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Monsieur Luigi
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C'est aussi vers cette époque que je fis la connaissance de Monsieur Luigi, l'italo-juif-arabe du quartier, le paria des parias. Ne me demandez pas pourquoi le réprouvé avec qui je n'avais échangé jusque-là que des bonjours bonsoirs de stricte politesse, cru bon, ce jour-là, alors que je passais devant sa porte, de m'arrêter pour s'adresser à moi, comme un père à son fils, de sa voix rocailleuse où passait le vent sec du sud.
Après un vague préambule où il était question de mon âge et de ma gentillesse, il attaqua:
— Vois-tu, mon garçon, la vie est pareille à ces rêves que l'on persiste à caresser bien que l’on sache pertinemment qu’ils sont et resteront accessibles. Ainsi, un beau matin se retrouve-t-on, après avoir franchi le no man's land, les paumes en avant et empêtrés dans les barbelés. En face de nous, des molosses furieux. Alors, dis-moi, que reste-t-il à faire?
Le discours était raide pour un gosse de douze ans. Aussi, avide de connaissances que je fusse, j'hésitais un moment avant de lui répondre:
— Je ne sais pas, Monsieur, peut-être bien se battre!
L'italien eut un bref sursaut.
— Alors, toi aussi, il faut que tu t'y mettes! Penses-tu, comme tous les autres, que je n'ai fait que fuir? Détrompe-toi. Ah, je me suis battu, plus souvent qu'à mon tour. Tout ça pour me retrouver dans un quartier de merde à bavasser avec un môme qui à son tour va se casser les dents!
— Pourquoi, Monsieur Luigi?
— Il suffit de te regarder … Un homme qui se bat est un homme sans pitié, et toi …
Il n'alla pas plus loin. Ses petits yeux de musaraigne me détaillèrent comme s'il voulait extraire de l'enveloppe de l'enfant que j'étais, la stature de l'homme que je serais demain.
À l’évidence, il supputait mes chances.
Des minutes passèrent au bout desquelles Monsieur Luigi, tête enfoncée dans ses épaules lasses, reprit son monologue.
— Ils disent que je suis à la fois Italien, juif et arabe. Qu’en penses-tu, ça fait quand même beaucoup pour un seul homme!
— Je ne sais pas, Monsieur.
— Remarque, toi non plus tu n'es pas mal loti; mais, tout de même, pour l'instant, tu me sembles mieux placé que moi question de métissage. Prends garde cependant. Tout peut changer très vite. Ce n’est qu’une question de perspective. Regarde ta maman! Une brave femme à ne pas en douter et qui, pas besoin d’être grand clerc pour s’en apercevoir, d'être la seule négresse dans ce pays de blancs. Suppose cependant qu'elle nous voit là tous deux à discuter sur le trottoir. Je te fiche mon billet qu’elle ne sera pas longue à rappliquer pour te dire de rentrer. Très poliment et en me souriant, mais vous n’aurez pas fini de me tourner le dos, que, déjà, elle te fera comprendre qu'un garçon comme toi n'a rien à faire avec un homme comme moi. Ne me réponds pas. Je ne veux pas t'embarrasser.
Le silence à nouveau s’installa. En parfait comédien, l’homme interdit savait ménager ses effets.
— J'étais déjà ici avant la guerre, reprit-il en enfonçant un peu plus sa tête dans ses épaules. Je travaillais à Recouvrance, tout près de l'arsenal. En 1938, dès les premières rumeurs de guerre, on m'a viré sans autre forme de procès. Pas d'étrangers auprès des installations militaires qu'ils ont dit. Je m’en fichais un peu. C'est le genre de truc qu'un type comme moi prévoit. J'avais déjà un autre boulot. Quant à être juif! Ici, les gens ici sont pauvres. Ils se donnent l'impression d'exister en épousant, même avec du retard, la haine des puissants. En Italie, c’est une obligation, faut être catholique. Je l’étais, moi aussi, avant que le besoin de combattre l'injustice m'ait attiré ailleurs. Chez nous, un tel choix s'assume. Il m'a fallu ficher le camp les fascistes à mes trousses!
Cela prenait un drôle de tour. Il me semblait apercevoir des visages grimaçants à toutes les fenêtres et je craignais d’être surpris avec l’homme interdit; mais lui, imperturbablement, pareil à une machine à remonter le temps, poursuivait son récit.
— Oui, je n’en disconviens pas, je suis petit, basané et frisé. Quoi d’anormal si je ressemble à un Arabe! Je suis de l'Italie du Sud. Nous sommes presque voisins. Dis-moi, faut-il que j'en aie honte! Pas question mon garçon. C'est une question d'honneur.
Même s’il le saupoudrait-il de quelques mots d'argot, monsieur Luigi qui parlait un français irréprochable, jadis, apprit à l'université, était beaucoup trop cultivé pour le quartier où nous vivions et ses idées, d’autant plus qu’elles émanaient d'un étranger dont le pays nous avait fait la guerre, sentaient par trop le souffre. On l'avait mis en quarantaine et, vu son peu d’empressement à faire des efforts, ce n'était pas demain qu'il sortirait du lazaret.
