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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Marché

Photo José Lemoigne.

On ne devrait écrire que sur les morts

On ne devrait jamais écrire sur les vivants. Les morts, eux, ont cessé d’être impatients et susceptibles. Stupide maladresse, j’ai donné en lecture à Rachel les premières pages de ce récit. C’est un doux euphémisme que de dire qu’elle n’a pas du tout aimé. À peine avait-elle lu la moitié du prologue que, déjà, elle avait fait rugir le téléphone.

— Dis donc, j’ai commencé à lire ton machin. C’est ainsi que tu me vois? Je pensais que tu allais débuter par mon arrivée à Lyon. Une petite Antillaise d’autrefois, une gamine de vingt ans, qui débarque seule en métropole, je t’en fiche mon billet, c’est ça qui aurait attiré les lecteurs! Au lieu de cela, monsieur raconte que je ne sens pas bon… que je lui dis de faire ceci… que je lui dis de faire cela… que ma nappe est tachée… que ma table est une décharge publique… et patati… et patata. Comme si ma vie se réduisait à celle de la femme impotente que je suis à présent!

Je n’ai pas tenté de la convaincre et encore moins de la contredire. Personne jamais n’y était parvenu. Alors, moi, vous pensez, elle m’aurait balayé comme un fétu de paille. Le jour de ses vingt ans, en franchissant sur un coup de tête la porte d’un studio, elle s’était cru l’épicentre du monde et depuis, malgré les aléas d’une vie si longue qu’elle donnait le vertige, elle n’avait eu de cesse que de survivre à ce portrait. Mais il manquait une signature à cette fable et elle m’avait choisi pour l’apposer. Elle aurait voulu que je la magnifie par la délicatesse d’une précieuse aquarelle et je ne lui proposais que la rudesse et le réalisme d’une eau-forte. Elle désirait Watteau ou Fragonard, et elle avait Callot. C’était là lui ficher une sacrée arrête au travers du gosier.

J’ai mal dormi cette nuit-là et l’orage, qui battait la campagne en faisant de ma chambre une étuve, n’en était pas l’unique cause. Bien plus que la mauvaise humeur du ciel, c’est la diatribe de Rachel qui roulait en boucle dans mon crâne. Vers minuit, une averse aussi soudaine que brutale a refoulé le plus gros de l’angoisse et j’ai fini par m’assoupir. Je rêvais que je me noyais quand le rugissement du téléphone m’a sorti du néant. Je n’ai pas pris la peine de consulter ma montre. Le soleil rouge qui passait par les interstices des persiennes indiquait qu’on était à la pointe du jour. A l’autre bout du fil, la voix inquiète de Rachel.

— Allo, Julien, Rachel à l’appareil.

— Rachel? Comment vas-tu?

— Écoute, Julien, j’ai réfléchi toute la nuit. C’est vrai, je suis à présent très vieille et impotente, mais j’ai gardé toute ma tête; et cela pour la simple raison que je n’ai jamais laissé personne décider à ma place. Mais si je te disais: «Ton style n’est pas en cause, mais je te demande d’arrêter», est-ce que tu m’obéirais? Ne cherche pas. Je connais ta réponse. Vois-tu, ce n’est pas parce que je n’ai pas eu d’enfants à moi que j’ignore tout des autres. Toi, par exemple, je te connais aussi bien que si je t’avais fait. Comme ta mère, tu es aussi têtu qu’une mule. Cette pauvre Anna! Note que j’ai toujours respecté ton père même s’il lui arrivait souvent de dérailler, mais tout de même, avec cela et toute sa marmaille, elle se trouvait encore trop grande pour venir travailler avec moi. Comme si c’était une déchéance, une honte abominable, que de vendre des épices! Alors, toi, comment pourrais-je t’arrêter? Aussi, fais-moi plaisir, tu branches ta machine et tu poursuis tes écritures.

Je n’en demandais pas tant. Vite, avant qu’elle ne se ravise et me renvoie à la posture peu élégante du Iago d’Othello, j’ai appuyé sur la touche play de mon petit magnétoscope et l’ai collé au combiné. Alors, la voix chantante de Rachel a envahi le casque.

© José Le Moigne

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 Viré monté