Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan
Poème du grand nord

Saint-John Kauss

au poète Gérard V. Étienne

«Il n’est au monde qu’une seule aventure: la marche vers soi-même, en direction du dedans, où l’espace et le temps et les actes perdent
toute leur importance.
»
                                                                                     
(Henry Miller)

 

expulser la femme qui est en nous         qui nous oblige à transgresser / à s’élever comme l’encens comme le sel des marées basses aux pieds nus infiniment petits
isoler l’amour et la femme dans ses quartiers de haute mésaventure adjugés pour les dimanches de grande patience

jusqu’au jaillissement de la dernière goutte d’homme à chevaucher le long des rives sans amarres
jusqu’à l’accomplissement de mes désespérances sans succès

ce sont des mots que je voudrais entendre dire des mots de tous les continents à épeler doucement par la bouche et la salive des hommes
des mots qu’on ne prononce que le matin d’anniversaire
des mots de jeunes filles adoucis dans les lèvres
des mots enfermés dans l’abondance des récoltes
des mots aux rêves les plus anciens
des mots provoqués par la permanence des fleurs et des ilotes
des mots à la mesure des empreintes et des tendresses
des mots pour que je me souvienne sans chercher
des mots de ville de filles élancées de la moisson à venir
des mots pour ainsi dire que je répèterai les mains ouvertes

ce sont des mots que j’aimerais aussi apprendre à dire         des mots de         l’omoplate fatigué de ta joie
des mots aussi rares que le soleil après la neige
des mots graciés avant même la sentence
des mots que l’on se dit à vingt ans
des mots de haute cheminée au-delà de tes yeux
des mots d’un enfant orphelin égaré dans le deuil
des mots qu’on ne prononce qu’à la première douleur
qu’à chaque battement de cœur d’un ultime honneur

soit la migration des monarques et ses sujettes à plein la vue / la lune qui
prolonge les amours / les mots au festival des tulipes
ce sont des mots qui nous forcent à écrire dans la passoire des syllabes et des voyelles entremetteuses jusqu’à la déraison

ce sont des mots si fragiles au large de nos bras         des mots à chaque étape de mon adolescence
des mots de cœur qui m’apportaient source de l’amitié
ces mots ce sont les mots à chaque fois que tu es belle
ma femme toujours plus belle à chaque grossesse rapide

voilà il n’y a que nos mots dans les îles qui ont fait naufrage aux souvenances de ce que nous sommes / primates mal rangés contre leur gré qui n’ont pas eu la chance de se moquer des fleurs et des coquelicots sur les plages

devrais-je choisir le mythe de l’horreur / le désarroi de l’arc-en-ciel /
la tiédeur de nos tendresses à partager au rythme des scarabées

 

des mots toujours des mots à ne pas dire dans ce pays où se surveillent les fantômes / où veillent les poètes de province dans tout leur mécontentement
des mots que l’on se dit à vingt et un ans
des mots usés sur ta joue noire
des mots captifs de la main d’un enfant
des mots noyés à chaque fois que tu t’interroges sur le pavot de ma conscience
des mots indéchiffrables à peine débarqués des limons
des mots de privation sans appartenance aux neuvaines et aux prières
de misaine
des mots sans carte de navigation pour aller en haute mer
des mots qu’on ne prononce que le dimanche de carnaval et dans les îles

et voilà que j’aimerais fixer l’eau de ton exil éclaté comme un naufragé
au fond du golfe de ses pénitences
afin de regarder les fleurs sur la route d’où je suis né
villages sans racine et villes sans histoires depuis le temps de la quête inachevée des crucifiés et salamandres de première main

mais regarde avec élégance cette douleur désamorcée ce gémissement de ma géographie
cette nomenclature de circonstance laissée derrière toi
et tous ces mots évanouis dans la mêlée comme l’iguane désordonnée

regarde ce qui fait la différence entre mes conquêtes et les conséquences à ma liberté
regarde les mots
ces mots de femmes de première vigile
mots d’enfants effrayés et qui ont faim
mots de putes à rabais et sans joie
les mots de tous les jours de ma jeunesse dans les rues
ces mots qui ne reviennent guère aux fêtes de l’enfance

ce livre ouvert sur la table parmi les bègues et les obèses du collège qui m’ont fait croire que la femme est une brisure de mon côté gauche ----
à surveiller dans mes poèmes et mes voyelles à boire jusqu’à la rédemption de mes trente ans

regarde au loin cet enfant de premier chant qui n’a pas encore menti ni partagé la grande route des folles peines
regarde ses yeux et son sourire à moitié lu parmi la foule des aveugles qui quelque part nomment les poètes

c’est que j’aimerais apprendre à lire les mots de l’amitié qui fait l’éloge des anémones et des muguets
à désirer la page illisible mais qui dit les mots de ma désespérance
le cheminement de mes absences prolongées
la joie de mes désillusions formulée sans même y croire

à toi la diseuse de la bonne aventure de vivre ivre parmi les hommes
et parmi ceux de la mauvaise saison
ceux qui couchent dans leurs saletés
parmi les hommes et les musées friands des femmes amoureuses
de brutes et de tulipes

passe ton chemin et remplis les vers de la mémoire
voyante improbable que je griffonne dans mon sommeil
fille d’Athènes que j’ai perdue en chemin
dans le frimas de ma patience démesurée
dans la ville

c’est qu’il me faut apprendre à dire des beaux poèmes
que l’on entend qu’une fois aux pêches de l’amour
au fond du jour et près d’une main de femme
que boulange le désir

ô crieurs de journaux du samedi
vous qui faites passer les mots du quotidien
qui chancelez vers moi abandonné dans les pages
vous qui n’existez que dans l’asphalte des rues
qui dites les blessures de ce pays d’agonies
qui faites la louange du bonheur et de l’amour
des hommes pour cette terre d’entretués jusqu’au massif du monde
vous crieurs de journaux du dimanche
et que j’accueille sans réticence dans ma défiance
dans ma douleur
ma clameur

pourrais-je encore avec des mots du clochard
essayer d’apprendre à dire des poèmes
dans la morosité de la nuit jongleuse de mon enfance
à dire la louange et la feuillée des mots
qu’il ne faut guère retenir
ces mots de la fraternité en marche
ces mots que l’on ne se dit qu’à vingt ans
ces mots que l’on écrit sans virgule
sur la paume de la main d’une femme passagère
sous la poussière du vieil âge

Montréal (Saint-Léonard),
Parc Luigi Pirandello
15 avril 2005

Viré monté