Potomitan

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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Photo Francesca Palli.

La diseuse de bonne aventure

Il y avait un arbre couché face à la mer. Un cocotier fauché par le dernier cyclone. C’était notre banc. Laissées par le ouélélé infernal des adultes, nous nous y étions réfugiées dès le milieu de l’après-midi. Nous, c’était moi, serrant les fesses à côté de la cicatrice laissée par l’arrachement de la cime, et mes cousines, Lisette et Loulou, installées au milieu du fût avec l’assurance un brin mutine des jeunes filles qui sont en train de devenir des femmes.

Moi, j‘étais à cent coudées de l’insolence juvénile et de la provocation. J’avais, comme on dit aujourd’hui, le cul entre deux chaises. J’étais contente d’être là. Quand Lisette et Loulou avaient déclaré qu’elles en avaient marre, mais alors marre, du charivari des aînés, je les avais suivies. D’ailleurs, je n’avais pas eu le choix. Maman avait dit que je devais me mêler à la jeunesse, mais son consentement était tout ce qu’il y a de plus faux. Je savais bien qu’elle n’avait besoin d’être avec nous sur notre banc improvisé pour me suivre de l’œil. Seigneur, Marie Joseph, comme j’étais conne en ce temps-là! Je n’arrive pas à le comprendre.

Ici, Rachel s’arrêta net. Je n’en fus pas surpris. J’avais à présent l’habitude de ses incartades langagières. Cependant, heureusement que j’étais bien assise. Rachel ne se contenta pas d’interrompre son récit. Avec une agilité que l’on n’attendait évidemment pas d’une femme qui approchait un siècle d’âge, elle s’arracha à sa chaise médicale en entamant cette chanson de carnaval que ma maman fredonnait quand la vie allait pour elle dans le bon sens:

Mwen ni on loto nèf
Tout moune ka palé di mwen
Mwen ni on loto nèf
Mwen ni fenm ki en cou mwen
Lè mwen té ni vyé Ford la
Mwen té branch à bwa
À présent, mwen ni an Renault
Mwen sé Ti-Gaga

Mâchoire en mouvement au gré du meringué, nez pince et regard allumé malgré la cataracte dont elle souffrait, elle entama pour moi une surprenante danse du scalp. On aurait un diablotin monté sur des échasses, un masque vénitien, une princesse vaudou.

Voilà soudain qu’elle stoppe net sa transe, qu’elle réclame sa canne et qu’elle s’assied, l’index dressé vers moi comme une main de justice pour m’indiquer que ce n’est pas fini.

— Qu’est-ce que tu connais de la magie martiniquaise? me lança-t-elle à la volée.

— Les quimboiseurs et tout le tremblement?

— Mais non, tout ça c’est des macaqueries! Je veux parler des choses naturelles. Les choses qui ont à voir avec l’ordre du monde.

Bigre, cela me paraissait tiré par les cheveux. J’allais répondre, mais, Rachel, d’un geste d’impératrice, me fit comprendre que je devais me taire et, surtout, ne jamais l’interrompre. Son histoire, je devais l’accepter sans barguiner, comme si c’était du pain de messe. Cela faisait bien trop de temps que ça jouait des maracas dans sa calebasse.

— Donc, reprit-elle sur un ton un peu plus apaisé, nous étions là à bavarder sous le cocotier quand une femme est apparue devant nous. Littéralement, elle paraissait sortir droit de la mer. On aurait dit la Vierge du grand retour. Elle nous sembla démesurément grande. Immense même. Son visage était beau et farouche. Ses cheveux étaient ras et des verroteries, plus lourdes et plus brillantes que l’or de nos anneaux créoles, lui tombaient des oreilles. On aurait dit, à s’y méprendre, une de ces Africaines de nos livres d’école. Son corps splendide était drapé dans une robe chamarrée, usée jusqu’à la trame et elle portait, en équilibre instable sur le sommet du crâne, un petit chapeau d’homme.

— Tu veux dire un canotier?

— Non, un petit chapeau de laine qu’elle portait comme ça sur le côté.

— Un béret?

— Non, non. Je te répète, un petit chapeau d’homme, en laine, avec de grandes ailes.

— Un feutre alors?