L’italien circulait à moto. Une Peugeot couleur boue qui avait oublié, comme la plupart de celles du quartier dont les parades cacochymes n’intéressaient plus personne, à quoi servait un garagiste. Maintenant que nous étions amis, chaque fois qu’il me dépassait et que j’étais seul, il faisait rugir la poignée des gaz et me faisait un signe de la main. Nous aurions pu en rester là si, un jour où il pleuvait des cordes, faisant fi de son excommunication, il ne m’avait fait monter derrière lui pour me poser devant le jardinet de Man Anna avant de s’éclipser comme si de rien n’était après m'avoir donné une tape sur l'épaule.
Dès qu'elle connut ce geste Man Anna, qui s’était inquiétée de me savoir sous le déluge, décréta qu’il valait un vrai remerciement. Cependant, comme il n’était pas question que l’on enfreigne le diktat, on attendrait le soir.
Voilà comment nous nous sommes retrouvés, Man Anna, Lanning et moi, le même soir, sur le coup des huit heures, dans la cuisine de l'italien. La scène était cocasse. Je nous revois, crispés de politesse devant la table ronde dont la nappe cirée aux motifs marins prenait, sous le halo de l’abat-jour, l'aspect d'une carte au trésor.
Monsieur Luigi portait une salopette de toile bleue qui, avec la large ceinture en cuir défraîchi qu’il portait à la mode prolétaire directement sur l'étoffe rugueuse, lui donnait l’allure emblématique du Jean Gabin de La belle équipe.
En fin stratège, pour mettre fin au malaise qui devenait palpable, il s’adressa directement à Man Anna.
— Madame, je n'ai pas grand-chose à vous offrir, vous savez, je vis seul, dit-il en ajustant sa voix.
— Oh, Monsieur, ne vous en faites donc pas, nous ne sommes pas venus pour ça, mais juste pour vous remercier. Vous avez été tellement gentil avec notre Julien.
Je ne reconnaissais plus ma mère. La courtoisie de l’Italien l’avait désarçonnée. Elle semblait médusée.
— Eh bien, asseyons-nous! proposa le charmeur.
On échangea d’abord ce lot de banalités propres à ceux qui ne se connaissent pas mais qui sont tenus de se parler puis, naturellement, Man Anna ayant retrouvé son quant-à-soi, la conversation roula sur le tour de France. Roger Walkowiak. Quatre mois auparavant, Roger Walkowiack, un Alsacien, fils de Polonais fit remarquer monsieur Luigi, l’avait emporté devant Gilbert Bauvin. Pour Lannig comme pour moi, qui avions pour idole le grand Louison Bobet, ce n’était là qu’un accident. Que l’on attende la prochaine saison et l'on verrait Louison, déjà vainqueur à trois reprises, reprendre sa marche triomphale.
Monsieur Luigi eut un petit sourire. Lui aussi en savait long sur le vélo. Il parla de Gino Bartali, de Fiorenzo Magni, et ajouta en conclusion: — C'est vrai, je le concède, Fausto Coppi n'est plus vraiment ce qu'il était, mais laissons faire le temps et vous verrez, Monsieur, le jeune Baldini…
Une semaine plus tard, Monsieur Luigi fut percuté par une camionnette de livraison, près de la brasserie, à Kérinou. Je me souviens encore du violent ébranlement que déclencha en moi sa mort violente. Ainsi, elle n’était plus ce mystère lointain, vaguement poétique, dont parlaient les légendes, mais une réalité, brutale, d’une proximité que je n’attendais pas. Je connaissais l’absence, pas la disparition.
L'enterrement de l'Italien eut lieu à Kerfautras et personne ne suivit son convoi. Pourquoi s'obliger à suivre les convenances? il était mort à l’hôpital.— C'était quand même un brave homme dit Man Anna qui devinait mes reproches muets. Il faut prier pour lui.
Elle a alors improvisé cette naïve supplication que, longtemps, lorsque passait un corbillard, d’abord tiré par un cheval caparaçonné de drap noir très vite remplacé par un véhicule automobile de plus en plus banalisé, croyez-moi sur parole ou traitez-moi d’illuminé, j’ai murmuré, vaguement frissonnant, en pensant à mon propre départ.
Mon Dieu,
Protégez Monsieur Luigi,
Faites qu'il aille au ciel s'il l'a mérité,
Au purgatoire s'il ne l'a pas mérité,
Mais pas en enfer.
Dans les premiers temps, je remplaçais Monsieur Luigi par Monsieur ou Madame Untel, puis par la personne que l’on enterre. Pour ma défense, enfin s’il en est besoin, c’était encore le temps où les hommes saluaient un enterrement en se décoiffant ou en inclinant la tête, et que les femmes, nombreuses dans mon souvenir, n’omettaient pas de se signer.
Gri-gri me dites-vous? Après tout, pourquoi pas? C’était en quelque sorte ma feuille de route pour l'éternité. Chacun fait comme il peut. N’est-ce pas, il faut bien que l'âme chemine quelque part.
©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999