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Le Blues

Musique et poésie des noirs américains

José Le Moigne

The Blues de Martin Scorsese
"J’ai toujours ressenti une profonde affinité pour le blues. La culture qui raconte des histoires
par la musique me fascine et me séduit énormément. Le blues a une grande résonance émotionnelle,
cette musique est le fondement de la musique populaire américaine.”

1re partie : La genèse

Il n’est pas possible d’évoquer l’histoire du blues, musique noire s’il en est, sans se remémorer le temps de l’esclavage dans les territoires libérés de la tutelle de la Grande-Bretagne qui ont vocation à devenir les États-Unis d’Amérique. LeRoi Jones fait remonter l’histoire à 1619 où, pour la première fois des noirs, à quatre-vingt-quinze pour cent de l’Afrique de l’Ouest, sont importés en Amérique et destinés à y rester une fois leur besogne accomplie et non à être liquidés comme il était d’usage jusque-là. Ces noirs étaient des Africains, des étrangers. Leurs coutumes, leurs comportements, avaient été modelés en d’autres lieux pour une existence totalement différente. Cet homme, l’Africain, enchaîné au fond de la cale négrière et en route vers le Nouveau Monde n’était, des ouvrages de l’époque le montre, même pas considéré comme faisant partie de la race des hommes. Cette répugnance de l’homme blanc, dans le melting-pot constitutif de la nation américaine, à considérer le noir comme un humain à part entière, jalonne l’histoire du blues en donnant à cet homme noir un chemin culturel où se caser, où se poser en citoyen. Ainsi que pour toutes les littératures orales du noir des Amériques, le blues use de moyens détournés pour le dire et se faire accepter, car, jusqu’à une époque relativement récente — Martin Luther King et la lutte pour l’égalité arts non des droits —, malgré l’émancipation, un noir libéré reste un ancien esclave. Pourtant, la spécificité des États-Unis fait qu’elle a crée un nouveau type d’individu, le noir américain, qui, par corollaire, va développer une nouvelle culture. Cette culture, nous allons voir comment, passera par le blues. De fait, pour une simple raison d’ordre socio-économique, ne pouvait naître qu’aux États-Unis.

D’abord, oublions les clichés. Bien entendu, il y a dû avoir des Cases de l’oncle Tom, et les prétendus gentilshommes esclavagistes du Sud ne sont pas un mythe. Dans le profond de ce qu’ils représentent, les Scarlett O’Hara, Rett Butler et tous les autres, ne sont pas que des personnages de fiction. Il n’en reste pas moins que, contrairement aux représentations que l’on se fait du monde de Tara, à l’opposé de ce qui se passe en même temps dans l’espace caribéen, les petites exploitations étaient la règle; pas la grande plantation où le maître commandait à des centaines d’esclaves. Il en ressort que les rapports constants entre le maître et l’esclave impliquaient une acculturation rapide de l’Africain. L’esclave né en Amérique ne pouvait résister très longtemps à l’emprise et aux mœurs du maître blanc. L’Afrique devenant très vite une terre étrangère qu’il ne pouvait pas espérer retrouver un jour. Seuls la religion et les arts non plastiques ne furent pas entièrement submergés pour la simple raison que ni la musique, ni la danse, ni la religion ne produisant d’objets, il était presque impossible d’anéantir ces expressions non matérielles de la culture africaine. C’est ça qui les sauva. Il en résulte que le blues, le jazz, et, plus tard, la production littéraire de Langston Hughes ou de Chester Himes, tout en étant de purs produits américains, sont irradiés par la culture africaine résiduelle. Chacun de ces points mériterait évidemment un développement particulier, mais cette brève étude n’ayant pas vocation à l’exhaustivité, c’est volontairement et avec beaucoup de regrets que je les laisserais en suspension pour ne parler que de ce qui nous occupe ici, le blues.

On considère communément que le jazz est né avec le XXe siècle. Il me faut cependant nuancer en affirmant haut et fort, et aucun musicologue ne me contredirait, qu’en réalité, avant le jazz qui en découle en droite ligne, il y avait le blues dont l’acte de naissance n’est pas connu. À nouveau LeRoi Jones: «Il n’y aurait pas pu avoir de blues si les captifs africains n’étaient pas devenus des captifs américains». Il y a un trait d’union entre la musique africaine et le blues qui, malgré l’évidence de ses africanismes, est une musique purement américaine. «Dans les champs américains, l’esclave africain avait chanté les litanies et les mélopées africaines. Ses filles et ses fils, puis leurs enfants commencèrent à prendre l’Amérique pour référence». Ainsi, dès la seconde génération, une différence fondamentale s’installe entre le noir africain et sa descendance née en Amérique, différence d’autant plus accentuée que dès la fin du XVIIIe siècle, contrairement aux Caraïbes et en Amérique du Sud, aux États-Unis, il en sera fini de l’exportation massive des esclaves africains.