— Oui, c’est ça! Un feutre ! Elle avait dû passer par le sentier des mornes et se glisser vers nous, comme une mangouste, pour surgir à la fin entre les cases des pêcheurs.

— Manzel, me dit-elle en se plantant avec autorité devant nos petites personnes, vous plairait-il que je vous dise l’avenir?

La bonne aventure? Tu parles si nous étions contentes! Voilà donc la bonimenteuse qui s’approche encore plus près de nous son drôle de chapeau sur l’oreille, se saisit de la main de Loulou avant de s’écrier:

— Ou byen! Ou byen! Je vous vois vous marier avec un homme de loi. Tout ce qui vous fait envie, tout ce dont vous aurez besoin, croyez-moi, vous l’aurez.

Comme nous disons chez nous, Lisette et Loulou étaient d’une famille à l’aise. Loulou se fichait des études. Elle ignorait le sens du mot travail et que tout finirait par lui tomber tout rôti dans le bec. Elle ne fut donc pas étonnée de s’entendre prédire: Et voilà que la drôle de bonne femme se met à lui prédire:

— Ou kay mayé épi an nonm di lwa!

Et tu ne vas pas le croire, quelques années plus tard, la voilà qui s’amourache d’un avoué, très bel homme, mais mal élevé comme tout! Un grossier personnage, un malotru que tout le monde connaissait en ce temps de misère à Fort-de-France. Une vermine qui vous étranglait sans le moindre remords pour deux francs six sous de dette. Cependant, il faut lui rendre cette justice, pour Loulou, il fit les choses en grand. Ils n’étaient pas encore mariés que Loulou avait tout son mobilier. La chambre et le chiffonnier, la salle à manger, et tout un tralala qui sentait l’ébéniste et l’argent. Eh bien, vois-tu, malgré tout ce chichi, Loulou ne fut pas heureuse. Alcide Dorléans, car tel était son nom, était un grossier personnage, un malfaisant et un coureur de jupons. N’empêche que ce jour-là, la bonne femme avait eu raison; Un avoué, c’est un homme de loi.

Mais maintenant, c’était mon tour. La bonne femme s’empare de ma main, y regarde à trois fois, et me déclare tout net.

— Ou mélé! Ou mélé! Ou mélé! C’est la faute de votre maman! Mais vous allez partir très loin.

Ah, je la revois, faisant de grands gestes comme ça et répétant sur un ton péremptoire:

— Mwen ka wé dlo, dlo, dlo, beaucoup d’eau, beaucoup d’eau!

Et elle refait ses moulinets.

Cette fois encore, elle disait juste. De l’eau, j’en ai vu de tous côtés lorsque, l’année de mes 20 ans, j’ai rallié Saint-Nazaire à bord du Macoris, c’est ainsi que se nommait le paquebot qui faisait la ligne des Antilles dans les années vingt. C’était bizarre de se dire qu’il était né allemand. Il avait été raflé en 1919. On appelait ça une réparation des dommages de guerre.

Mais je n’avais pas fini avec la diseuse de bonne aventure. Cette femme était une vraie sorcière.

— Tu seras vraiment bien quand tu auras passé l’eau, poursuivit-elle en passant du vous au tu. Tu épouseras un béké.

C’est comme ça qu’elle a parlé. Elle n’a pas dit un blanc. Elle a dit un béké. J’ai cru qu’elle se moquait de moi. Quel béké épouserait une femme de couleur? Ta mère t’a dit ce qu’était un béké de la Martinique. Pas un petit blanc de rien du tout, mais un grand noble des Antilles. Eh bien, mon Émilien n’était pas né sur une habitation d’ici, mais c’était un noble dont la lignée remontait à plus loin que celle de n’importe quel blanc-pays à particule. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Très inspirée, l’Africaine replonge dans les lignes de ma main et fait deux autres prédictions.

— Ne crains pas de partir. En France, tu seras très heureuse. Tu auras trois enfants.

Bon, je ne suis pas certaine qu’avoir trois enfants soit synonyme de bonheur. De toute façon, sur ce point, elle s’est trompée. Pour le reste, n’en déplaise aux jeunes nègres d’aujourd’hui, j’ai été très heureuse en France.

C’est la vérité vraie.

© José Le Moigne

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 Viré monté