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La montagne rouge 21

Le mur de l’Atlantique

Extrait

José Le Moigne

Les gours, s’il y avait une chose dont-ils se fichaient éperdument, c’était du sort des prisonniers. Qu’il s’agisse de maquisards ou d’innocents n’était pas leur affaire. Ils arrivaient, ils traquaient, ils livraient, ils torturaient, puis regagnaient leur burg de Rennes où ils attendaient que l’on refasse appel à leurs services. En ce printemps féroce, la pause n’était jamais très longue. Un mois était à peine passé depuis la rafle qu’ils se retrouvaient, de nouveau un dimanche, dans le camion bâché toujours conduit par Hans, à rouler vers une destination très vague encore; la montagne.

C’est que les choses évoluaient à très grande vitesse. Personne n’en doutait plus. Dans les semaines qui venaient les forces alliées allaient tenter de débarquer entre Dunkerque et Brest. Les boches pariaient sur le Pas-de-Calais, mais rien n’était certain. La Bretagne, il est vrai, dressait au-dessus de la mer une formidable forteresse naturelle, mais, pour autant, elle n’était pas inexpugnable et, si les Anglais décidaient de faire ici une diversion, et ce molosse de Churchill en était bien capable, il faudrait l’arrêter sans attendre. La prudence voulait donc que l’on brusquât la fin des travaux du mur de l’Atlantique — alignement herculéen de blockhaus, casemates et batteries côtières, doublé, d’un bout à l’autre de ses quatre mille kilomètres, par un réseau inextricable d’asperges de Rommel1, de portes d'étables belges2, de champs de mines et autres hérissons tchèques3—,et qu’on y précipitât, toutes affaires cessantes, l’essentiel des troupes. Cela tenait quand même du poker menteur. Contrôler le pays avec des régiments médiocres et amoindries s’avéra vite une gageure. L’insolence du maquis, dopée par l’imminence du débarquement, ne connut plus de borne. À l’évidence, la peur changeait de camps. De jour comme de nuit, l’apparition d’une patrouille, d’un véhicule hippomobile ou d’une colonne fourvoyée, déclenchait l’embuscade. C’était toujours la même histoire, rapide, incisive, et, faute de pouvoir renforcer les convois, elle était sans parade. Une voiture aux portières démontées surgissait du néant. Les mitraillettes crachaient, les fusils aboyaient, les revolvers claquaient.  Groggy, les boches encore valides se jetaient sur leurs armes, mais trop tard, toujours trop tard. Le temps d’envisager une riposte elle avait disparu. Comment à moins d’être aveuglé ne pas s’en rendre compte? Action après action l’armée de l’ombre prenait le pas sur la Wehrmacht.

Le comble fut atteint et même dépassé le jour du premier mai. Muguet au revers du veston et regard de défit crânement affiché, deux compagnies de maquisards, l’une ayant à sa tête Jojo, impertinent et juvénile, et l’autre Louis Pichouron, alias le commandant Alain, simultanément, mitraillette au côté et revolver à la ceinture, avaient défilé, en plein secteur de l’adjudant Prigent, aux bourgs de Maël-Pestivien et Saint-Nicolas du Pélem. Or la population, qui moins d’un mois auparavant aurait clos ses volets, était sortie en liesse, certains exhibant même des drapeaux tricolores.

Aussitôt, comme son devoir l’exigeait, Prigent avait téléphoné au lieutenant Flambard qui l’avait sèchement rabroué.

Au bout du fil, l’adjudant ne savait que répondre.

— Mon lieutenant, avait-il bredouillé, en ce moment, on ne peut rien contre ces salopards. Ils ont des complices partout et les moyens de se les assurer. Ils payent, rubis sur l’ongle, avec l’argent provenant de leurs attaques des perceptions et des bureaux de poste le lait, les œufs, le lard que les femmes leur fournissent et lorsqu’ils ont besoin d’une monnaie d’échange,eh bien, le tabac qu’ils se procurent également par le vol, leur sert abondamment. Tenez, l’autre jour, une bande a traversé Callac en braillant: nous avons fait deux camions de la manu! Et de distribuer, pour bien montrer leur impunité, une partie des paquets de gris pillés à la manufacture. Avec la meilleure des volontés, comment pourrais-je faire mieux que les gendarmes de Morlaix?

— Tonnerre de Dieu! Et les Allemands? Que font les Allemands?  Il y a  bien une kommandantur à Callac!

— Les Allemands, mon lieutenant, mais ils sont comme nous, ils ne voient plus le jour. La semaine passée, tandis qu’ils tentaient, avec de gros moyens pour une opération de police à Saint Nicolas du Pellem, une de leurs voitures d’état-major était interceptée à Croaz-Tasset, près de Saint-Nicodème. À son bord se trouvait un lieutenant-colonel,celui qui commandait à Saint-Brieuc. Il a été exécuté. Par qui? Mais, mon lieutenant, ici c’est un secret de Polichinelle. Encore et toujours les mêmes. Jojo, Etienne, Lagadec et Rohou; mais pour les arrêter c’est une autre paire de manches! Je ne dis pas que c’est impossible, mais il faudrait d’autres moyens!

— Je comprends bien mon petit vieux. Avec la formation Perrot, le renfort des Allemands, des miliciens, des Ukrainiens du général Vlassov, on va faire le ménage. Et si nous ne réussissons pas du premier coup, reviendrons jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul terroriste dans le département!

— Vous avez raison, mon lieutenant, à force le dernier mot devrait être pour nous.

©José Le Moigne 2013

Notes

  1. Réseaux de poteaux en bois.
  2. Poteaux en acier assemblés et qui ressemblent à des portes d'étables.
  3. Plots en bétons

 

 Viré monté