Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Silence coolie

José Le Moigne

Groupe de travailleurs indiens à la Martinique

Groupe de travailleurs indiens à la Martinique - XIXe siècle.

Man Anna ne disait les choses que du bout des lèvres et ne répétait pas. Elle semait des indices, des poussières d’héritage et je faisais avec. C’était le temps où les garçons rêvaient de panoplies de cow-boys et d’Indiens, de pistolets à amorces et de flèches à ventouse. Je voyais bien que les jouets que je recevais à Noël n’étaient pas toujours de première main, mais je n’en avais cure; le plaisir était là. J’avais plus qu’il n’en faut pour laisser galoper mon imagination. Aussi, quand Man Anna me dit sur le ton de la connivence: «Tu sais, mon petit fruit à pain, nous avons du sang indien qui coule dans nos veines», le lecteur passionné de Gustave Aimar que j’étais a tout de suite cousiné avec Sitting Bull, Cochise, Crazy Horse et les autres. Je prenais tout à la lettre et plus encore que D’Artagnan, mon héros absolu était Le Cœur-Loyal. Certes, je n’étais pas encore bien savant, mais, par mon livre d’Histoire et ses illustrations naïves, je savais que les premiers habitants du pays là-bas étaient les Indiens Caraïbes venus d’Amazonie sur leurs longues pirogues. Pourtant, que mes premiers ancêtres ne vinssent pas des grandes forêts de L’Arkansas, des plaines du Texas, des canyons du Colorado, ou des Montagnes Rocheuses ne me dérangeait pas. Qu’ils soient amérindiens me suffisait et, pour tout dire, l’idée qu’un peuple génocidé puisse survivre en moi comblait ma fatuité.

L’automne voyait le retour de l’escadre et des marins du pays là-bas. Il y avait Roger, petit et noir, très musculeux et très malin; Roland, beau mulâtre aux traits fins, grand séducteur à ce qui se disait; Axel, un jeune homme charmant dont mon frère porte le prénom; et Fred, le gigantesque Fred, qui prétendait pouvoir apprendre une langue rien qu’en l’entendant parler. Ils arrivaient en fin de semaine en vespa, larguaient leurs bâchis à pompon rouge, leurs cabans, leurs vareuses et leurs cols bleus pour enfiler des costumes civils à la dernière mode. C’était une bouffée d’air du pays là-bas qui passait sur notre vie au pays d’ici. Man Anna avalait ses préceptes linguistiques et le créole pour un temps effaçait le langage d’ici; mais, pour nous, les enfants, il restait cette langue interdite réservée aux adultes quand ils ne voulaient pas qu’on les comprenne. À vrai dire, on s’en fichait. Pas question de nous mêler à la conversation, mais par exception, nous n’avions pas à quitter la pièce. Alors, on écoutait la musique des mots, on saisissait des bribes, on se sentait du clan.

Les Indiens revenaient fréquemment dans les propos de Man Anna. Cependant, quiproquo sur lequel j’allais bâtir longtemps mon identité, il ne s’agissait pas des amérindiens qui peuplaient mes songes, mais des coolies, ces engagés indiens qui, bercés par les mirages d’une vie meilleure, avaient émigré par milliers au pays là-bas pour remplacer les anciens esclaves dans les champs de canne à sucre. Ses mots me semblaient amers et méprisants, mais j’aurais dû me montrer beaucoup plus attentif. C’est le contraire qu’il me fallait entendre.

Enfant, j’étais bien trop rêveur, trop attaché à bâtir des romans pour appréhender les propos de Man Anna au plus juste de la réalité. Ainsi, quand elle traquait dans notre bouche les accrocs, petits ou grands, que nous faisions à la langue du pays d’ici d’un vigoureux: «Nous ne sommes pas des Africains!», je galopais aussitôt sur les chemins des contre-sens. Certes, je savais qu’il n’y avait rien de méprisant dans ses visées. Depuis toujours, elle m’apprenait la fierté d’être noir. C’était si bien ancré en moi qu’aujourd’hui, encore, je me révulse lorsqu’on me dit: «Toi, ce n’est pas pareil…», sous-entendant par là que, puisque j’avais toujours vécu au pays d’ici, que mon père y était né, et que je ressemble plus à un vieux bronze qu’à une boule d’acajou, j’avais passé la ligne comme on dit au pays là-bas de ceux qui affligent leur peau noire d’un ridicule masque blanc.

