pas de la reconnaissance du créole comme langue officielle en dépit du fait qu’elle est la langue usuelle de la majorité de la population. La «constitutionnalisation de la langue» créole est également un choix de société au sens où nous l’avons indiqué dans l’article «Unilatéralisme créole ou aménagement simultané du français et du créole en Haïti? Un choix de société et un choix politique» (Le National, 7 avril 2020). Les constituants de 1987 ont inscrit dans la loi-mère la vision du bilinguisme institutionnel et du bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en tant que choix de société, donnant ainsi une innovante cohérence aux fondements constitutionnels de l’aménagement linguistique en Haïti –voir le « Préambule » de la Constitution de 1987: «Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par L’ACCEPTATION DE LA COMMUNAUTÉ DE LANGUES ET DE CULTURE et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens.» (Les majuscules sont de nous, RBO.) Les fondements constitutionnels de l’aménagement linguistique en Haïti, consignés dans les articles 5, 22, 32 et 40 de la Constitution de 1987, entendent également prémunir le pays de la perduration de la minorisation institutionnelle du créole, minorisation observée tant dans la vie nationale que dans le système éducatif. Car c’est dans celui-ci que depuis les années 1960 s’effectue pour l’essentiel l’apprentissage de la langue française par les élèves unilingues créolophones. Et c’est dans le système éducatif que doit être prioritairement mis en œuvre le droit à la langue maternelle créole conformément à la Constitution de 1987.
En l’absence de données d’enquête démolinguistique fournies par l’Institut haïtien de statistiques ou par le ministère de l’Éducation nationale, il est possible d’avoir une idée du nombre de jeunes scolarisés dans le système éducatif: «Selon l’Unicef, «Le système éducatif haïtien accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91% des écoles (14 262 écoles non publiques» (Unicef: «L’éducation fondamentale pour tous» (Document non daté, consulté le 11 avril 2020).
L’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien, aux côtés du français et à parité statutaire avec le français, est bien fondé au plan constitutionnel; toutefois il ne doit pas être vu comme une croisade catéchétique limitée aux slogans volontaristes «bay kreyòl la jarèt» ou «yon lekòl tèt anwo nan yon peyi tèt anwo» qui, rivés à la seule sphère idéologique, évacuent la dimension constitutionnelle première de l’aménagement du créole, notamment dans le système éducatif national. Loin de tout aventurisme ou de tout populisme linguistique, la «constitutionnalisation de la langue» créole renvoie explicitement aux obligations constitutionnelles de l’État en matière d’aménagement linguistique en Haïti, donc au premier chef à l’obligation d’élaborer et de mettre en œuvre la politique linguistique éducative nationale issue de l’énoncé de politique linguistique nationale qui n’a pas encore été établi dans une loi contraignante et des règlements d’application (voir, là-dessus, notre article «Le défi de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien», Le National, 8 janvier 2020). En dehors d’une politique linguistique éducative nationale, il sera difficile voire impossible d’assurer un enseignement de qualité en créole dans les écoles haïtiennes financées et administrées à hauteur de 20% par l’État et à 80% par le secteur privé national et international. L’État se verra encore en situation de bricolage de mesures administratives comme on l’a vu dans la formulation du «Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028» (voir à ce sujet notre article «Un «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative», Le National, 31 octobre 2018).
Incontournable nécessité historique devant se concevoir au titre d’une priorité nationale, le futur aménagement du créole dans le système éducatif haïtien –aux côtés du français et à parité statutaire avec le français–, devra être un dispositif législatif, réglementaire et programmatique ciblant le statut, le rôle et les fonctions du créole dans le processus d’appropriation des connaissances et des savoirs. Il revient à l’État de le penser au titre d’un volet essentiel de l’aménagement linguistique en Haïti. L’aménagement du créole dans le système éducatif national, qui concerne 2 691 759 écoliers unilingues créolophones selon l’Unicef, ne saurait être une entreprise confiée à des amateurs et bricolée dans des «plans» dénués de vision et étrangers aux sciences du langage et à la didactique des langues. Dans le secteur de l’éducation, l’aménagement du créole doit être en amont pensé et défini dans les termes d’une politique linguistique éducative nationale et selon la claire vision d’une didactique spécifique du créole langue maternelle. L’aménagement du créole dans le système éducatif national doit être élaboré avec le concours actif d’enseignants de carrière, de linguistes et de professionnels de la didactique des langues. Il nécessite également la production, par des enseignants de carrière et des professionnels de la didactique des langues, d’un matériel pédagogique de qualité en créole nécessaire à l’enseignement en langue maternelle créole et à l’enseignement de la langue maternelle créole.
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