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La montagne rouge 28

L'exécution

José Le Moigne

La montagne rouge 28

Photo José Le Moigne.

Quand il revint à lui, sa tête n’était plus qu’un brasier. Il se demanda pourquoi son champ de vision se trouvait étréci et pourquoi il n’était plus à moitié nu, mais rhabillé sans qu’il ne se rappelle ni par qui ni comment. On avait même glissé à ses pieds ses galoches à semelles de bois.  Mais cela ne dura que le temps du réveil. Malgré l’intensité de sa souffrance qui lui faisait se demander, tant le sang lui battait derrière son front fiévreux, si le cœur ne lui était pas remonté à la tête, Albert, sorti de son hébétude, s’astreint à faire le point. D’abord, au carrelage noir et blanc sur lequel il gisait, il reconnut qu’il était dans le vestibule de la maison. Il voulut se dresser sur les coudes ; mais toute sa force s’était enfuie et il serait retombé misérablement, s’attirant par ce fait un redoublement de souffrance, s’il ne s’était senti retenu puis soutenu par les aisselles.

— Ne t’agite donc pas comme ça ! dit une voix qu’il connaissait, une voix où la gouaille, imperceptiblement, se frayait un passage. Même si je ne suis pas certain que ce soit le mieux à faire, je vais t’aider à t’asseoir.

— C’est toi, Marcel?

— Oui, c’est moi, et comme tu peux le voir, encore assez vaillant.

Bien que sachant que cet effort inouï serait sans doute le dernier de sa vie consciente, son dernier geste d’homme libre, Albert obligea son regard mutilé à faire le tour de la pièce.  Et d’abord les hommes. Près de lui, comme si on n’avait pas voulu les séparer, l’homme sans nom, le souffle court et les membres rompus, sentant déjà davantage la pisse que le sang, continuait à appeler sa mère. Les six autres, remontés de la cave selon un choix qu’ils ne s’expliquaient pas, exprimaient sur leurs visages gris de toutes les nuances de l’angoisse. Il ne s’attarda pas sur Coco bel œil pas plus que sur et sa clique qui avaient échangé leur position de tortionnaires pour celle de garde chiourme attendant l’ordre de mettre un point final à la vie de ces larves, de ces cloportes de partisans ; mais décida de concentrer son attention sur l’horloge comtoise qui décorait le mur d’en face. Elle indiquait vingt heures. Soudain, Roeder, dont on avait oublié l’existence pendant les épisodes de la cave et de la chambre de torture, comme si coco bel œil et ses sbires — ce qui n’était pas loin de la vérité —, agissaient de leur propre chef, fit une entrée jupitérienne.  

 — Les véhicules sont arrivés, vous pouvez y aller, dit-il en indiquant la porte. Albert regarda de nouveau le cadran de l’horloge. Il était vingt heures trente.

Deux voitures légères et un camion bâché attendait dans la cour. Dès lors, tout se précipita. On hurla. En breton, en allemand, en français. On entassa sans ménagement, les moins blessés aidant les presque morts, les prisonniers à l’arrière du camion. Le convoi s’ébranla.

Personne ne remarqua la grande et vieille femme qui, derrière la plus haute des fenêtres du dispensaire, visage tendu et ravagé sous sa coiffe modeste, scrutait les mouvements de la rue et, au-delà, à vingt ou trente pas, la maison du notaire. Personne, non plus ne savait ; et l’aurait-il su que ça n’aurait rien changé, qu’il s’agissait de la maman de l’instituteur. Ayant obtenu du médecin, un cousin à la mode de Bretagne, de demeurer autant qu’elle le voudrait à son poste de vigie, elle était là depuis le matin, ayant fait à kilomètres séparant Rostrenen de Bourbriac et entendait, de quelle manière que ce soit, apercevoir son fils. Attendait-elle autre chose, sa liberté peut-être? Non. Comme toutes les mamans l’auraient fait à sa place, elle avait espéré un miracle, mais elle savait aussi que, depuis qu’ils arpentaient le Centre Bretagne, tomber dans les griffes de la Gestapo, c’était, à neuf ou dix fois sur dix, ne pas en ressortir. Elle se serait fait écorcher vive plutôt que de l’admettre mais, à son cœur défendant, elle avait fait le sacrifice de son enfant.

On ne parlera pas d’adieu. Ce serait inhumain. D’ailleurs, il était dit, que même cette âcre faveur lui serait elle aussi refusée. On avait descendu la bâche du camion et quand celui-ci passa devant le dispensaire, bien que certaine que son enfant était à l’intérieur, elle ne put pas le voir.

