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Annou voyé kreyòl douvan douvan

texte

Umar Timol

et donc cette absence se trouve à l'entrecroisement de trois destinées, la fascination d'abord parce que le monde est étrangement beau, tu ne cesses d'encenser la découverte de ses merveilles, la beauté des autres, d'un corps, entrevu, engorgé de désir, la beauté de la matière, une nuit étoilée et rêveuse ou les fantasques de la mer, la beauté de tes enfants qui te convie au sens d'un paradis envisageable et tu sais bien que cette beauté se situe bien au-delà des mots, tu te demandes parfois s'il faut l'évoquer, est-ce qu'on peut ainsi cerner ce qui est indicible, sans doute pas mais il faut essayer, il ne faut pas arrêter d'essayer et puis il y a les révélations du savoir, lieu où se conjugue l'infiniment petit et l'infiniment grand, tout ce qu'on apprend sur la complexité, de l'univers, du temps, de l'atome, sur cette machinerie inouïe qu'est le corps de l'homme et puis il y a la beauté des livres et des mots, cet éveil perpétuel et renouvelé aux audaces et extases de la poésie, aux vertiges d'un roman, aux sagesses d'un essai, aux fulgurances immiscées entre les mots, beauté qui ne cesse de t'épuiser, de te dérouter et tu vis ainsi dans un perpétuel état de désir, de curiosité, tout comprendre, tout lire, tout dévorer et c'est parfois étouffant car tu ne peux te défaire de cette emprise mais tu sais qu'elle te donne l'envie des lendemains, ensuite il y a perplexité, qui est sans doute l'autre versant de la fascination parce que tu n'arrives pas à parvenir au sens, tu es certes croyant, un croyant peu orthodoxe, il est vrai, mais tu entrevois, d'une façon intuitive et extrême, la présence du créateur dans le moindre détail, tu sais que ce monde lui appartient, lui revient, que rien ne lui échappe, qu'il est la réalité ultime mais il n'empêche que tu n'arrêtes de te poser des questions, tu t'interroges sur le pourquoi, comment donc appréhender le sens, comment donc saisir cette clef qui te permettra de résoudre l'énigme, comment savoir vraiment, comment être certain, tu as beaucoup lu et de tout temps les hommes ont propose des réponses, riches et contradictoires, ont bâti des systèmes, des monuments intellectuels, souvent cohérents et qui semblent justes et vrais, comment donc parvenir à la vérité absolue, comment croire sans se laisser pour autant séduire par les commodités de l'habitude, de la paresse intellectuelle, comment vraiment savoir quand on connaît toutes ces manigances de l'esprit qui servent à accorder l'illusion de la certitude et finalement il y a le dégout car le monde est parfois horrible, il suffit d'interroger l'histoire et son cortège de catastrophes, de guerres et de génocides, il y a certes un progrès qui semble inéluctable mais qui charrie le malheur, la mort, ainsi corps broyés par millions, corps assoiffés, affamés et puis il y a la question du mal, comment expliquer toute cette souffrance, souffrance psychique de ceux qui ont tout et qui sont vides, désespérés, souffrance des pauvres, des démunis, des marginaux et puis il y a tout le mal qu'on s'inflige et qu'on inflige aux autres, nous sommes soumis au règne de l'irrationnel, de la barbarie et puis tout est éminemment précaire, rien ne dure, même pas le bonheur le plus insensé, nous ne sommes au fond qu'un grain de sable sur fond de néant et tu es donc ainsi, à l'entrecroisement de trois destinées, fascination, perplexité et dégoût et tu ne sais trop comment faire pour t'en sortir, est-ce qu'on peut combler cette absence dans l'exaltation amoureuse, dans un désir que la nuit finit toujours par refermer, est-ce dans la foi, mais une foi toujours érodée par le doute, est-ce dans la création artistique, la quête d'une beauté qui travaille à conjurer l'absolu, est-ce dans le culte de l'éphémère, comment donc combler l'absence, quand tout est simple et compliqué, beau et horrible, quand on se rêve immortel alors qu'on se tient perpétuellement au seuil de l'abysse, comment, sans doute en te blottissant dans ses cils, dans ses cils, un instant, sans doute, sans doute, dans ses cils....

Viré monté