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Droits linguistiques et droits humains fondamentaux Montréal, le 11 octobre 2017 |
Paru dans Le National, à Port-au-Prince, le 5 octobre 2017, le texte «Système éducatif haïtien: retour sur l’aménagement linguistique en salle de classe» consigne la conclusion suivante: «L’aménagement linguistique étant une question hautement politique, l’une des pistes à envisager serait la mobilisation concertée des organisations des droits humains appelées à s’emparer de la question linguistique et à intégrer effectivement les droits linguistiques au titre d’un droit humain fondamental.»
Pareille conclusion pose la nécessité de bien comprendre la notion centrale de «droits linguistiques», de bien la situer dans le dispositif des droits humains fondamentaux en Haïti et de montrer qu’il s’agit là d’une vision nouvelle, porteuse et rassembleuse quant à la mise en place d’une future politique nationale d’aménagement linguistique au pays. Car à ne pas savoir véritablement en quoi consiste l’aménagement linguistique, à méconnaître ou à ignorer la nature et la portée de la notion centrale de «droits linguistiques», l’on s’expose à une dommageable mal-vision sociolinguistique, à des choix programmatiques contre productifs et à des errements dogmatiques comme on l’a vu lors de l’apparition, sous la plume de l’ONG Académie créole, de pseudo «droits linguistiques» spécifiques aux enfants (voir Robert Berrouët-Oriol : «Les «droits linguistiques des enfants» en Haïti: mal-vision et aberration conceptuelle», Le National, 18 septembre 2016).
Hormis les langagiers, peu de gens savent qu’il existe à l’échelle internationale une «Déclaration universelle des droits linguistiques». Cette Déclaration a été proclamée à Barcelone en juin 1996 durant la Conférence mondiale des droits linguistiques. Elle stipule que «Tous les peuples ont (…) le droit d'exprimer et de développer leur culture, leur langue et leurs normes d'organisation, se dotant pour cela de leur propres structures politiques, éducatives, de communication et d'administration publique».
En proclamant l’universalité des «droits linguistiques», la «Déclaration universelle des droits linguistiques» de 1996 établit les fondements de cette notion jurilinguistique majeure. On entend par «droits linguistiques» l’«Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d'une communauté linguistique tels que le droit à l'usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d'être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels» (Gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). (Sur la notion de «droits linguistiques» et sur celle de «droit à la langue», voir Berrouët-Oriol, R., D., Cothière, R., Fournier, H., Saint-Fort: «L'aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions», Cidihca et Éditions de l'Université d'État d'Haïti, 2011).
L’universalité des «droits linguistiques» s’entend donc au sens du «droit à la langue», du «droit à la langue maternelle» et de «l’équité des droits linguistiques». En fonction du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des «droits linguistiques» pose (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques.
Alors même que la Constitution de 1987 ne fournit pas de provisions jurilinguistiques exhaustives et explicites quant aux «droits linguistiques» de l’ensemble de la population, elle consigne pourtant les balises générales permettant de les formaliser et de les articuler dans un futur énoncé de politique linguistique d’État et dans la future et première législation d’aménagement linguistique que le Parlement haïtien devra être appelé à voter un jour prochain. Tandis qu’elle expose le dispositif d’un ensemble de «droits fondamentaux» –«droit à l’information», «droit à la sécurité», «droit à la vie et à la santé», droit à la «liberté de réunion et d'association», droit à «la liberté individuelle», droit à «la liberté d’expression»--, c’est plutôt en ses articles 5 et 40 que cette Constitution fournit les paramètres généraux en lien avec les «droits linguistiques». L’orientation d’ensemble quant aux droits du citoyen est donnée en préambule de la loi-mère dans les termes suivants: «Pour fortifier l'unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l'acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l'information, à l'éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens.»
