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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

 

Gare de Nice.

L’hiver dans Grésivaudan

Les gens méchants se croient invulnérables et Louise ne faisait pas exception à la règle. Cette fille était de la race des sangsues, ces bestioles grasses et répugnantes qui se nourrissent du sang des autres. Quand elles s’accrochent à votre peau, il faut la flamme d’un briquet ou une pointe de fer rouge pour les faire lâcher. Alors, tu penses bien qu’elle n’allait pas rester dans son village à dorloter un père qui n’était pas malade. Dès le lundi matin, persuadée que Madame après le fiasco de son dîner de gala allait lui manger dans les mains, elle était de retour. Jamais je n’avais vu personne plus glorieuse. Visiblement, elle se prenait pour le Messie. Ma parole, avec son cou de vieux gallinacé qu’elle tordait pour chercher son reflet dans les vitres, sa tête couronnée d’un ridicule petit bibi à plumes et le grand parapluie sur lequel elle s’appuyait comme sur un bâton enrubanné, c’était Louis XIV posant dans la Galerie des Glaces.

Dieu merci, Madame ne l’entendait pas de cette oreille. Pas de boudoir cette fois. D’un geste sans appel, elle lui indiqua l’ancien bureau de Monsieur où, sans lui faire l’aumône d’un mot pour se défendre, elle lui régla ses gages rubis sur l’ongle, mais sans la moindre gratification pour service rendu. Quant à la lettre de recommandation qui facilite la réembauche, Madame s’en tint au strict minimum.

Comment te raconter le monde des domestiques d’autrefois? On en fait des romans aujourd’hui, plus pittoresques les uns que les autres, mais, crois-moi, la réalité était bien différente. Chez les gens de maison, l’esprit de caste était aussi formel, aussi rigide que chez les maîtres. Vouloir y déroger, c’était se vouer les pieds et poings liés aux affres de l’enfer. C’est ce que j’avais fait avec l’affaire de Louise. Qu’elle soit appréciée ou non n’était pas la question. En acceptant de prendre au pied levé la place de la cuisinière, j’avais transgressé tous les codes secrets. Alors, c’était pas la peine de rêver. J’avais un dossier comme on dit aujourd’hui et tôt ou tard, il me faudrait prendre mes cliques et mes claques. Par chance, je m’étais découvert une âme de voyageuse. Il me fallait tout explorer avant, qu’un jour, c’était mon vœu secret, je puisse m’installer.

Il y avait une règle chez les gens comme il faut. On ne se vole pas les domestiques. Cela faisait partie des choses non écrites, de ces contrats tacites qui laissent tellement de flous aux marges que c’est un jeu de les franchir. On ne cherche même pas à passer en douce. On cherche des prétextes. Plus c’est gros, meilleur c’est; et avec la crise du personnel, cela valsait allégrement d’une maison à une autre. Voilà comment j’ai proposé mes services à chez Madame Martin qui m’a tout de suite acceptée. C’est comme cela que ça s’est passé. On ne m’a ni renvoyé. On ne m’a pas ni débauchée. Je me suis appuyée sur la loi de l’offre et la demande. Mine de rien, j’avais franchi un sacré pas.

Comme tu le sais déjà, Madame Martin possédait un château dans le Grésivaudan. Il y passait le printemps et l’été et, l’automne, elle revenait à Lyon, pour la saison comme elle disait. Mon travail n’était pas difficile. Le matin, je faisais la lecture à ma patronne. Non qu’elle ne sût pas lire, non que ma voix soit belle au point de l’enchanter, surtout avec mon accent créole alors si à la mode, mais parce que ça faisait chic d’avoir une lecture, du moins, c’est ce que je crois, l’après-midi, soit je faisais de la couture, soit j’accompagnais Madame dans ses promenades.

S’il te plaît, ne fais pas comme les autres. Ne me bassine pas avec le Gévaudan quand je parle du Grésivaudan. Ici, pas de bête infernale qui se repaît du sang des jeunes filles, mais une vallée profonde où serpente l’Yser, un paradis vert planté de vignes et de vergers. Parfois, Madame voulait marcher jusqu’au village, mais, le plus souvent, elle faisait préparer la voiture et le chauffeur nous conduisait par la route départementale jusqu’à Challes les eaux ou Chambly. Madame n’était jamais avare d’explications. Aussi bavarde qu’un guide touristique, elle me nommait l’une après l’autre, les magistrales bandes montagneuses, la Grande Chartreuse, le massif de Belledonne qui barraient l’horizon à chaque courbe de la route. Guillaume piaffait d’impatience à son volant. Il aurait bien voulu lancer la mécanique et avaler la pente. Mais Madame l’obligeait à modérer l’allure et à prendre les chemins d’altitude qui relient la vallée à de charmants villages dont les noms: Saint-Pierre d’Allevard, La Buissière, Saint-Pierre d’Entremont, et, surtout, pour une raison que tu devines, Le Fond-de-France, résonnent encore au fond de ma mémoire.

