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Repenser Etzer VILAIRE

Saint-John Kauss

Etzer Vilaire, né à Jérémie (Haïti) le 7 avril 1872, d’une famille protestante. Études secondaires en partie au Collège Saint-Martial de Port-au-Prince. Enseignant plus tard au Collège des jeunes filles de Jérémie, il devint avocat en 1894. En 1905, il fut nommé Directeur du Lycée Nord Alexis de sa ville natale, à peine fondé. Il y resta 17 ans. 

Etzer Vilaire, grâce à Georges Sylvain, collabora, vers 1901, à la célèbre revue port-au-princienne La Ronde. Il collabora également à Haïti Littéraire et Scientifique où il publia en partie son roman Thanatophobe.

En 1930, il fut élu député et, plus tard, nommé Juge au Tribunal de Cassation (1922-1928). Vice-président du Tribunal de Cassation, il y restera jusqu’en 1946. Etzer Vilaire mourut le 22 mai 1951, à l’âge de 79 ans.

La littérature haïtienne doit à Etzer Vilaire plus de 750 pages de vers. Ses poésies complètes comprennent trois tomes: Années tendres (Tome I), Poèmes de la mort (Tome II), Nouveaux poèmes (Tome III). On ne connaissait, jusqu’à l’année 2005, que deux éditions des œuvres d’Etzer Vilaire: celle de 1913, dans la “Collection des poètes français de l’étranger”, parue chez G.  Barral, et l’édition définitive de 1917 parue chez Albert Messein, à Paris.

Il a laissé plusieurs inédits, dont un roman historique (L’esclave), des textes en prose (La vie solitaire), des essais et pensées (Essai sur le passé et l’avenir de la religion, Miettes pour l’esprit), des discours et des conférences, et même des oeuvres pour le théâtre (Éveline, Le cas de Madame Favart).

Etzer Vilaire est l’un des plus grands poètes d’Haïti de langue française.

 

SAINT-DOMINGUE, SALUT

Saint-Domingue apparaît. Soudain les matelots
Sortent à son aspect de leur morne silence.
Le vaisseau plus léger mollement se balance.
Sa première colline offre au baiser des flots
Les lianes, les fleurs, et la verte ramée
Qui tombent en festons sur sa plage embaumée.
Le vent tiède fraîchit sur ses bords fortunés
Et la vague d’azur croule en neigeuse écume.

Le bleu profond des vals se glace d’une brume,
Et la file des monts, de forêts couronnés,
Semble un vert reposoir, un escalier agreste
S’étageant de la terre à la voûte céleste,
Eden que vont un jour consumer les enfers,
Cette île est une perle encor, plus convoitée
Qu’à l’heure où le Génois- moderne Prométhée
Qui transforma le monde, et fut chargé de fers-
Vit sous les nouveaux cieux aux splendeurs inouïes
Ses montagnes d’azur dans l’ombre épanouies.
Saint-Domingue, salut!  toi qu’un peuple éhonté
Assujettit encore au douloureux servage!
Un jour, on entendra la voix de l’Esclavage
Retentir sur tes bords, dans l’air épouvanté,
Comme l’assaut des mers que l’ouragan soulève;
Et l’Europe dira, stupéfaite: “ Est-ce un rêve?”
A l’Univers troublé montrant la Liberté,
Dieu descendra vers toi, Dieu confondra le monde!
Le sang doit effacer la servitude immonde!
Le ciel imprimera l’élan de la fierté
Aux esprits consternés qui pleuraient dans l’abîme,
Et la vengeance noire égalera le crime!

Le ciel ne peut choisir un théâtre plus beau
Pour le drame étonnant dont s’émouvra l’Histoire.
Comme un vaste incendie éclatera ta gloire!...
Liberté!  Liberté!   c’est ici ton berceau,
Ces sommets azurés pleins d’ombre et de murmures
Où le printemps frémit dans les fortes ramures!
C’est là que couleront pour toi des flots de sang,
Là que naîtront, armés de la funèbre pique,
Les Spartacus vengeurs de tes martyrs d’Afrique;
Là qu’on verra bientôt cet orgueil tout-puissant,
Vainqueur des nations vingt fois coalisées,
Reculer au seul bruit de nos chaînes brisées!...

Haïti, dussions-nous profaner nos exploits,
Dussions-nous sous le poids d’un siècle de martyre,
Fléchir et chanceler comme un peuple en délire
Fouler, ivres, la cendre éparse de nos lois
Effeuiller nos lauriers sous un sombre nuage
Voilant comme un linceul ta beauté qu’on outrage!

Dusses-tu voir tes fils, ingrats à leurs aïeux,
Dissiper les trésors et, d’année en année,
Dans la fange ou le sang s’asseoir...ta destinée
N’en sera pas moins grande et ton nom glorieux:
N’auras-tu pas jetant le cri de délivrance,
Paru dans l’Amérique une nouvelle France?

Que de maux ont germé sous ton royal soleil!...
La brise qui soupire à l’ombre de tes anses,
Où la mer endormie assourdit ses cadences,
Frémit et pleure encor sur l’éternel sommeil
De la tribu suave, indolente et pensive
Qui mangeait tes fruits d’or et buvait ton eau vive.
Que sont-ils devenus, ces peuples d’autrefois?
Comme une fleur, l’Espagne a fauché cette race!
Leur musical accent étouffé dans l’espace
Renaît-il pour gémir aux échos de tes bois?
La nuit voit-elle errer le mol aborigène,
Une forme ondulante aux longs cheveux d’ébène?...

Bientôt l’homme des mers voit Port-Républicain.
La voile flotte encore sous la brise légère,
Mais la proue a cessé de fendre l’onde amère.
Le vaisseau mouille au loin...Sur le ciel du matin
Pas un pli nuageux, dans le golfe splendide
La mer au front d’argent s’étend sans une ride.

Dans l’air à peine un souffle;  un silence profond
Règne sur tout le port.  Quelques barques agiles
Sur le miroir poli des eaux glissent, tranquilles.
On peut à peine ouïr le bruit furtif que font
Les nonchalants rameurs...Mais des cris de détresse
Éveillent dans l’air calme un frisson de tristesse

Seuls, les esclaves noirs ont des accents plaintifs...
Les bois harmonieux écoutent leurs alarmes,
Le sol tarit leur sang, leur sueur et leurs larmes.
La maternelle Afriqueà ces lointains captifs
Apparaît et leur montre en d’errantes images
Un vaste ondulement de lumineux rivages...

                                                                                      (Le Flibustier)

 

  • VILAIRE (Etzer) : Poésies complètes  (Tomes I - III), Messein, Paris, 1914-1919; Presses Nationales d’Haïti, Port-au-Prince, 2005.

 

4.1.2012

Viré monté