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Hommage à
Les trois vies de Raymond Relouzat
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Il n'est pas donné à tout le monde de vivre plusieurs vies. Raymond Relouzat, qui vient de s'éteindre à l'âge de 70 ans, a eu cette chance que je lui enviais dès l'époque où s'était nouée notre amitié au cours des années 80 du siècle dernier en bons fils de la terre fertile du Lorrain et de sa mer sempiternellement rageuse que nous étions tous deux. Nous n'appartenions pas à la même génération (il naquit dans les années 40 et moi dans la décennie suivante), mais nous partagions cet amour profond pour la langue et la cultures créoles, ce que j'appelle - j'y reviendrai - la troisième vie de R. Relouzat. Sa première vie fut celle d'un brillant agrégé de grammaire, d'un connaisseur hors pair de la culture gréco-latine et donc d'un professeur, à l'Ecole Normale, puis à l'UAG, unanimement apprécié de ses étudiants. La génération des années 40 fut la dernière, en effet, pour laquelle l'agrégation représentait une sorte de sésame culturel (Jean Bernabé, Lorrinois pur jus, est lui aussi agrégé de grammaire) et, chez les scientifiques, cela a donné d'éminents médecins et professeurs de médecine ainsi que des mathématiciens. Raymond se gaussait, au cours des interminables agapes dominicales que j'organisais chez moi, en pleine campagne vauclinoise, de mon ignorance crasse en matière de mythologie grecque et de ma connaissance plus que superficielle des auteurs latins. Il n'était jamais méprisant ni condescendant, mais, c'est vrai, aimait s'embarquer dans de grandes démonstrations érudites qui agaçaient parfois certains d'entre mes convives (d'aucuns se rappelant à cette occasion de son surnom, Mister Magou, datant de l'époque où il était étudiant en France). Mais tout cela finissait par s'arranger autour d'un bon «folibar» à 55°. J'ai en tout cas énormément appris à son contact, lui qui était un lecteur boulimique.
Sa deuxième vie se déroula en Afrique, au Sénégal plus précisément, auprès du président Léopold Sédar Senghor dont il fut l'un des conseillers culturels de 1974 à 1977. Raymond fut le maître d'œuvre de la visite, désormais historique, que ce dernier fit à Aimé Césaire en sa ville de Fort-de-France. C'était à mon tour de charrier notre agrégé de grammaire: «Je ne vois vraiment pas ce qu'un Antillais peut conseiller culturellement à un Africain. L'Africain possède une culture millénaire, il a conservé sa terre, ses langues et ses dieux malgré la colonisation alors que nous autres, Antillais, nous sommes des rescapés qui avons dû bricoler une langue et une culture à la va-vite et qui ne savons même pas très bien qui nous sommes». Je faisais mouche à ce moment-là comme lui quand il me taquinait sur la culture gréco-latine. C'est que nous nous chamaillions souvent. Par affection profonde.
