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Jean Urruty
Emmanuel Richon
2007
Certes, Jean Urruty ne fut pas le premier Mauricien à s’intéresser à l’Histoire de la littérature de son pays, d’autres l’avaient devancé, tel Edouard Fromet de Rosnay et son «Anthologie mauricienne» (Galerie poétique de l’Isle de France, 1897). Néanmoins, il fut sans doute le premier à inaugurer une authentique critique, une esthétique locale du jugement.
Né à Rose-Hill en 1904, il est le prototype de ce que cette ville a pu produire de mieux dans le domaine des Arts et Lettres, éclipsant même la capitale durant l’entre-deux-guerres. Urruty fit ses études au Collège Royal de Curepipe, où il trouva à s’employer comme professeur de Lettres, il y fit sans doute ses premières armes.
Il fut membre, trésorier et secrétaire du célèbre Cercle Littéraire de Port-Louis. Journaliste, il officia notamment à la Revue L’Essor. Il eut l’audace d’entretenir une correspondance nourrie, durable et régulière avec des écrivains francophones à travers le monde, particulièrement avec Léopold Sedar Senghor. Il est même l’auteur de dix articles sur La Poésie franco-canadienne parus dans L’Essor en 1935-36.
Il écrivit de nombreux articles sur la poésie des Mascareignes, puisant volontairement dans ce que ses racines lui semblaient receler de plus spécifique, magnifiant même un certain régionalisme littéraire alors embryonnaire, mais bien réel si l’on en juge par l’influence capitale d’un Jules Hermann sur un Malcolm de Chazal. Cet amour du terroir devait également lui faire conserver un intérêt certain pour la langue créole (Le Parler créole mauricien, Revue de la Guadeloupe, 1950 et Trait d’Union, Saint-Denis, 1951). Il servit ainsi volontiers de passerelle ou de lien littéraire entre les îles sœurs (Auguste Lacaussade et l’Ile Maurice, Le Mauricien, 1959), (Pérégrinations à l’Ile sœur, Le Mauricien, 1960), (Auguste Brunet, l’Homme et l’œuvre, Bulletin de l’Académie de La Réunion) …
C’est vers la fin de sa carrière que Jean Urruty publia ces deux ou trois études littéraires qui devaient prendre date dans l’ Histoire littéraire locale. On lui doit ainsi d’avoir été le premier Mauricien à avoir rappelé au monde francophone les origines d’un Paul Jean Toulet (Le Mauricien Toulet) quand personne en France n’en avait cure. De même, il est le premier à avoir clamé haut et fort l’influence mascarine du voyage de Baudelaire sur son œuvre entière.
Son devancier, Hippolyte Foucque, le Réunionnais, avait, quant à lui, déjà évoqué l’escale réunionnaise1 de l’auteur des célèbres Fleurs du Mal, mais la nourrissant de nombreuses anecdotes fantaisistes autant que croustillantes, en tout cas invérifiables et sans sources déclarées et authentifiées, ce que ne fit pas Urruty.
Son Baudelaire aux Mascareignes, paru en 1968, en s’en tenant aux certitudes, devait donc faire œuvre de pionnier et propager lentement mais sûrement, la certitude d’une influence mascarine sur le célèbre poète. Evidemment, demeurant en bordure stricte des anecdotes avérées, le critique mauricien ne put certainement pas aller bien loin, les faits et gestes de Baudelaire sur l’île demeurant à jamais mystérieux.
Judith Cladel, la fille de l’ami du poète, brossant le portrait du célèbre dandy, remarqua cette retenue paradoxale qui nous valut tant de légendes:
« Son caractère comportait un singulier sentiment de pudeur virile, une volonté de retrait en soi, indice de son tempérament aristocratique. Cette pudeur, il l’abritait derrière le masque d’ironie et de causticité qu’il s’était assuré. C’était son moyen de défense contre les empiètements de l’indiscrétion, contre les vulgarités de certaines camaraderies, les vantardises des faiseurs, car il haïssait la caricature de ce qu’il y a de respectable dans les aspirations humaines.»2
Restait l’essentiel, par delà l’anecdote, la foule immense des images et des mots parcourant les poèmes et qui devaient attendre les lecteurs futurs, pourvu que ceux-ci se donnassent la peine d’y retrouver leur île.
