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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Marché

Photo Christine Simonis-Le Moigne.

Nous autres, Antillais…

Nous autres, Antillais, avons beaucoup de mal avec notre peau noire. Rien à voir avec l’honneur ou la fierté. C’est un fait. Rien de plus. Rien de moins. Elle nous rappelle un trop-plein de souffrances, un trop-plein de misère, un trop plein d’humiliations aussi. À Nantes, au temps du Madiana, j’ai connu un jeune homme très bien, originaire comme nous de la Martinique, de Sainte-Luce ou du Marin je crois. Il s’appelait Roger Maciste. Roger était professeur d’anglais au Lycée Jules Verne. Bien vu de ses collègues, très aimé des élèves, il avait tout pour lui. Au fond, je peux dire qu’il te ressemblait. Métis comme toi, il avait pris le meilleur des deux races dont il était issu et en avait fait, comment tu dis déjà, ah oui, c’est ça, une synthèse presque parfaite. Un très beau gars, je te le jure. Le genre dont on dit qu’il fait penser à une statue antique. Un genre d’Apollon noir qui attirait le regard des femmes, et pas seulement celui des gamines en chaleur. Certes, on était au plus fort de la guerre d’Algérie ce qui, évidemment, lui valait d’exhiber ses papiers plus souvent qu’à son tour. Cependant, dès que les flics avaient acté qu’il venait des Antilles, il avait droit aux plus plates excuses. On ne parlait pas encore des bons et des mauvais nègres, la négritude et tout ce bazar nous passaient largement au-dessus des oreilles, mais être des Antilles, je te le jure, c’était un sacré brevet de francitude. Veux-tu que je te le dise, on en était plutôt fiers. On ignorait qu’un jour on tomberait de haut.

Roger avait épousé une blanche, professeur de je ne sais plus quoi dans le même lycée. Les premiers temps, lorsqu’il parlait de son épouse, on aurait dit un petit pâtre de Trifouilly-les-Oies, à qui la Vierge est apparue. Ah, Roger, il était du genre à rependre des brassées de lys sur les pas de Marie pour lui éviter d’avoir à fouler la boue. Évidemment, il n’est pas de tableau sans ombres. Marie adulait son père, lequel avait succombé à un cancer quelques années plus tôt. C’est là que le bât blesse. Roger ne prétendait pas jouer les psychologues à la petite semaine. Mais, nous autres qui avons subi et su bissons encore tant de misères, on a pour ainsi dire comme des antennes. Cette symbiose malsaine entre un défunt et une vivante, fût-il son papa, le laissait plus que dubitatif. Dame, un gradé de la coloniale qui avait fait selon sa fille trois fois le demi-tour du monde, c’est-à-dire qu’il avait traîné ses bottes et sa chicote en Indo, en Afrique et ailleurs, bref, partout où la France jouait les papas-tape-dur, ça laisse forcément derrière lui de pleines trâlées de préjugés.

Pourtant, je peux le dire, malgré cette hypothèque bien réelle au-dessus de leur tête, lorsque je les ai connus, c’était plutôt un gentil couple. Un d’on on se disait que, peut-être, sinon quelques nuages, il n’aurait jamais de vraie tempête à essuyer.

Et puis, tu connais la chanson, lorsque l’enfant paraît, et cetera… et cetera. Notre gentil couple eut un enfant. Un beau garçon qu’il appela Victor en hommage au père de la maman, trop vite disparu et qu’elle mettait sur un piédestal. Depuis le premier jour, cet amour qui pour lui confinait à une adulation malsaine laissait Robert dubitatif. Dame, un officier de la coloniale, qui avait roulé sa bosse et traîné chicote et godillots en Indo, en Afrique et ailleurs, ça laisse forcément derrière soi un plein wagon de préjugés.

M’a-t-il parlé zyé-a adan zyé-a de l’angoisse sourde qu’il sentait poindre en lui? Non, mille fois, non. L’homme martiniquais est trop pudique pour se laisser aller aux confidences intimes. Même avec une amie aussi vieille que moi. Mais il y a des indices qui ne pourront jamais tromper la fine mouche que je suis.

Tu connais l’expression: lorsque l’enfant paraît, et cætera… et cætera… Pas dans ce cas-là. A priori, Marie était une bonne mère. À ce stade de leur vie, elle aurait tout donné pour Victor, le fils qui venait de leur naître. Elle le couvait d’un amour inquiet et moi, qui n’est pourtant rien d’une devineresse, j’ai très vite compris qu’elle était traversée par cette foutue question qui se pose tôt ou tard aux héritiers de Cham et, comme il fallait s’y attendre, l’abcès creva avec la puberté.

Robert tomba des nues quand un matin en semblable à tous les autres, Marie lui demanda tout en sans cesser de lisser ses cheveux:

— Roger ton petit frère Raoul, c’est vrai qu’il était blanc quand il était petit? Ses cheveux, vers quel âge ont-ils frisé?

Je me demande si Roger, au lieu d’accuser le coup bas, n’aurait pas dû mettre les choses au point, comme cela, sans attendre. Bien sûr, ce n’était pas sans risques. Évidemment, gare aux conséquences. Roger n’était pas une chiffe molle et je n’ai pas à le juger. Toujours est-il que la suite le prouva. Faire l’autruche n’était pas la bonne solution, car, au fil des semaines, les questions de Marie se firent plus précises et insistantes. À la limite de l’obscène pour qui connaît le fond. Le préjugé de race s’affichait dans une tranquille impudeur. Et à propos de son propre fils, de la chair de sa chair! Tout de même, on n’était pas sur la plantation! Je t’épargne le couplet sur la nature humaine, mais cela dit, je n’arrive toujours à comprendre comment une fille aussi attentive que la Marie que j’avais cru connaître puisse demander avec aplomb à son mari:

— Roger, Victor ne va tout de même pas devenir noir?

J’arrête là ma digression. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus et je ne m’en porte pas plus mal. Il fallait qu’il en ait gros sur le cœur pour que Roger ose me faire cet aveu. L’a-t-il regretté? Je suis bien incapable de le dire. Il est revenu me voir, mais de moins en moins souvent. Un jour, il ne vint plus. C’est tout.

Tu te demandes, pourquoi, diable, je te raconte ça? Ma foi, c’est parce que j’y vois un rapport avec ma propre enfance. Bon, un grand Grec comme toi le sait évidemment: Martinique, le XXe siècle n’est pas né le 1er janvier 1900, et encore moins je l’entends dire souvent, en 1914, avec la Grande Guerre. En Martinique, le XXe siècle commence le 2 mai 1902 à 8 h 1 précise. D’une certaine manière, c’est la même chose pour moi. Affaire de circonstance, si le volcan n’avait pas tué, je ne serais pas née.

© José Le Moigne

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 Viré monté