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La montagne rouge 12

Matin de froid sur l'Arrée

Extrait

José Le Moigne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo Christine Le Moigne-Simonis.

Le prêtre et la postière

Pour qui vient de Morlaix, la montagne c’est d’abord une enfilade de vallons qui se disputent l’horizon, des villages robustes au milieu des prairies, des talus chapeautés de chênes nains et de saules têtards, des frênaies alignées et quelques néfliers. Il faut franchir cette première ligne de défense pour atteindre la lande. Ici commence le Yen Ellez, royaume des terres fluctuantes, semées de mares et de ruisseaux, de pierres moussues et de tourbières noires cachant l’entrée de l’au-delà devant laquelle l’Ankou monte une garde patiente et attentive. Dès les derniers troupeaux passés on entre en territoires de guerriers. La pente se fait rude, les virages s’enchaînent et l’on passe, en quelques tours de roues, par des croupes hirsutes semées de chaos granitiques, du niveau de la mer à plus de trois cents mètres. Vous vous dites alors que la montagne est une terrible citadelle, une forteresse redoutable pourvue en abondance de courtines, d’étroits mâchicoulis et d’orgueilleuses tours de guet. La garnison, car forcément il y en a une, est d’autant plus redoutée qu’elle demeure invisible. Le temps n’était pas si éloigné où la misère du monde poussait, de fermes en fermes des chiffonniers pouilleux, seigneurs édentés et maudits du territoire de l’errance.

Il faisait froid. Un froid cassant et sec qui ne pouvait virer ni à la pluie ni à la neige. Pourquoi? L’explication est simple. Qui sait écouter les anciens ne peut pas se tromper. Au seuil de la journée il suffit d’observer le coq du clocher. S’il pointe sa crête à l’ouest, et aujourd’hui c’était le cas, il va faire beau temps, peut-être même la canicule régnera-t-elle. En hiver, descendu dans la nuit d’un ciel sans nuage le gel recouvrira de blanc les talus et les champs. Par contre, qu’elle que soit la saison de l’année, si jamais vous le voyez tendre le bec à l’est, préparez sans attendre capuches et cirés.

Donc il faisait très froid et le vent, soufflant par vagues ingrates, martyrisait les herbes. Jean Thépaud pédalait. De Morlaix à Carhaix, la route directe et abritée, était bien plus facile à bicyclette que celle qui, après virage à Bolazec, passait par des chemins à peine carrossés et des pentes sans fin. Hier encore, pour qui ne cherchait pas les joies d’un parcours sportif, le choix paraissait évident mais aujourd’hui, qui se voulait prudent, devait savoir que le chemin direct était, de jour comme de nuit, sans cesse parcouru par des patrouilles boches. Jean Thépaud roulait donc sur la route la plus rude où il suffisait, pour circuler en relative sécurité, d’éviter les gros bourgs en coupant par des layons étroits où personne, à part les chevaux de labours et ceux qui les menaient, ne passaient plus jamais.  

À cette heure, l’affaire étant bien préparée il le savait très bien, l’abbé, suivi de son enfant de chœur, était à mi-chemin de Toull ar Groaz et de la chapelle de Saint Corentin où il venait de célébrer l’office et du bourg de Scrignac. Aussi, n’ayant nulle raison de forcer sa machine, pas une seule fois, depuis son départ de Morlaix, il n’avait éprouvé le besoin de consulter sa montre. La course du soleil suffisait. Pourtant, avant chaque relance, taraudé malgré lui par l’angoisse, tout en continuant de pédaler, il lâchait le guidon de sa bicyclette et ajustait ses gants de laine. La tâche qu’il allait accomplir était assez terrible comme cela. Pas question que le froid l’empêche de tirer. Alors, comme s’il pouvait l’avoir perdu, avant de foncer à nouveau, il vérifiait, en tâtant la poche droite de sa veste fourrée, la présence du colt.  Il était volontaire. Personne ne lui avait pas forcé la main. Lorsque l’on a vingt ans, que l’on est communiste, résistant et réfractaire au STO, on n’a pas d’états d’âme. S’il faut tuer, on tue. N’empêche, qu’au gré des kilomètres, même s’il la mettait au le compte des battements de cœur générés par l’effort, une foutue sarabande tournoyait dans sa tête où seule l’évidence du geste à accomplir se dégageait avec clarté. 

©José Le Moigne 2013

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