Le véritable ostracisme local que devait subir Baudelaire, vous l’aurez compris, ne fut pas le fruit du hasard, ce qui donne encore plus de valeur à la tentative de critique d’Urruty. Bernardin de Saint-Pierre, beaucoup moins illustre et souvent présenté comme un anti-esclavagiste, ce qu’il n’était en réalité pas, fut littéralement adulé, au point qu’il ne se trouve pas de site mauricien, rues, hôtels, restaurants,…, qui n’y fassent explicitement référence. Statues, tableaux, livres entiers à foisons se gargarisent de l’idylle rousseauiste un tantinet guimauve, et voilà une œuvre glorifiée à outrance, tout simplement parce qu’elle présente, à l’opposé de la poésie de Baudelaire, une certaine vision d’une unité arcadienne et paradisiaque de la société mauricienne, en un temps où la réalité esclavagiste était évidemment tout autre. «Va pour le brave Domingue» …
L’auteur des Fleurs du Mal est à l’opposé de cette vision illusoire et c’est sans doute pourquoi il fut volontiers passé sous silence, par pertes et fracas. A peine si le Centre Culturel Français osa s’enorgueillir du nom d’un écrivain aussi sulfureux et dérangeant dans sa compréhension locale, c’était le moins.
A Léoville L’Homme, grâce lui soit rendue, qui faisait naître Jeanne Duval en son pays3, le marquis Daruty de Grandpré, Mauricien lui-aussi, rétorquait aussitôt:
«Si l’Ile de France s’honore d’avoir été, au bon vieux temps, le berceau d’une Virginie, se pourrait-il, funeste effet de la transition qui s’est opérée, que l’Ile Maurice en fût réduite, un siècle après, à revendiquer une Jeanne Duval? Je ne saurais trop protester là contre, pour le bon renom de ma chère île. C’est ma mère, je la défends!»
On comprendra donc aisément que Jean Urruty eut quelque mérite à défendre Baudelaire et son voyage sous nos cieux. Aujourd’hui, aucune rue, aucun nom affiché, aucun buste, aucune mention, Baudelaire ne mérite qu’une «allée Charles Beaudelaire», mal orthographiée, au sein du jardin botanique de Curepipe, ainsi qu’un ridicule panonceau en plein champ de cannes, à Cressonville, près de Quatre-Bornes, alors que la demeure des Autard de Bragard sise à la rue Guibert, dont pourtant tout atteste du séjour baudelairien, y-compris son propriétaire actuel, ne porte aucune mention et la demeure, typique et admirablement conservée n’est même pas classée … Tout ce silence ne peut être le fruit du hasard.
Urruty eut, le premier, le mérite d’avoir tenté de réhabiliter la mémoire du poète en rétablissant la fierté de son passage sous nos cieux, ce qu’aucun autre n’avait fait avant lui. Ce faisant, à l’occasion du cent-cinquantenaire des Fleurs du Mal, certainement le recueil de poésie le plus connu et le plus lu au monde, espérons que le poète français recevra l’hommage qu’il mérite amplement.
N’oublions jamais cette lettre à sa mère, en date du 4 décembre 1847, dans laquelle il évoque un retour possible à Maurice, lettre trop souvent ignorée des baudelairiens:
«Et en effet, malgré l’épouvantable douleur que j’éprouverais à quitter Paris et à dire adieu à tant de beaux rêves, j’ai fait la sincère et violente résolution de le faire, si je ne puis pas prendre sur moi de vivre laborieusement quelque temps avec l’argent que je vous demande. Or ce serait pour aller loin. Des gens que j’ai connus à L’Ile de France ont daigné se rappeler de moi; j’y trouverai une place très facile à remplir, des appointements beaux pour un pays où on vit facilement quand on y est établi, et l’ennui, l’ennui horrible et l’affaiblissement intellectuel des pays chauds et bleus. Mais je le ferai comme châtiment et expiation de mon orgueil, si je manque à mes dernières résolutions. Ne cherchez pas parmi les places officielles quel peut être cet emploi. Car il est presque domestique. Il s’agit de tout apprendre, sauf la chimie, la physique et les mathématiques, aux enfants d’un ami. Mais ne parlons plus de cela, car la nécessité possible de cette résolution me fait frémir. Seulement j’ajoute que dans le cas où je jugerais à propos de me punir ainsi d’avoir manqué à tous mes rêves, j’exigerais, puisque là-bas m’attendrait une vie facile et sûre, que tout derrière moi fût payé. La seule pensée de cette décadence et de cette abjuration de forces me donne le frisson. Aussi je vous conjure de ne pas même montrer confidentiellement cette lettre à M. Ancelle, tant je trouve honteux pour un homme de douter d’un succès. J’ai jusqu’au mois de février pour accepter ou refuser, et je prétends vous donner au jour de l’an les preuves que votre argent a été bien employé.»
Ainsi, alternative à une réussite littéraire, Maurice demeurera la possibilité d’un bonheur lointain auquel il ne sut se résoudre, pour le plus grand bien des amateurs de poésie. Sachons gré à Jean Urruty d’avoir, le premier, deviné l’importance des Mascareignes dans le souvenir du célèbre auteur des Fleurs du Mal.
Emmanuel Richon