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La montagne rouge 20

La rafle

Extrait

José Le Moigne

— Tachez de bien vous reposer. Demain lever à trois heures. Direction Callac.

Targaz s’ébroua. Après toutes ces heures dans le camion il éprouvait le besoin de détendre ses membres. Pourtant, aussi peu qu’il connut la cartographie de son pays, il savait que Callac n’était pas si loin de Saint-Brieuc où ils venaient de s’arrêter et que l’expédition pouvait se faire d’une seule traite. Alors, en mettant bout à bout les indices, prévision du départ à l’aube, camions allemands qui se rangeaient les uns auprès des autres dans la cour de l’immeuble où ils casernaient pour la nuit, conciliabules entre Péresse, son état-major, et les officiers vert-de-gris, il comprenait que Saint-Brieuc était qu’un point de ralliement et que l’affaire qui se préparait était d’une tout autre envergure que les opérations coups de poings auxquelles ils étaient habitués.

Au même instant, dans son bureau de la gendarmerie de Guingamp, Flambard mettait la dernière main à son plan de revanche. Il n’était pas seul. L’homme, en face de lui, était d’une élégance forcée qui donnait quelque chose de vulgaire à sa taille par ailleurs bien prise. Son profil, lui aussi, était agréable mais brutal et sa voix, flûtée et caressante, elle eut paru tranquille et gouleyante si elle n’avait été celle de l’occupant. Et quel occupant! Rudolph, dont-on ne sut jamais s’il se prénommait Wilhelm, Albrecht ou quelque chose d’autre, ce jeune homme à l’allure d’étudiant un peu fat, était le chef redouté des gestapistes du pays de Guingamp.

Il avait pénétré chez Flambart sans frapper, en patron, il fallait bien le dire, rompant, d’un seul coup, l’illusion que celui-ci se faisait d’être l’alter-ego du chef de la police allemande.

— Voilà, dit-il, en tendant au lieutenant une feuille dactylographiée. J’ai examiné votre plan dans tous les détails. Je n’y vois rien à redire mais, cependant, je pense qu’il serait bon que nous le revoyons ensemble car, voyez-vous, ce qui compte avant tout dans une pareille opération, c’est la coordination.

Là-dessus, il avait rapproché son siège de celui de Flambard et, comme des étudiants bûchant ensemble un examen, ils s’étaient mis à préparer la nasse dans laquelle ils comptaient bien faire tomber Callac dès le petit matin.

9 avril 1944. C’était le dimanche de Pâques mais, personne, dans les villages du canton de Callac, ne songeait à célébrer la fête de la résurrection. Depuis la veille des troupes stationnaient dans tous les bourgs et, à la fébrilité des officiers, au matériel de guerre que l’on devinait sous les ridelles, on comprenait que l’air était chargé d’orage. Aussi, à deux heures très précises, lorsque le lieutenant Hans Grülh et ses hommes sortirent de l’école des filles de Plourarc’h où ils cantonnaient depuis la veille, leur départ n’alluma aucune flamme dans le regard des quelques villageois réveillés bien avant l’aube qui les regardaient passer. À vrai dire, ils n’allèrent pas très loin. Deux kilomètres à peine. Comme ils arrivaient au carrefour de Kerdudal Hans Grülh fit arrêter ses hommes de part et d’autres des essarts gardés à demi sauvages pour la chasse. Les mitrailleuses furent mise en position et, dès lors, les routes de Plourac’h, Carnoët, Calanhel et même les sentines menant à Plusquellec se trouvaient coupées. Impossible de passer dans l’un ou l’autre sens.

Concurremment, sur les routes de Carhaix, Guingamp, Morlaix ou La Chapelle Neuve, à raison de cinq hommes tous les cent mètres, l’armée allemande cadenassait Callac. Tout individu donnant du nez sur le barrage était immédiatement arrêtée, fouillé, identifié, gardé à vue avant d’être conduit aux halles de la ville. Au bourg, aussi, le piège se refermait sur les malheureux habitants. Des trois heures du matin un peloton composé de cinq gendarmes français et de cinq gendarmes allemands avait investi la poste, neutralisant le téléphone. Les fouilles à domicile pouvaient maintenant commencer. Rudolph et Flambard avaient veillé tout particulièrement au panachage des commandos. Chaque groupe de dix hommes se composait de quatre gendarmes allemands, trois gendarmes français et de trois policiers en civil. Arrachés à leur lit et à leur intimité, les suspects, traînés comme des pourceaux à l’abattoir, étaient rassemblés dans les halles qui prenaient, à mesure que l’heure s’avançait, une allure inquiétante de gare de triage. On était en partance, mais pour Où? Les malheureux s’épiaient, cherchaient à découvrir dans le regard de l’autre une vérité qu’il redoutait, mais chacun se gardait d’exprimer sa pensée. Ce qu’ils voyaient se dessiner était trop monstrueux pour être seulement envisagé.

Comme toujours, le premier à rompre le silence fut Job Kermarec. Ce familier des cabarets de Callac jouait les beaux esprits, car il avait vécu très longtemps à Paris sans que l’on sache, d’ailleurs, à quoi il avait passé sa vie.  

— On se croirait à la foire aux chevaux, dit-il d’une voix qui se voulait blagueuse mais qui couinait comme une poulie rouillée.

— Aux bestiaux, plutôt, corrigea son voisin, un brave gars dont le visage jaune ressemblait à un cierge sur le point de s’éteindre. Nos chevaux leur sont bien trop précieux pour qu’ils songent à les vendre!

Mais déjà Kermarec, apercevant non loin de là un jeune gars qu’il connaissait, s’exclamait:

—Joseph! Que fais-tu là mon gars? s’exclama Kermarec en découvrant non loin de lui, appuyé à un pilier comme un marin au mat de charge, un jeune gars qu’il connaissait.

— Et toi, mon Job répondit le jeune homme. J’étais en plein sommeil quand un gars est entré dans ma chambre. Le temps que j’émerge j’avais déjà un revolver sous le nez tandis qu’il m’ordonnait de m’habiller. Ses comparses, deux boches se sont mis à fouiller toutes les pièces de la maison; y compris la chambre de mes parents! Te rends-tu compte, ajouta-t-il d’une voix encore brouillée par l’émotion, un français avec des boches!  

 — Ils cherchaient quoi?

— Une mitraillette, soit disant cachée dans la maison.

— Et alors?

— Ni mon père, ni moi, n’avons jamais eu d’armes. Pas même un fusil de chasse!

— Hélas, mon gars, conclut Job Kermarec sur un ton devenu fataliste, c’est pour chacun de nous la même chose.

José Le Moigne
2013

 Viré monté