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La gare de Brest

José Le Moigne

Gare de Brest

En réalité, les fresques sont d'André Coupé, mais les Brestois de mon âge comprendront pourquoi j'ai toujours cru qu'elles étaient de Jim Sévellec. - José Le Moigne.

Le livre de José Le Moigne – La gare – témoigne d’un vouloir-vivre, d’un pouvoir-vivre et d’un savoir-vivre. Située de part et d’autre de l’Atlantique entre la matrice – La Martinique – et la terre d’accueil – La Bretagne–, le roman nous met en présence d’un mouvement infini entre deux mondes inscrits dans une même personne, une même volonté, un unique désir : l’appropriation de deux cultures sinon antagonistes du moins distinctes. Cet aller-retour permanent définit pratiquement le quotidien de l’Antillais qui se souvient de temps entemps de l’Afrique et revendique aussi, à juste titre, sa part entière d’insularité et ses droits dans l’espace francophone. Je suis de ceux qui pensent que la démarche de José Le Moigne est au plus haut point saine et thérapeutique. Il est conscient d’une possible scission de sa personnalité, ilse met donc en devoir de débusquer le lieu de la fracture, les pans menacés dedislocation afin de reconstituer l’unité de la personne. Car pour comprendre ce que l’on trouve, il faut savoir ce que l’on cherche : le lieu de la-rupture et la configuration de ce qui reste. Ainsi l’homme n’est plus ravagé par l’angoisse et se reconstruit en toute sérénité, c’est du moins l’idéal. Ce parcours France-Antilles, dans les deux sens, était nécessaire.

Ce roman qui commence dans une gare et se termine pratiquement dans une gare, riche en aperçus, nous entretient avec acuité et lucidité des Antilles, de la Bretagne et de leurs habitants. Au moment où la France s’inscrit dans une Europe élargie, il est juste que ses citoyens d’outre–mer s’interrogent sur ce qui les rattache encore à la métropole.

Jean Métellus

boule  boule  boule

Extrait

Je me fous du monde entier
Quand Frédéric me rappelle
Les amours de nos vingt ans
Nos chagrins, not’ chez soi
Sans oublier les copains des perrons
Aujourd’hui dispersés aux quatre vents
On n’était pas des poètes
Ni curés, ni malins,
Mais papa nous aimait bien
Tu t’rapelles les dimanches
Autour d’la table ça riait, discutait
Pendant qu’ Maman nous servait…

Alors, tu t’rappelles,Frédéric ?

Or, c’était lui maintenant qui dominait, à bord d’un de ces trains qui semblaient ricaner quand ils passaient au-dessus de la grève, son décor d’autrefois.

Rien ne semblait pareil et néanmoins très peu avait changé.

  Et dire que tout ça est en place depuis des millénaires ! se surprit-il à murmurer.

Et tout de suite il ajouta :

  Au fond, nous seuls changeons…

À l’autre bout de la banquette, sa voisine, sans doute surprise par le ton de sa voix, l’examina avec cet air furtif que gardent en toute circonstance les petits mammifères. C’était une assez jolie femme, entre quarante et cinquante ans, avec de beaux yeux en amandes que mettaient en relief, bien plus qu’elles ne les dissimulaient, de fines lunettes à monture bleu pastel.

  Une enseignante, pensa Julien en se ressouvenant de Madame Henry, le professeur d’anglais de ses seize ans dont les genoux le bouleversaient lorsqu’elle croisait et décroisait les jambes.

L’inconnue eut un petit sourire où semblaient affluer des flots tranquilles de tendresse rentrée.

—  Vous croyez ? répliqua-t-elle avec retard à la remarque de Julien.

Julien ne répondit pas. C’était trop compliqué, et puis l’heure n’était plus à la métaphysique.

Déjà quelques impatients descendaient leurs valises des coffres à bagages, s’ébrouaient comme des mouettes avant de s’engager, le sourire et la mine fripée, vers le sas de sortie.

Le voyage s’achevait.

Depuis quelques minutes, le train avait fortement ralenti. Il longeait à présent un désert d’acier, de chaux vive et de sel. Au centre se dressaient, silhouettes indécentes dans l’espace marin qui s’imposait partout, l’usine à gaz et la cimenterie. En toute saison, un vent glacial vous coupait la mémoire. Nul consensus entre la terre,la mer, les hommes et les pierres. Le convoi s’enfonçait dans un décor tranché au fil de l’épée avec, du côté de la route, une abrupte falaise couronnée –chevelure malmenée par la puissance des tempêtes – des restes hallucinés de la forêt originelle.

Julien ferma les yeux.

D’ici à gare, hormis les murs tagués et l’éternelle solitude des voies désaffectées, il n’y aurait plus rien à voir. Pour lui, entrer en ville par le chemin de fer, avait toujours un côté bluesy, ni sale ni propre, mais triste à couper au couteau et malgré tout empli d’espoir. Cette fois encore il lui semblait que le chuintement du train au ralenti, l’imperceptible oscillation de la voiture d’un aiguillage à l’autre,s’accrochaient au silence dans un feulement de saxophone.

Mais la vie reprenait tous ses droits sous la coupole byzantine où s’achevait la voie.

Salle des pas perdus, Julien fut abasourdi par la violence du soleil.

Il descendait de la verrière,bondissait comme un cabri sur les guichets de vente, s’étalait goguenard sur les rayons de la librairie puis s’arrêtait, avec une grâce juvénile, sur les fresques gigantesques de Jim Sévellec qui, depuis un demi-siècle, racontaient,bien mieux encore que les chansons de Mac Orlan, la légende éternelle de la ville et du port.

©José Le Moigne

La Gare

Microcosme éditions 2010 

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 Viré monté