Aussi, c’est «par l'acceptation de LA COMMUNAUTÉ DE LANGUES et de culture» que le lien constitutionnel est établi entre la notion de «droits linguistiques» et les droits humains fondamentaux en Haïti. On notera à dessein que le préambule de la Constitution de 1987 est en cohérence avec l’article 5 de cette loi-mère qui atteste l’existence, au plan historique, du patrimoine linguistique bilingue d’Haïti en établissant la co-officialité du créole et du français. On notera également qu’un tel dispositif constitutionnel invalide les prétentions idéologiques des promoteurs de l’enfermement catéchétique cher à certains prédicateurs créolistes, membres ou proches de l’Académie créole, qui prônent le «tout en créole tout de suite» au motif que «Fransé sé danjé» et qu’«Haïti est un pays essentiellement monolingue (…) Haïti est des plus monolingues des pays monolingues» (Yves Dejean: «Rebati», 12 juin 2010).
Comme nous l’avons précisé dans différents textes et dans le livre que nous avons coécrit avec le linguiste Hugues Saint-Fort, «La question linguistique haïtienne / Textes choisis» (Cidihca et Éditions Zémès, juin 2017), la notion de «droits linguistiques» est relativement nouvelle dans le paysage sociolinguistique haïtien. Elle met en cohérence une vision de la problématique linguistique au pays qui s’articule aux notions de «patrimoine linguistique bilingue», de «droit à la langue», de «droit à la langue maternelle» créole, «d’équité des droits linguistiques», de future «parité statutaire entre les deux langues officielles», de «didactique convergente créole-français», de «politique linguistique d’État» et de «législation linguistique contraignante». Et c’est bien en conformité avec cette vision de la problématique linguistique haïtienne que nous avons institué, en avril 2017, le «Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti» dans le droit fil des perspectives inscrites dans notre texte «Les grands chantiers de l’aménagement linguistique d’Haïti (2017 – 2021)» daté de février 2017.
En l’absence avérée de leadership de l’État haïtien dans le domaine linguistique, c’est précisément cette vision de la problématique linguistique d’Haïti qui doit être inscrite et débattue au creux des priorités des organisations haïtiennes des droits humains. Nous en avons dénombré une trentaine, parmi lesquelles la Plateforme des organisations haïtiennes des droits humains (POHDH), le Centre oecuménique des droits humains (CEDH), le Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés (GARR), la Commission épiscopale nationale justice et paix (CE-JILAP), Kay fanm, etc. Pour l’établissement d’un État de droit post dictature duvaliériste en Haïti, ces organisations font un travail remarquable dans des conditions difficiles et elles entendent au quotidien dire le droit tout en menant un combat citoyen de premier plan : ce combat est conduit et se dit pour l’essentiel dans la langue maternelle des sujets parlants, le créole. Il y a donc à la fois parenté linguistique et perspective historique commune entre les «droits linguistiques» et les droits citoyens. L’exercice comme l’efficience des droits humains fondamentaux en Haïti, s’ils s’exercent sur un continuum sociopolitique et économique et dans le champ appelé «droit», ils se nomment en amont et en aval dans la langue et par la langue –au premier chef dans la langue maternelle créole--, malgré le fait que nos séculaires lois régaliennes soient rédigées uniquement en français, ce qui renvoie d’ailleurs à la problématique de la nécessaire production/traduction de toutes les lois du pays en créole (voir Alain Guillaume: «L’expression créole du droit: une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti», Revue française de linguistique appliquée, 2011/1 (Vol. XVI).
Pour accompagner l’État haïtien et obliger l’Exécutif à intervenir au plan législatif dans l’entreprise des «droits linguistiques» au pays, il est donc urgent, nécessaire et incontournable que les organisations haïtiennes des droits humains –en liaison avec d’autres institutions de la société civile--, instituent une concertation linguistique prioritaire. L’inclusion des «droits linguistiques» dans le dispositif des droits humains fondamentaux au pays est une perspective historique rassembleuse d’autant plus que les «droits linguistiques» constituent, dans toute société, un droit premier incontournable qui assure l’expression de tous les droits citoyens. Les «droits linguistiques», sujet majeur de société, sont inséparables des droits citoyens consignés dans la Constitution de 1987 et c’est dans cette perspective que devrait être conduite l’éducation à la citoyenneté à l’échelle du pays tout entier. Dans un premier temps l’action conjointe des organisations haïtiennes des droits humains pourrait cibler leur contribution à l’élaboration d’une politique linguistique d’État et d’une législation contraignante d’aménagement simultané des deux langues officielles d’Haïti.