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La montagne rouge 22

La traque

José Le Moigne

Traque

Photo José Le Moigne

 — Tout le monde aux camions et fissa nom de Dieu!

En entendant Bleiz  brailler, Ferrand, sorti de sa torpeur, se dit que le répit avait été de très courte durée. En tout cas, ce maître coup de gueule fit se lever les gours qui, fusil sur les genoux, comme tous les soldats du monde lorsque la guerre fait relâche, fumaient en bavardant.

Tout le monde s’installa sur les banquettes latérales et aussitôt, précédé de deux tractions-avant couvertes de poussière, le convoi prit la route. Il zigzagua pendant trois à quatre kilomètres puis s’arrêta dans un énorme couinement de ferrailles malmenées. On était en bordure d’une steppe qui descendait en pente douce vers un hameau dont-on devinait, dépassant des taillis qui encadraient la lande, les ardoises des toits. Un officier SS, un Obersturmführer descendit de la voiture de tête et, raide comme un piquet dans ses bottes cirées — à croire pensa Ferrand qu’ils ont tous avalé une règle —, fit appeler les chefs.

— Expliquez à vos hommes, dit-il dans son français heurté, que nous allons constituer des unités mixtes et avancer en ligne en fouillant chaque mètre carré. Si vous trouvez un homme, vous l’arrêtez. S’il résiste ou s’il tente d’échapper, pas de quartier, abattez-le!

Après avoir sondé sans découvrir âme qui vive des kilomètres de broussailles, de fourrés et de lande, la battue déboucha, à Ty-Névez en Peumerit-Quintin, devant une ferme basse à l’avant-garde du hameau.

Halt!

— Le SS dégagea son revolver de l’étui et désigna la ferme.

Fouillez-moi cette bicoque de fond en comble! Retournez tout! Rien ni personne ne doit vous échapper! C’est un vrai nid de terroristes!

L’information semblait tomber du ciel masquant à point nommé l’échec de la chasse. Pourtant, tant on était dressé à obéir, personne ne se demanda d’où elle venait, comment il la détenait, et pourquoi il ne l’avait pas partagé dès le début de l’opération.

On était là pour exécuter, pas pour s’interroger.  

Aussi précautionneuse que fut la traque, elle ne s’était pas faite sans bruit et, dès qu’ils en avaient entendu le piétinement sourd, en alerte déjà, Louis et Jeanne Conan s’étaient retirés, ou plutôt réfugiés, à l’intérieur de la ferme. Maintenant, figés devant le lit clos et le front des armoires dont les cuivres lustrés brillaient avec tendresse dans la pénombre de la salle commune, ils attendaient que les soldats — c’est le nom générique qu’ils donnaient aux massacreurs qui s’approchaient —, saoulés par la promesse du butin et du sang, franchissent la porte basse.

Leur attente angoissée ne se prolongea guère. La porte fut enfoncée à coups d’épaules, à coups de pieds et de crosse et bientôt, entre les poutres basses et la terre battue, une aigre odeur d’homme se substitua à celle toujours flottante de l’étable. Louis était bien loin d’être savant et les bribes d’Histoire qu’il connaissait ne remontaient guerre au-delà de la Grande Guerre; mais la mémoire paysanne est fidèle et constance et celle des exactions des bleus au temps de la chouannerie, transmise de veillées en veillées, lui était familière. C’est donc à cela qu’il pensa en entendant les hurlements qui à présent l’enveloppaient. On hurlait en français. On hurlait en allemand. On hurlait dans une langue bizarre que, dans sa rusticité, Louis collé avec sa femme aux panneaux ouvragés du lit clos, imagina être du russe. Les coups commencèrent à pleuvoir et, sans autre transition, ils se retrouvèrent, gisant dans la poussière imprégnée de purin, au milieu de la cour. Louis n’oublia jamais l’ignoble correction qui s’en suivi. Ils furent battus à coups de crosse. Ils furent battus à coups de nerfs de bœuf. Ils furent battus à coups redoublés des talons et des pointes de bottes. Entre deux vagues de brutalités, la même voix, chaque fois plus brutale, chaque fois plus barbare et inhumaine, posait cette question qui, à force d’être martelée, était elle-même une abomination.

— Quel est le nom des terroristes qui ont dressé leur camp à Ty-Nevez il y a deux ou trois jours?

S’il avait pu, par ses aveux, soustraire Jeanne à la répétition des coups, Louis, qui ne prétendait pas à la couronne des héros, les aurait délivrés sans beaucoup de remords; mais encore fallait-il qu’il sache quelque chose. Or, à part le fait qu’un groupe de maquisards avaient stationné là et que, comme tout le monde, il les avait ravitaillé, il n’avait rien à confesser qui ait un peu de consistance. La récolte était maigre mais, au bout du compte, rien n’indique que le SS n’en espérait autant. Toujours est-il qu’elle était suffisante pour que l’Obersturmführer, fou de rage et ivre de violence, décrète l’apogée des représailles.

— Pillez-moi ça, dit-il la bouche tordue de haine et, lorsque ce sera fait, foutez le feu à tous les bâtiments!

Pour une troupe comme celle-là, rompue à ce type d’action, il s’agissait presque d’un jeu. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, la ferme fut vidée de tout ce qu’elle contenait de beurre, de lard, de saindoux, de pain, d’eau de vie, et de denrées de toutes sortes. Au même instant ou presque, l’équipe d’incendiaires, dans un galop halluciné, courait jusqu’à la grange d’où elle revint, prouvant par son bout des baïonnettes et des fourches, et certains même, faisant preuve par là d’une diabolique aisance, au bout de leur fusil. Leurs gueules, sous le casque d’acier, rougeoyaient au brûlot qu’ils allumaient et balançaient dans le corps de logis, l’étable et les communs. Ils n’eurent guère le temps de se réjouir, car l’Obersturmführer, qui, manifestement, ne voulait pas que l’on s’attarde, ordonnait le repli.

— Allez, gueula-t-il en parcourant le front des hommes, n’attirons pas les embuscades, dégageons.

Étouffées au début les flammes montèrent vite léchant avec violence et gourmandise la ferme et toutes ses dépendances et offrant un décor dantesque à la troupe se retirant avec sa discipline naturelle que secouait, à chacun de leurs pas, leur rire cruel de ruffians.

Louis attendit d’être certain qu’ils ne reviendraient pas avant de se mettre debout et d’aider Jeanne à se relever. Alors, en titubant, il fit les quelques pas qui le séparaient de l’étable où les vaches affolées beuglaient, ruaient et s’étranglaient à leurs licols.

© José Le Moigne 2013

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