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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Tyrannus dominicensis, pipiri qui chante au matin. "pipirt chantan" signifie "au lever du jour". Photo Francesca Palli

Une petite robe de crépon

Il était 14 heures quand la guimbarde a fait son démarré. Assise près d’un vieux monsieur d’allure misérable dont le pantalon de coutil usé jusqu’à la trame était coupé au-dessous des genoux, je me faisais toute petite. Je ne craignais pas Maître Aristide. Lui, je le connaissais depuis ma tendre enfance. Mais il y avait le contrôleur dont la compagnie l’avait flanqué depuis peu, un mal-bougre efflanqué avec une lame de machette à la place du visage. Pas vraiment le bougre avec qui rigoler!

Tout se passa jusqu’à Saint-Joseph. Je commençais à baisser la garde lorsque l’animal, brandissant tout soudain sa sacoche de cuir, beugla à la cantonade.

– Messieurs dames, billets.

Seigneur, la Vierge! Le voilà qui plante sa carcasse devant ma petite personne et qui me demande avec dans la voix un froufroutement de très mauvais aloi:

– Manzell, votre billet s’il vous plaît!

– Mais, Monsieur, Monsieur Lariboisière m’a dit que je pouvais voyager jusqu’au Lorrain!

- Ki sa Missié Lariboisière?

– C’est votre patron, n’est-ce pas?

Joli coup. Rappelle-toi, Julien. En toutes circonstances, ne parle jamais avant d’avoir zieuté autour de toi. Moi, avant de monter dans l’auto-postale, j’avais vu le contrôleur faire la roue devant un petit blanc à casque colonial qui n’arrêtait pas d’ajuster son faux col comme ce bout de celluloïd lui grattait le gosier. C’était des: Monsieur Lariboisière par ci, des Monsieur Lariboisière par là. J’en avais pris bonne note. Pas la peine de tourner-virer pendant dix ans autour du petit doigt. Monsieur Lariboisière, c’était lui le patron.

Ceci dit, Monsieur Lariboisière, je ne le connaissais ni d’Eve ni D’Adam. Cependant, j’avais juste et, profitant de la confusion, je décidais d’avancer mon second atout. À 18 ans, c’est à peine si j’en faisais 14. Alors, jouer les mamaille effrayée, j’avais déjà connu plus difficile! Ça commençait à râler ferme dans la guimbarde.

– Hey, Missié-a, c’est pas tout ça. Moi, j’ai mon billet et je ne vais me mettre en retard pour toi. Laisse cette gamine tranquille. Tu vois bien qu’il s’agit d’un enfant!

– Elle paye ou elle descend. Pas question de partir avant!

– Couté bien Nestor. On a payé ton machin. On veut rentrer chez nous. C’est tout. Maître Aristide, fais aller le démarreur.

Que pouvait faire le dénommé Nestor? Il avait tout le monde sur le dos et moi, plus il gueulait, plus je me tassais au fond du siège comme une chatte furieuse prête à vous balafrer. Il ne pouvait même pas me coller la paire dont il rêvait. Il n’en avait pas le droit. Alors, il a laissé tomber.

Maître Aristide a mis la gomme. L’auto-postale a volé par-dessus les mornes et nous sommes arrivés au Lorrain sans une minute de retard. Pile à l’heure devant le porche de Saint-Hyacinthe.

Je suis descendu en rasant les sièges. Je savais que Nestor était un bougre à me saisir par l’oreille et à me secouer comme un plant de groseilles-pays. Mais il n’a rien fait et, sans demander mon reste, je me suis faufilée entre les passagers et j’ai filé droit vers la mairie. Mon cœur battait dans ma poitrine comme un tambour bèlè. Seigneur, la Vierge! Pourvu qu’elle ne soit pas fermée. Dans ma situation, je n’avais pas une minute à perdre.

À croire que c’était mon jour de chance, Edmond, un des jeunes employés se tenait tout bonnement en haut des marches de la maison commune. Monsieur prenait tout simplement le frais.

Il était plus de 18 heures. La nuit commençait à tomber. Les cabris-bois et les grenouilles préludaient sous les feuilles et bientôt, ce fut la grande symphonie. Edmond, aurait déjà dû être chez lui depuis un bout de temps déjà, mais c’est un fait: on aurait dit qu’il m’avait attendue. Bon, il m’avait fait la cour deux ou trois ans auparavant et je voyais bien, à la manière dont il s’était figé en me voyant, que le gaillard était amoureux de moi comme au premier jour. Mais ça s’arrête-là. La télépathie et tous ces tralalas de transmission de pensée, c’est pas des machins pour moi. Mais puisque monsieur était en état de sidération, compte sur moi pour en profiter.

– Couté mwen, Edmond, que je lui ai dit sans même le bailler un bonjour-bonsoir, je pars pour la France et il me faut tous mes papiers avant lundi. Mon extrait de naissance et tout ce bazar-là.

– Ah oui, mais…

Pauvre Edmond, je ne lui ai pas laissé le temps de respirer et encore moins celui de protester.

– Allez, lui ai-je franchement ordonné, prend cette échelle, pousse là contre les étagères et attrape la caisse du haut.