En fait, je n'ai vraiment connu Raymond que dans sa troisième vie lorsqu'il a rejoint le GEREC (Groupe d'Etude et de Recherche en Espace Créole) fondé par Jean Bernabé, autre grand ami de nostre homme. Après Relouzat le Gréco-latin, puis Relouzat l'Africain, voici qu'apparaissait Relouzat le Créole. Dès lors, finies les chamailleries entre nous, place à la réflexion sérieuse, à l'enquête de terrain, à l'écriture et à la publication. C'est que contrairement au domaine européen et africain, tout était, dans des années 70-80, à construire en matière de créolistique. Certes, de grands chercheurs tels que Jean Benoist avaient ouvert la voie et balisé une partie du terrain, mais il fallait maintenant l'investir à tous les niveaux: linguistique, ethnologique, littéraire, historique etc…Ce que nous fîmes (une bonne quinzaine de chercheurs) sous l'éminent patronage scientifique de Jean Bernabé. Pendant 34 ans, le GEREC produisit 107 ouvrages dans ces différentes disciplines ainsi qu'un nombre incalculable d'articles avant d'être contraint de fusionner, par injonction ministérielle, avec les autres groupes de recherche littéraire de l'UAG. C'est dans ce cadre-là que R. Relouzat donna la pleine mesure de son talent d'analyste, se choisissant un domaine - celui du conte créole - dans lequel, hélas, beaucoup de choses approximatives étaient dites et cela par le premier venu. Fort de sa solide culture classique et de sa connaissance approfondie de l'oraliture africaine, il était sans doute le mieux placé pour interpréter ce qui, dans nos contes, revient au monde européen et au monde africain, et surtout à repérer ce qui n'avait pas été perçu à savoir l'apport amérindien ou caraïbe, confirmant ainsi l'idée de Glissant selon laquelle la culture caraïbe n'a pas «disparu» mais «désapparu». Ce qui signifie qu'elle est toujours là mais que nous n'avons pas une claire conscience de son existence. En ce sens, l'ouvrage de Relouzat intitulé «Le Référent ethno-culturel dans le conte créole» (L'Harmattan, 1989), en est une démonstration époustouflante de clarté d'esprit et d'érudition. Son deuxième texte majeur, «Tradition orale et imaginaire créole» (Ibis Rouge, 1998), pour lequel il m'avait fait l'honneur de me demander de rédiger une préface, explore l'imaginaire haïtien ouvrant des pistes là encore inédites, tout en revenant à la Martinique pour dévoiler la présence de l'Indien (Kouli) cette fois dans le conte créole.
On aura compris que Raymond Relouzat avait inscrit tout son travail d'ethnologue dans le cadre de pensée de la Créolité. Sans elle, Relouzat le Gréco-latin et Relouzat l'Africain n'auraient pas été d'une grande utilité pour la Martinique, ce dont il convenait volontiers avec le côté chevaleresque qui le caractérisait et qui faisait que certains d'entre nous le surnommaient affectueusement «Delouzère». C'est qu'à travers le conte se dévoile notre imaginaire, c'est-à-dire la manière avec laquelle nous appréhendons le monde en tant que peuple. Le conte créole nous interdit la nostalgie des «Pays d'Avant» et nous sommes d'assumer ce que l'histoire a fait de nous: un peuple à l'identité multiple. L'oeuvre de Relouzat nous aide grandement à faire ce pas.
Je ne peux terminer sans évoquer le côté boute-en-train du personnage, facétieux par moments. Comme la fois où nous participions à un colloque du CIEF (Centre International d'Etudes Francophones), à Tucson, en Arizona, au début des années 90. Les organisateurs nous avaient emmenés visiter Kitt Peak, l'un des plus grands observatoires d'astronomie du monde, juché sur une montagne en plein désert. Alors que chacun d'entre nous, les congressistes, étions convié à regarder le ciel, à tour de rôle, par l'œil d'un télescope géant, Raymond, qui était juste avant moi, me lança:
«Vini wè Ti Jan Lorizon, boug!» (Hé mon vieux, viens voir Ti Jean l'Horizon!)
J'ignore si c'était la solennité des lieux ou la force de conviction contenue dans sa voix, mais je me précipitai sur la lunette télescopique au grand éclat de rire des congressistes étasuniens, canadiens et haïtiens qui avaient le matin même suivi avec passion sa brillante communication au sujet de ce personnage des contes créoles. R. Relouzat s'était retiré du monde ces dernières années à cause d'une maladie handicapante. Nous ne nous voyions plus, n'échangeant que de rares courriels, fort laconiques d'ailleurs. Un peu comme s'il avait déjà commencé à rejoindre les divinités caraïbes Zémis, les esprits africains et les dieux de l'Antiquité gréco-romaine qui l'avaient occupé sa vie durant.
Je ne doute pas un seul instant qu'ils ne l'accompagnent au cours de son ultime voyage…