Potomitan

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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Ruines de Saint Pierre en 2013. Photo Francesca Palli

La fille du volcan

Maman n’est pas restée longtemps à Fort-de-France. Elle ne se sentait pas à sa place, elle qui après tout n’avait eu à sauver que sa vie, ce qui n’était pas rien, mais elle comprenait qu’il lui fallait relativiser, parmi les pauvres gens des communes du nord, le Carbet, le Prêcheur, Fonds-Denis, Morne-Rouge et les autres qui, en plus d’être pour certains très gravement brûlés, avaient perdu le peu de biens qu’ils possédaient. Et puis, toute gamine qu’elle fut, elle connaissait le cœur des hommes. Aujourd’hui, et c’était tout à leur honneur, les Foyalais se seraient coupés en quatre pour rendre service à leurs infortunés compatriotes qui, faute d’autre refuge, campaient sur la Savane. Fort-de-France, elle aussi, avait eu chaud aux fesses. Oncle Orville et Tante Adeline chez qui elle avait finalement échoué, n’avait pas assez de mots pour raconter à Maman, comme si elle débarquait d’un territoire préservé, l’effroi qui les avait saisis, quand, vers 4 h du matin, un orage comme ils n’en avaient encore jamais connu, tourbillon déchaîné qui mêlait aux trombes d’eau furieuses et aux éclairs, le feu roulant de ce qu’ils avaient qu’ils croyaient être des grêlons, sauf que la grêle on n’en avait jamais vu en Martinique, les avait réveillés. Tante Adeline et Oncle Orville étaient sortis sur le balcon. Ce qu’ils avaient pris pour de la grêle, c’étaient des de pierres chaudes qui en jet continu crépitait sur les toits. Une panique épouvantable s’était emparée des Foyalais. Certains, pétrifiés, étaient figés sur le pas de leur porte quand d’autres, éperdus, couraient dans toutes les directions. On avait tout de suite pensé à la Montagne Pelée et à Saint-Pierre. Qu’est-ce qui se passait là-bas? Personne n’osait répondre, mais beaucoup avaient vu, bien plus haut que les pitons du Carbet, une énorme colonne de fumée monter haut dans le ciel avant de se répandre. Cela avait duré environ un quart d’heure, précisa Oncle Orville. Alors, quand le Rubis avait ramené ses derniers passagers et que le croiseur Suchet parti à la recherche de survivants avait rapporté la nouvelle de l’anéantissement de Saint-Pierre, ce qui avait porté les Foyalais vers les rescapés, ce n’était de la charité convenue, mais un élan de fraternité, de compassion et de partage.

Maman était jeune et inexpérimentée, mais elle avait l’instinct très sûr et, même si ses connaissances étaient superficielles et qu’elle était bien loin d’avoir les mots, son instinct lui disait que si le volcan avait étouffé sous les cendres les terres les plus fertiles de l’île, les caféières et les cacaoyères qui faisaient sa richesse, on n’allait pas tarder à se montrer incapable de nourrir, d’héberger, de fournir du travail aux réfugiés qui attendaient de l’aide. Ainsi en va-t-il des hommes, le temps viendrait où on allait blâmer leur oisiveté, fustiger leur flemmardise, dénoncer leur penchant à frauder le système. Maman sentait confusément cela et refusait d’attendre que ça lui tombe sur le nez. Elle savait décider et en cela je lui ressemble. Aussi ne resta-t-elle que le temps de se reposer chez Tante Adeline et Oncle Orville. Elle ne tergiversa pas. Apprenant qu’un convoi de secours allait remonter vers le nord, elle choisit de le suivre.

Pas question de passer par la Trace. L’armée interdisait l’accès direct aux communes du nord. On comprenait. La montagne ne s’était pas calmée depuis son explosion. Elle continuait de souffler des nuées et de cracher des cendres. Alors on se mit à marcher vers l’est, on remonta par le bord de mer jusqu’à Trinité, puis on continua par Sainte-Marie et Marigot. Dès Trinité, ce fut la longue litanie des réfugiés fuyant la zone meurtrière. Même si l’on était soit même meurtri et éprouvé, c’était à fendre le cœur. Les adultes, entourés par une trâlée de ti-mamay, marchaient en portant sur la tête, qui un matelas, qui des oreillers, qui un tray de provisions, avec, trottinant dans leurs jambes, le seul trésor de la famille, le cochon noir élevé pour Noël. Maman s’inquiétait pour sa famille.

Comme elle avait raison! À Marigot comme au Lorrain, les deux communes où j’ai vécu, toutes les familles avaient pris le deuil de tous ceux qu’on ne voyait pas revenir. Et ils étaient tellement nombreux! Au Lorrain, dès les premiers tressauts de la montagne, on avait envoyé deux oncles de Maman, chacun sur un cheval, la chercher à Saint-Pierre. Aucun n’est revenu. Eux aussi ont brûlé. On les pleurait et on pleurait ma mère. Aussi, je te laisse imaginer la joie et la surprise lorsqu’elle est apparue marchant derrière les mules du convoi. Un cri: Julia! Julia! jaillit de toutes les poitrines.