Comme je venais de passer mon brevet, je savais que mon dossier se trouvait-là. Il ne manquait que la signature de Papa.

– T’inquiètes, je l’aurais pour demain, ai-je déclaré à Edmond effrayé à l’idée de laisser un document sortir sans autorisation, et je me suis précipitée dehors. Oui, ce pauvre Edmond, je l’ai tout bonnement planté là.

On va dire que le hasard a bon dos et que c’était écrit. Je sors de la mairie, je tome sur Tante Rémisa qui justement passait par là. Pas mal comme coïncidence, hein! Bon, comme je ne suis pas certaine qu’elle m’ait vue, me voilà qui la hèle:

– Tante Rémisa! Tante Rémisa!

Et comme c’était écrit, n’est-ce pas, je lui déballe mon histoire.

– Tante Rémisa, j’ai fait tout ce que tu m’as dit. Je suis allé voir Roberte et elle m’a trouvé un passage pour la France. Je pars vendredi après-midi.

– Chic alors! Rachel, je suis tellement contente pour toi. Mais, dis-moi, je suppose que tu ne veux pas retourner aller dormir chez ta mère, alors, si tu venais chez nous, Marceau sera si heureux de te voir!

Je vais te dire, Julien, je n’avais pas réellement songé à la question qu’à l’instant où Edmond, encore sur le coup de l’entorse au règlement dont il venait de se rendre coupable, m’avait rattrapé par le col en me disant:

– Rachel, demain, comme un samedi sur deux, le docteur Mercier ne consulte pas au Lorrain, mais à Basse-Pointe. Mince, une jolie trotte en perspective. Au moins, en passant la nuit chez Tante Rémisa et Tonton Marceau, au moins aurais-je un brin de temps pour me refaire.

Donc, le lendemain matin, dès le chant de l’oiseau pipiri, je m’enfile le petit café que m’a préparé Tante Rémisa, et en route pour Basse-Pointe.

16 km aller, 16 km retour. Allez, la France ça se mérite! Tu connais la Martinique, les routes toutes droites et toutes planes, on ne connaît pas ça. Ça monte. Ça descend. Ça remonte. Ça redescend. A Ravine-Viré tu as le choix. Où tu t’engages sur le guet, où tu traverses comme tu peux la rivière. En six-quatre-deux, j’enlève mes chaussures, je retrousse ma jupe et, non s’en mettre d’abord récité un lot de fois à la volée pour me bailler ti-brin courage: «Ou ka passé rivyé-là! Ou ka passé rivyé-là», j’ai commencé à traverser. Bien sûr, tu ne connais pas ça. Pour toi, Ravine-Viré, c’est une jolie route tropicale avec un joli pont sur la rivière. Pas ça de mon temps. Il fallait sacrément du courage et de la détermination ou être bougrement pressé pour passer en dehors du gué. De l’inconscience aussi. Beaucoup s’étaient fait attraper. Les jours d’avalasse, l’eau dévalait de Morne Capot, de Morne Savon, et, parfois même, de Fond-Gents-Libres et de Dégras. Seigneur, la Vierge! La rivière monte sans prévenir pièce. Elle gronde. Elle déborde. Elle rafle tout sur son passage. Tant pis pour toi. Tu n’as pas eu le temps de crier: «Manman» qu’elle t’a déjà bouffé! Oui, elle t’a englouti, comme ça, comme un coulirou dans le gosier d’un malfini. Une de mes cousines s’était fait prendre. La rivière l’a roulée, roulée, roulée. Le temps d’un seul crié et elle est morte!

Moi, je suis passée.

J’étais à 2 km de Basse-Pointe. Soudain, un bruit furtif derrière moi et une voix qui m’appelle.

– Rachel! Rachel!

Qui peut bien connaître ici? Je me retourne pour voir dans mon sillage une jeune fille pour qui j’avais fabriqué un chapeau de mariage. C’est comme ça qu’on disait quand on voulait être à la mode pour une cérémonie. Elle m’avait payé en partie, mais il lui restait encore 30 francs à me régler.

– Viens à la maison qu’elle me dit. Il faut que je te donne tes sous.

– Mési, mési! Mési ampil! Là, je n’ai pas le temps. J’ai une affaire à régler à Basse-Pointe. Tout à l’heure, quand je repasse si tu veux bien.

Bon, ça faisait déjà 30 francs à ajouter à mon pécule.

Aye-aye-aye! La salle d’attente du docteur Mercier était pleine et archipleine. Si j’attendais mon tour, j’en avais pour la matinée. J’ai attendu que le docteur passe sa barbichette dans l’entrebâillement de la porte pour m’effondrer en me tenant le ventre. Si tu avais vu le ouélélé! Le docteur s’est précipité vers moi puis, aidées par des patientes affolées, il m’a gui dé vers son cabinet. Une fois dans la place, je ne l’ai pas laissé se ressaisir.

— Docteur, ai-je débité d’une voix haletante, j’ai absolument besoin d’un papier attestant que je suis capable de supporter l’hiver en France.

Tu l’aurais vu se gondoler! C’était ahurissant de voir sa barbichette passer de droite à gauche tellement il rigolait en me signant le fichu certificat.