Impossible de dire combien de temps il aura fallu pour que l’on commence à déceler les références extra-africaines dans les chansons de travail (Works songs) importées d’Afrique. Lafcadio Hearn cite une chanson créole qui contient à la fois des mots français, créoles et africains. Bien qu’il s’agisse-là des Antilles françaises, le procédé me semble signifiant.

Ouédé, ouédé, macaya !
Mo pas barasse, macaya !
Moj’ bois bon vin, macaya !
Ouédé, ouédé, macaya !
Mo mangé bon poulet, macaya !
Ouédé, ouédé, mcaya
Vas-y, vas-y, empiffre-toi !
Moi je n’ai pas honte, empiffre-toi !
Moi je bois du bon vin, empiffre-toi !
Vas-y, vas-y, empiffre-toi !
Moi je mange du bon poulet, empiffre-toi !
Vas-y, vas-y, empiffre-toi !

Comment ne pas remarquer que les paroles incitant à l’excès sont en Africain et que celles évoquant une vie chimérique et aisée sont dans la langue du maître ? Encore et toujours la pratique du détournement. Bientôt, pour l’esclave, la langue originelle ne sera plus qu’une rythmique dépourvue de sens, du moins du point de vue lexical. Ainsi naît une musique. Qu’elle soit religieuse (gospels songs), ou profane (blues), elle se décline selon les mêmes principes. Dès lors, peut-on parler d’acculturation ? Moi, j’opterais plutôt pour le terme de reculturation dans un va-et-vient incessant entre ce qui fut, qui n’est plus mais qui demeure inscrit et ce qui est nouveau, lourd d’inconnu de chagrin et de misère, mais porteur d’espoir. Ce n’est pas la parole de nuit du conteur créole, c’est un autre relais, mais c’est aussi une transmission.

© José Le Moigne 2006

LE BLUES
MUSIQUE ET POÉSIE DES NOIRS AMÉRICAINS
José Le Moigne

In revue HAUTEURS n° 20
Moi aussi je suis l’Amérique
Langston Hughes

Auteurs cités:

  • Everett Leroi Jones, qui prit par la suite le nom d’Amiri Baraka, fut tout à la fois poète (Black Magic 1961-1967, 1969), conteur, essayiste (Le Peuple du blues, Blues People, 1963), romancier (Le Système de l'Enfer de Dante, The System of Dante'sHell, 1965; Histoires, Tales, 1967), auteur dramatique (Le Métro fantôme, Dutchman, 1964; Théâtre noir révolutionnaire, Four Black RevolutionaryPlays, 1969), essayiste (Raise Race Rays Raze: EssaysSince 1968, 1971).
    Né à Newark (New Jersey), c’est dans le quartier de Greenwich Village, à New York, qu’il découvre le jazz et devient proche du mouvement beatnik. Avec sa femme, Hettie Cohen, il fonde en 1958 la revue Yugen, qui publie notamment Jack Kerouac et Allen Ginsberg. Après l’assassinat de Malcolm X, en 1965, il quitte femme et enfants, se rapproche du mouvement Nation of Islam, se fait appeler Amiri Baraka et se convertit à l’islam. Leroi Jones a publié son autobiographie en 1984. Il a, par ailleurs, continué de frayer la voie poétique qui est la sienne (Poetry for the Advanced, 1978; Funk Love, 1996) et de publier des essais sur la musique (Réflections on Jazz and Blues, 1987) qui approfondissent la réflexion entamée dans ce qui reste son plus beau livre, Le Peuple du blues.
     
  • Patrick Lafcadio Hearn est né en Leucade (Grèce) en 1850, d'une mère grecque et d'un père irlandais. Élevé par une tante à Dublin après la séparation de ces parents, il perd un œil dans un accident à l'âge de 16 ans. Rejeté par sa famille, il part d'abord pour Londres, puis Paris et, à 19 ans, s'installe à New York, puis Cincinnati où il devient journaliste. En 1874, il épouse secrètement Althea «Matthie» Foley, une métisse. Les mariages mixtes étant alors illégaux, il est renvoyé de son journal quand cette union est découverte. En 1877, il s'installe à La Nouvelle-Orléans. Il s'intéresse alors à la culture créole. En 1879, le journal pour lequel il travaille l'envoie à la Martinique, il y reste deux ans et écrit Youma. Sur l'invitation de son ami ambassadeur du Japon, Hearn débarque à Yokohama en 1890 et devient journaliste pour la presse anglophone. Il fait alors la connaissance de la fille d'un samouraï, Koizumi Setsu. Il l'épouse et prend en 1896 la citoyenneté japonaise. Hearn commence dès lors à rédiger ses œuvres sur le Japon et la culture japonaise. Il est nommé professeur d'université. Il meurt à Tokyo d'une attaque cardiaque en 1904. Grand admirateur de Pierre Loti, Hearn est également le traducteur en anglais de Maupassant, Théophile Gautier, Flaubert, Mérimée, Hugo, Zola, de Nerval et Anatole France.

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