Des jeunes gens passaient et repassaient sur le trottoir, parlant haut, esquissant des pas de danse, lançant vers le ciel pourpre des bribes de chansons. Toute cette jeunesse dont Albert s’était lui-même dépouillé monta vers elle comme les volutes disgracieuses de cendres mal éteintes. Alors, le froid lui traversa la nuque. Elle ne comprenait pas cette entorse timide à l’heure du couvre-feu. Et puis elle se souvint. Aujourd’hui était jour de pardon. Quelle indécence! pensa-t-elle. Comment peuvent-ils célébrer une fête quand, à leurs pieds, dans une cave transformée en prison, des gamins, comme eux à peine échappés de l’enfance, se faisaient torturer et peut-être tués!  Cela dépassait son entendement, mais le camion déjà, porteur de son ultime espoir, celui que l’on transférait son garçon dans une prison moins dure, s’effaçait au tournant de la rue.

 Où allait-on ? Et surtout pour quoi faire? En se couchant sur la plateforme dépourvue de toute espèce de siège les prisonniers s’attendaient à être exécutés dès la sortie de Bourbriac. Mitraillage sans doute. C’était la grande mode depuis qu’on ne prenait plus la peine d’en passer par un jugement aussi sommaire qu’il fut. Or, les trois véhicules zigzaguaient sans imagination à travers le canton. Marcel qui avait découvert un interstice dans le laçage de la bâche l’avait suffisamment agrandi pour qu’il puisse voir la route sans risquer de se faire prendre. Il lisait à voix haute les panneaux indicateurs pour redonner courage à ceux qu’il sentait sur le point de renoncer. On passa près de Callac, on traversa Lohuec ; puis on se dirigea, suivant une logique de randonneur plutôt que celle d’un tueur, vers Bolazec. La Chapelle Neuve et à présent Plougonver. Que voulait dire cette errance avinée, car, depuis le matin, les miliciens n’avaient pas dessoulés. Toutes vitres baissées ils braillaient à qui mieux-mieux des complaintes d’ivrognes qui s’achevaient dans des cris rituels ; des hurlements tribaux plutôt.

 — C’est pas possible! dit Marcel. Ils vont se faire repérer! C’est plein de patriotes ici! Ils vont nous délivrer!

Un fol espoir venait aux irréductibles comme Marcel et Albert, aux résignés dont-on taira le nom, et même à l’homme sans nom dont on pu croire qu’une ombre de sourire avait passé sur ses lèvres meurtries qui ne dessinaient plus que les vague contours de ce qui avait été une bouche.

Il ne se passa rien. Elle est bien terminée, pensa Albert, la résistance romantique. On n’obéissait plus aux coups de cœur depuis le débarquement. On attendait les ordres et, manifestement, celui de leur délivrance ne serait pas donné. D’autres préoccupations sans doute. Albert comprenait.

En tout état de cause, cela ne donnait pas la clé de cette errance au bout du compte hallucinante ; et puis, pour Albert qui luttait pour ne pas sombrer dans l’inconscience, cela devint d’une clarté évidente.

— C’est clair, dit-il à voix basse à Marcel pour ne pas écorner l’espérance des autres, ils cherchent un coin tranquille et ne sont pas pressés.

— Mais, leurs beuglements?

 — Ils sont bien renseignés. Ils savent qu’ils ne seront pas chopés. Alors, ils se défoulent.

— C’est donc la fin des haricots?

— Je le crains, mon ami.

Comme pour lui donner raison, cela se sentait à la vitesse du camion, au frottement des roues sur le bitume, on avait quitté la route, cette départementale 34 avec ses replis, ses talus, ses bosquets, ses fermes isolées, certaines réduites à l’état de carcasse envahies par le lierre et le houx, si propre aux embuscades.

— Qu’est-ce que tu vois?

Albert fit un effort d’adaptation car le soleil incandescent rendait l’observation bien plus aléatoire.

— Il n’y a pas grand-chose à voir. Nous roulons sur une espèce de chemin vicinal. Je ne sais pas où cela mène.

Le convoi s’arrêta en douceur. La ridelle s’abattit et la phrase de Marcel demeura à jamais en suspend.

— Descendez tas de charognes! Et au trot! Celui-là ne peut pas marcher? Eh bien, traînez-le! Vous ne pensez quand même pas que l’on va vous aider? Voilà. Vous êtes arrivés. Personne ne se retourne. Regardez devant vous.

Le soleil rouge avait tout envahi. L’ombre de Coco bel œil dépassa le petit groupe dont certains s’étaient agenouillés. Des coups de feu claquèrent.

©José Le Moigne 2013

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