Pour la première fois, je n’avais pas à me soucier des autres domestiques. Tous venaient du village et étaient attachés au château depuis des générations. Du coup, n’étant pas menacés, ces gens simples, ni meilleurs, ni plus mauvais que les autres, une fois la surprise passée, étaient plutôt ouverts et accueillants. La surprise, bien sûr, c’était moi. Une négresse à Brignoud, ça ne s’était jamais vu, même aux temps anciens où le château, ou plutôt son ancêtre, une redoutable forteresse, barrait la route aux Sarazins. Mais j’avais l’habitude. J’avais également appris à trouver normal que ces quasi-analphabètes, qui tournaient sept fois leurs langues dans leurs bouches avant de parler par peur de commettre la faute qui faisait rire, s’extasient sur la pureté de mon Français. Ils n’étaient pas les premiers et, pour longtemps encore, ils ne seraient pas les derniers. Le premier jour, une gamine fruste et charmante me demanda la permission de toucher mes cheveux.

— Regarde, Lison, ça ressemble à du crin!

Lison, sa grande sœur, caressa à son tour ma tignasse et ce fut tout. Je n’entendis plus jamais d’allusions à propos de ma race. On m’avait adoptée.

J’aurais pu rester très longtemps chez Madame Martin. Peut-être aurais-je pu y passer sinon toute ma vie, du moins tout mon temps de travail. Tu en connais, toi, des patronnes qui écrivent régulièrement à leurs anciens employés? Eh bien, sache que Madame Martin n’y a jamais manqué jusqu’à sa mort en 1950. Et, pourtant, ce n’était pas le genre à se pousser du col! Pas une sainte, non. Des saintes, j’en ai jamais croisé, mais une femme admirable. Une des meilleures personnes que j’ai pu rencontrer.

Alors, pourquoi suis-je partie? La bougeotte? Pas seulement. L’hiver en montagne? Pas d’avantage. L’hiver. Je ne l’avais jamais vu dans le Grésivaudan, mais, après mon expérience du col de la Faucille, je pensais que c’était kif-kif bourricot. La majesté, la beauté inouïe du paysage allaient largement compenser la froidure. Et puis, j’avais toujours en tête mon manuel de sciences naturelles. Il y avait deux belles images en vis-à-vis. Sur l’image de gauche, un ours brun du Kamtchatka — un nom à faire décoller — lançait vers la lumière un saumon qui mourrait dans une gerbe d’écume. Sur celle de droite, le plantigrade gigantesque, n’était plus qu’une boule de poils fauves au fond d’une tanière. Va donc savoir pourquoi, cette gravure m’a toujours fait penser au Jésus de la crèche. L’ours est un animal qui hiberne, précisait la légende. Il ne dormait pas vraiment, mais il mettait sa vie au ralenti pour résister aux rigueurs polaires. Au fond, c’est cela que je souhaitais. J’aurais aimé pouvoir passer la mauvaise saison derrière les fenêtres à meneaux du château et puis renaître avec les perce-neiges.

Sauf que Madame avait d’autres projets.

— Rachel, me dit-elle un matin, nous partons pour Vichy. Nous y passerons le printemps chez ma fille. Blanche a trois petits enfants. Je suis certaine que vous vous en occuperez bien.

Passe encore pour les enfants. Mon cœur saignait encore quand je pensais à Petit Pierre et à Annie, mais j’aurais pu le faire. Mais Vichy? Encore plus au nord quand j’avais connu les froideurs de Lyon, je n’étais pas d’accord. Alors, le soir même, j’ai pris ma plus belle plume et j’ai écrit à l’agence de placement. J’ai dit que je ne m’habituais pas au froid et qu’il fallait me trouver quelque chose plus au sud, pourquoi pas Nice. À ma grande surprise, par retour de courrier, on me disait de me présenter au plus vite chez Madame Aliène, 24 rue Assalit, à Nice.

Voilà comment je me suis retrouvée une semaine plus tard en plein cœur de la gare de Nice. Je me souviens parfaitement de la verrière, des stucs et des lambris semés à perfusion. Jamais je n’ai revu cela. Même dans les gares parisiennes à leur plus belle époque. Une telle débauche de luxe, Seigneur, j’en suis encore toute éblouie.

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© José Le Moigne

Madiana
Chemin de la mangrove 4
Anzin
Avril 1999-Mai 2000
La Louvière, Belgique
Mars 2022-Février 2023

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Chemin de la mangrove 4

 

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 Viré monté