Aussi, pour ne pas avoir à marcher sur le fil de la lame, je bâtissais tout un système. D’abord, ignorant l’arrivée somme toute récente de Man Romaine au pays là-bas, je me figurais une lignée d’ancêtres remontant aux premiers jours du temps de l’esclavage. Comment pouvions-nous être encore des Africains au bout de peut-être trois siècles? Impossible. En avais-je seulement le choix? Être du pays là-bas, ai-je écrit il y a des années dans la marge d’un livre, c’est aller d’acculturation en acculturation en maintenant une cohérence qui nous protège de la folie et de la dépression. Man Anna, pensais-je alors, ne voulait pas autre chose pour ses enfants. De toute façon, au temps des décolonisations, se vouloir Africain, c’était pour aller où?

La démarche était juste, mais l’étayage était bancal. Il y avait des trous dans mon abécédaire. La négritude de ma mère, l’européanité de mon père, à force de me vouloir le centre d’une double culture, je m’aveuglais. Je mettais des virgules là où il n’en fallait pas et toutes mes phrases se terminaient en points de suspension. J’en serais encore là sans doute si je n’avais pas rencontré à Paris, Gilbert Krisna Ponaman, père du concept de l’indianité créole. Vous savez comment cela se passe. Que ce soit au pays là-bas ou au pays d'ici, lorsque deux compatriotes se croisent, la première chose qu’ils se demandent, c’est la famille dont ils sont issus. Cela m’était arrivé maintes et maintes fois, mais, jusqu’à ce jour, le patronyme de Man Anna, n’avait jamais créé beaucoup d’écho. On faisait «hum!». «On faisait ha!» À la rigueur, on ajoutait: «Oui, oui, ça me dit quelque chose», mais ça s’arrêtait là.

Le pays là-bas est comme une mosaïque byzantine où des fragments de couleur se combinent pour donner naissance à une œuvre qui charme par sa beauté, sa proximité, son mystère et sa simplicité. Il y a dans cette harmonie, cette souffrance et cette sérénité, quelque chose qui bouleverse, pardon pour la banalité de la comparaison, comme peut le faire dans son immédiateté un vieux blues du Mississipi. Je sais toutes les souffrances inscrites au verso de l’estampe et, au bout du compte, l’analogie avec le blues n’est pas si surprenante que cela.

Toute cette digression pour dire, qu’au bout du compte, je ne suis pas tombé des nues lorsque Gilbert m’a annoncé sur le ton de celui qui savait:

— Périam, c’est un nom indien. Peut-être, un abrégé de Périanmassy, mais je ne crois pas. Des tas de Périam venus des Indes ont débarqué en Guadeloupe ou en Martinique au siècle dernier.

Non, une langue de feu ne s’était pas élevée au-dessus de ma tête. L’Esprit- Saint avait autre chose à faire que de planer sur moi. Cependant, les propos de Gilbert m’ont tout de suite convaincu et bien des choses de ma vie prenaient du sens. Ainsi, j’ai toujours gardé bien en vue sur une étagère un portrait de Rabindranath Tagore. Évidemment, je ne prétends pas posséder ne serait-ce qu’une once de son génie, pourtant, bien que j’aie les traits beaucoup plus négroïdes et que le mysticisme n’éclaire pas mon regard, quoi que mon visage ne prétende pas à la même élégance, j’ai toujours eu la faiblesse d’y voir comme une lointaine ressemblance. À mon adolescence, je m’en souviens très bien, les filles prétendaient que j’avais tout du maharaja. Faute de pouvoir rougir, je me rengorgeais sous ma peau bronzée et je répondais, avant de me lancer dans un éloge du métissage aussi lyrique que maladroit: «C’est normal, nous sommes le reflet du monde entier au pays là-bas». Corriger le mal-être par le verbe et l’exagération était un sport que je pratiquais avec un art de l'esquive qui me surprend encore. D’accord, je ne comptais pas d’Amérindiens dans ma lignée. En réalité, depuis mes premiers pas de songe-creux, comme Christophe Colomb, je confondais les petites îles d’Amérique avec l’immensité du sous-continent d’Asie. Cependant, même si je restais un grand consommateur de westerns, cela faisait un sacré bout de temps que je ne me prenais plus pour Buffalo Bill; et Man Anna avait raison. Nous avions bien du sang indien en nous, mais il ne venait pas des forêts de l'Amazonie.