Et puis écoute encore cela! Quand je te dis que je suis la fille du volcan! C’est ce jour-là que ma mère a rencontré mon père. Je suis née en juin 1903, un an à peine après la catastrophe!

Papa avait 23 ans. C’était un beau mulâtre, grand et sec comme une tige de bambou. Bon, tu le sais déjà, il était fonctionnaire, secrétaire de mairie. Maman avait une peau de câpresse, très noire avec des reflets rouges. On aurait dit un bronze avec une patine somptueuse. Une œuvre d’art comme on en voit dans les musées. Pourtant, lorsque j’ai vu le jour, Papa a décrété que je n’étais pas sa fille. Encore cette saleté de préjugés de race. J’avais la peau presque aussi blanche que celle d’une fille du béké ou d’un quelconque petit blanc créole, ou, qui sait, celle d’un blanc-France de passage. N’essaye pas de comprendre, ne juge pas, ne me sors pas tes grands principes si tu ne veux pas me contrarier. Rappelle-toi l’histoire de Roger et de sa femme blanche. Ce n’est pas mieux ici, seulement plus sournois. Ce n’était pourtant pas compliqué. Il suffisait que Papa autour de lui pour voir l’invraisemblable nuancier des familles créoles. Mais lui pensait à sa situation à Marigot.

Jilia, Nou tou lé dé sé neg, men ti manmay-la ni an lapo sové, ti chabitala sé pa yich-mwen!1 s’est-il écrié dès qu’il m’a vu.

Je sais que tu ne comprends pas tout, mais je tenais à te à te redire mot à mot ses propos en créole, avec toute la violence que peut transcrire l’accent. Comme ça, tu comprendras mieux ce qu’a pu ressentir Maman. Mais elle n’était qu’une petite vendeuse de rien du tout et Papa un grand monsieur du Marigot qui tenait à sa réputation. Une gamine avec la peau-fromage, c’était le soupçon assuré. Pourtant, si Maman était certaine d’une chose, c’était qu’elle n’avait pas connu d’autre homme que mon père. Mais que veux-tu, Maman était outrée, furieuse et mortifiée. La honte l’étouffait. Mais, que veux-tu, c’était comme ça en Martinique en 1900. Je ne suis pas savante comme toi, mais j’ai vécu cela. N’est-ce pas, il y a mieux pour démarrer une existence, mais j’ai eu ma revanche avec mon Emilien.

Au bout du compte, j’ai été élevée par deux grandes dames, ma grand-mère et mon arrière-grand-mère. Je les revois en même temps que je te parle. Man Cécile, ma grand-mère maternelle, était ronde et luisante comme une pomme d’eau. Toujours à s’agiter, toujours à s’essouffler, toujours à commander. Man Doudou, la maman de la maman de Maman était noueuse et èche comme un bâton-lélé. Elle avait connu le temps de l’esclavage. Pas longtemps, mais assez pour en avoir gardé le souvenir. Je ne sais pas, peut-être est-ce pour cela qu’elle me comprenait bien, toujours à m’écouter, toujours à me frotter contre sa peau qui sentait la cannelle, toujours à me pardonner. Ah, je peux le dire, nicher contre elles comme un petit chaton, j’étais parfaitement heureuse auprès de mes aïeules.

Voilà comment les choses se passaient puisque mon père m’avait laissée tomber. Enfin, formellement, car en réalité, sans doute un peu honteux, il usait d’un stratège visible comme la Montagne Pelée depuis Saint-Pierre quand il voulait avoir de mes nouvelles. Basse-Pointe étant le chef-lieu de canton, c’est là que tout se passait. Par exemple, si tu voulais acheter une maison à Marigot ou à Ajoupa-Bouillon, il fallait passer par Basse-Pointe. Il y avait donc à la mairie de Marigot un petit bonhomme qui faisait la navette. Évidemment, comme tout le monde en Martinique, il avait son surnom. On l’appelait Dodor. Dodor pour Isidore.

Anna t’a sûrement appris ce machin-là. Chez nous, on passe toujours par un tas de circonvolutions quand le sujet est important. Or, la mission que Papa avait confiée à Dodor quand il voulait avoir de mes nouvelles réclamait du doigté et de la délicatesse. Or, de la délicatesse et du doigté, Dodor n’en manquait pas. On peut même dire que question de ménager son monde, c’était le bougre qu’il fallait.

Papa lui ayant dit: «Dodor, quand tu passes au Lorrain, va voir pour moi l’enfant et sa maman», Dodor, à chaque fois, s’arrangeait pour passer devant notre maison. Il tirait avec adresse le mors de son cheval pour le faire ralentir, touchait le, bord de son casque colonial et dès qu’il voyait Maman sortie comme par hasard sur le pas de la porte, il demandait dans un sourire illuminant sa trogne de brave homme:

— Alors, Julia, comment ça va?

— Ça va, ça va.

— Gad ti-manmay-la?

— Y ka poussé. Y ka poussé…

La messe était toujours la même, mais je crois bien qu’elle plaisait à Maman.

Note

  1. Julia, toi et moi sommes des nègres et la petite est châbine! Cette enfant ne peut-être de moi!

© José Le Moigne

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 Viré monté