Je savais que la jeune fille au chapeau de mariage n’allait pas me faire faux pas. Je l’avais tout de suite deviné, elle était de ces gens qui se feraient plutôt hachés menu que de manquer à leur parole. J’ignorais combien de temps elle avait attendu, mais une chose était certaine, lorsque je passerai, elle serait là sur le bord du chemin. Je ne me trompais. Elle m’invita gentiment à la suivre chez elle et j’acceptais. Elle n’habitait qu’à quelques pas. La perte de temps serait des plus minime et j’aurais mes 30 francs. Bon, tout en marchant, il me fallait écouter son babillage, mais, au fond, la romance qu’elle me débitait n’était pas très différente de la mienne. Enfin, pour ce qui me concerne, on pouvait parler de romance. Dans ces temps difficiles, elle voulait une vie meilleure, à la mesure de ses petites ambitions. Au fond, seuls nos chemins différaient. Elle m’annonça dans un sourire plein de tendresse et d’espoir qu’elle venait d’épouser un petit blanc, que c’était vraiment un garçon très gentil et que, si j’avais un peu de temps, elle allait, me montrer la belle chambre à coucher en bois de courbaril qu’il avait fabriqué pour elle. J’ai pris un peu de mon temps sacré. C’est vrai qu’elle était belle. Un travail d’artiste. La jeune femme m’avait préparé quelques accras, du pain et une bouteille de limonade. J’étais parée pour reprendre ma route.

Vois-tu, j’ai un regret. Je n’ai jamais su ce qu’elle était devenue, mais je pense à elle très souvent. Dire que je n’ai même pas songé à prendre son adresse pour lui écrire de France! Elle aurait adoré recevoir des lettres de France. Ça, j’en suis plus que certaine!

Mais le temps courait à une vitesse folle ce jour-là et je ne pensais qu’à tracer ma route. Mon Dieu, il était déjà 5 heures du soir lorsque je suis arrivée au Lorrain. J’ai acheté une grosse enveloppe jaune, j’y ai fourré tous les documents en ma possession et j’ai posté le tout à l’intention de Madame Reynaud. Ça, au moins, c’était fait.

Alors, seulement, j’ai pris le temps de me dire:

— C’est pas tout ça. Demain, on est déjà dimanche, il faut que j’aille voir Papa.

J’ai repris illico le chemin de Marigot. 4 km aller. 4 km retour. Seigneur, J’en avais des kilomètres dans les pattes quand je me suis enfin assise chez Tante Rémisa.

Dire que j’étais moins fatiguée qu’aujourd’hui où je n’ai pas levé les fesses de ce fauteuil!

— Ainsi, tu pars pour la France, m’a dit Papa avec vraiment du chagrin dans la voix. Mais la France, c’est loin, tu sais! Tu ne pourras pas revenir avant longtemps.

— Papa, je ne reviendrais jamais en Martinique.

J’ai vu poindre des larmes dans les yeux de mon père, mais j’étais résolue. Les temps n’étaient pas à la tendresse. Ça, je le savais depuis longtemps déjà. Il me fallait tailler ma route si je voulais me frayer une place, aussi petite qu’elle fût.

— Là, tu me prends de court dit Papa qui s’était ressaisit. Aujourd’hui, je n’ai que 30 francs à te donner. C’est tout ce que j’ai en poche. Mais, n’est-ce pas, à Fort-de-France tu vas loger chez les Césaire ? Alors, pas d’inquiétude, dès lundi, je te fais un mandat.

30 francs par ci. 30 francs par là. Ma bourse s’arrondissait. Pourtant, si personne ne m’avait donné un centime, c’était du pareil au même. Je savais mon billet payé et, quoi qu’il arrive, un travail m’attendait à mon arrivée.

Et puis, en plus de ses 30 francs, Papa m’a offert une magnifique paire de chaussures, des bottines en chevreau.

— Prends ça, qu’il m’a dit presque gêné. Je les ai achetés pour une cérémonie où, final de compte, je ne suis pas allé. Vends-les. Tu peux en tirer dans les cent francs.

Je n’ai pas eu à chercher d’acquéreur. Le même soi lorsque je les ai montrées à Tante Rémisa après lui avoir raconté mes pérégrinations, elle m’a dit en battant des mains:

— Oh, comme ça tombe bien! Justement, Marceau a besoin d’une nouvelle paire de bottines.

Elle m’a donné 100 francs. Avec ça j’étais riche. Pas assez pour m’offrir la petite robe de crépon dont je rêvais pour mon départ, mais assez pour acheter le tissu. Je savais que Madame Césaire me prêterait sa machine et qu’au besoin elle m’aiderait. Et puis, pour 6 francs, j’allais pouvoir reprendre la belle paire de créoles que j’avais mis en gage à Fort-de-France.

Mes pieds me faisaient mal. Mes jambes étaient dures comme du bois de campêche, ma cervelle était molle comme un migan d’igname, mais je me disais que j’aurais toute la traversée pour me reposer. J’étais heureuse. Oh, si tellement heureuse!

© José Le Moigne

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