Il ne me restait plus qu’à fouiller les archives pour retrouver mes ancêtres tamouls engagés comme ceux de Gilbert, à Calcutta, à Madras ou à Pondichéry. Le voyage en voilier avait duré entre deux et de trois mois et bien que les conditions ne fussent pas aussi terribles que celles de la traite atlantique, elles restaient inhumaines. Je commençais par me battre avec les micros-fiches et les tables décennaires des archives; mais, faute de méthode, je me cassais les reins. Internet, me sauva la mise. Inutile de remonter jusqu’aux calendes grecques. Notre généalogie au pays là-bas ne dépasse guère un siècle. Quatre petites générations à peine une chiure de mouche sur le vaste incunable du temps, pour rallier le pays là-bas, et j’étais là. En quelques clics, j’étais remonté à l’Indien Périam, dit Ferdinand, né en Inde vers 1837; métier, cultivateur. Signé par Jacques Michel Brière de l’Île, le seul acte où il apparaît, et encore par cette formule lapidaire, mais si lourde de sens: «l’indien Périam âgé de trente ans», indique que le 15 juin 1867, mon aïeul reconnu deux fillettes nées de la même mère: Armande et Apolline-Juliette qui se trouve être mon arrière-grand-mère. Je sais qu’elle vécut longtemps après ma naissance, mais, à moins que ma mémoire soit défaillante, on ne me parla jamais d’elle. Donc, le lien est vite fait. Maxillienne-Gabrielle, Man Gabou, descendante directe de Romaine, épouse en 1913 Joseph-Norbert, fils d’Apolline-Juliette, et la boucle est bouclée.

Je me trompe peut-être, mais j’ai toujours eu l’impression que notre famille fonctionnait sur le mode clanique et ne pouvait se concevoir d’une autre manière différente que celle-ci, Man Anna et sa tribu au pays d’ici, en écho à Man Gabou et ses enfants au pays là-bas.

On s’en doute. En croisant mes investigations, j’ai retrouvé un certain nombre des descendants de Man Romaine et de Ferdinand, l’indien. Ce qui n’est pas étonnant si on connaît le système des habitations sucrières et de leurs satellites les usines, ils ont fait souche dans les mêmes communes que jadis. Normal, le pays là-bas est tout petit. Ce qui en découle, c’est que j’ai là tout un vivier de cousins et de cousines potentielles dont personne ne m’a jamais parlé. Je ne sais que dire de ces barrières invisibles; ce cordon sanitaire comme on dirait en temps de pandémie. Alors, je risque une hypothèse. D’accord, nous ne sommes plus au temps de Man Anna. L’heure n’est plus au mépris et aux injures misérables. Être coolie, échappée coolie ou je ne sais plus quoi encore n’est plus une tare qu’il faut porter vaille que vaille. Bon, l’inconscient est tenace et je ne garantirai pas que dans les circonvolutions de quelques cervelles on ne ponctue pas votre approche des expressions honnies de coolie mangeur de chien, coolie tout juste bon à curer les dalots et autres incongruités. Cependant, ces résurgences, à condition qu’elles restent souterraines, ne sont que les artefacts qui tombent en poussière. Pourtant, si on remonte à nos anciens, à Man Gabou, à Man Anna et plus encore à Apolline Juliette, tout cela était là et bien là et ces lignes que je trace ne sauraient restituer la brûlure quotidienne que devait ressentir les victimes. C’était du vitriol qu’on vous jetait à la figure. De là peut-être ce que je nomme, faute de mieux, ce que j’ai ressenti comme de la défiance vers ce qui n’était pas nous, le repliement sur le foyer, la bunkerisation, peut-être aussi les remugles d’un temps où l’on souffrait de n’être que des coolies aux yeux des nègres…

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement

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 Viré monté