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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Lundi 26 février 1923

Je me demande encore par quel tour de passe-passe, le lundi matin, lorsque j’ai repris l’auto-postale, le conducteur n’était plus mon vieil ami Maître Aristide, mais ce mal-bougre de contrôleur à la figure en forme de sabre d’abattage. Il ne fit pas de commentaire en me voyant monter. Mais à son regard torve, je savais qu’il m’attendait au tournant. Grand bien lui fasse.

Fermement résolue à ne pas entamer mon pécule, j’acceptais le défi. Je gagnais le fond de la guimbarde en me disant:

— Maintenant que je suis accrochée à mon siège, tu peux courir. Essaye de m’en faire lever et tu verras!

Telle n’était pas d’ailleurs son intention. Le serpent n’allait pas attaquer au Lorrain où tout le monde se connaissait, où l’on attendait pour emprunter le marchepied en caquetant, où l’on se demandait où avait pu passer le bon compère qu’était Maître Aristide. Non, il attendrait le flux et le reflux du premier arrêt à Sainte-Marie. C’était si simple. Il n’avait qu’à se mettre au milieu du passage et dire: «Messieurs et dames, billets» en assaisonnant son parler d’un rire canaille à la Martiniquaise. L’affaire serait alors vite pliée. Les voyageurs râleraient un ti-brin. Serait-il Créoles sans cela? Puis très vite ils admettraient que les temps changent, que l’on était en 1923, et que même si ça vous écorchait le gosier au passage comme si vous aviez avalé l’arête d’un balaou, il fallait bien l’admettre, les arrangements avec Maître Aristide, les: «Pa ni pwoblem, chè, tu paieras à ton prochain passage», c’était bien derrière nous. Qui sait? Peut-être bien que moi-même, malgré ma tête-cochon, après avoir quand même sorti mes griffes, j’aurais accepté de puiser dans ma bourse.

Mais ce Nestor, plus grand couillon que lui, je crois tout bonnement que ça n’existe pas. Le voilà qui décide de jouer «C’est moi le maître à bord» et veut tout régenter sans quitter son volant! Tu montes? Tu montres ton billet. Tu descends? Tu montres ton billet. Tu es déjà en place? Tu attends un ti-brin et tu viens me montrer ton billet. Prenez tout votre temps, messieurs et dames de la compagnie. Pas question que je démarre sans avoir vu tous les billets.

Mezanmis, quel bel bagay il a mis là ! D’abord, la ronde du monter-descendre, après, le traîner-pied ronchonnant de ceux qui avaient pris leur place au Lorrain, et moi, bien sûr, bien décidée à conserver mes picaillons. Une minute, deux minutes, trois minutes. Seigneur, la Vierge, le soleil allait fondre les tôles, les bakouas tournaillaient dans un tourné-viré-ventilateur et ce diable en personne de Nestor qui agitait son mouchoir en pleurant: «Mi chalé», mais qui aurait préféré rôtir en même temps que nous plutôt que baisser pavillon devant une gamine obstinée. Un coq rouge en bataille dressé sur ses ergots! La guiablesse contre le chien-fer. J’ignore comment se serait achevée notre foutu baroud si un petit blanc chétif, flottant dans son costume de lin, n’avait ôté son casque colonial en s’épongeant le front avant de s’écrier, furieux comme Monsieur l’abbé interrompu au milieu de son prêche par un rire étouffé:

— Dites-moi, chauffeur, quand comptez-vous partir? Le bateau pour Cayenne ne va pas m’attendre à Fort-de-France!

Et l’autre qui répond comme si la question du petit ne valait pas plus qu’un caca-chien:

— Je ne démarre pas tant qu’elle n’a pas payé sa place!

— Rappelez-moi alors, combien coûte un billet?

— Ça n’a pas changé depuis ta' leur. 15 francs.

— Eh bien, j’offre son billet à Mademoiselle. Prenez l’argent et démarrez!

N’être certaine de rien, c’est ma devise depuis ce jour. J’aurais juré que Madame Césaire m’aurait accueilli les bras ouverts, mais voilà qu’elle me parle à nouveau de Charles-Henri. Pas encore résignée, ma bienfaitrice se livrait à une ultime tentative pour me faire épouser son neveu. Le bougre était tenace. Un jour, il était allé à Marigot d’un bel coup de voiture pour lui dire:

— Maître Oreste, ne craignez rien. Je paierai tout. Les meubles, la maison, et même la robe de mariée. Rachel aura tout ce qu’elle voudra.

Comme si j’étais à vendre! Comme si je comptais sur lui pour mettre du beurre dans mes épinards! De toute façon, j’étais fermement décidée à ne pas me marier avant mes 24 ans.

Madame Césaire était une femme intelligente et de plus elle m’aimait. Elle n’a pas insisté.

— C’est toi qui as raison, m’a-t-elle dit dès qu’elle a compris que cette fois encore elle ne me convaincrait pas. A ta place, j’aurais fait la même chose.

Pour je ne sais quelle raison, peut-être le charbon, notre départ, prévu le vendredi, avait été repoussé au lundi. Ce qui n’était qu’un fâcheux contretemps pour la plupart des voyageurs qui savaient que le retard serait comblé d’une façon ou d’une autre, dans ma situation, c’était deux jours et quelques heures pendant lesquels tout pouvait se passer. Je n’étais pas sans savoir que mon passage éclair à Marigot et au Lorrain avait bouté le feu aux imaginations. On n’empêche les langues de cracher leur venin. Tu peux me croire sur parole, les cancanages ne m’avaient pas douciné et Maman n’avait pas été la dernière à souffler sur les braises écrivant même à ma demi-sœur Léonide: «Léonide, ti fi an mwen, Rachel est passée au Lorrain. Elle n’est même pas venue me dire qu’elle partait pour la France. Elle s’est cachée comme une voleuse pour faire ses papiers. Si tu la vois, fais comme si tu ne la connaissais pas.». Crois-moi, je n’en menais pas large. Et si elle débarquait chez Madame Césaire en brandissant un papier, c’est ma fille, elle est mineure et j’en suis responsable? Rien qu’à cette idée, je tremblais comme une feuille.

Mais elle n’a pas osé. Plutôt, son désir de se débarrasser de moi l’a emporté sur son désir de me nuire. À mon immense soulagement, le jour du départ, c’est Madame Césaire accompagnée d’Agnès et de Mireille, qui m’ont conduite à l’embarquement. Peut-être Aimé était-il là aussi, je ne m’en souviens pas. Je te passerai les «Adieu foulards, adieu madras» et tous les flonflons exotiques qui accompagnent les au revoir. Franchement, ça n’en vaut pas la peine. De toute façon, c’était ma décision, et même si mon cœur était lourd de chagrin, je n’allais pas pleurer. Lorsque le Macoris s’est éloigné du quai dans un jet de vapeur, à part ces trois visages, je n’ai cherché personne dans la foule.

C’était le lundi 26 février 1923. J’avais gagné ma liberté et je ne l’ai plus perdue depuis.

© José Le Moigne

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Chemin de la mangrove 4

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