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Poètes maudits des littératures


Saint-John Kauss

Les littératures, de ce point de vue, ont sévèrement été frappées, voire démobilisées en tant que système d'un lieu commun ayant pour devoir de garantir la liberté de l'écrivain et de tous les hommes sans distinction aucune. De la grande horde des poètes maudits, les uns et les autres sont des exemples frappants de poètes tragiques.

Jean Genet, né de père inconnu, abandonné par sa mère, commence par des errances, puis des larcins. Maudit garçon, homosexuel, plusieurs séjours en prison. Lord Byron publie ses premiers vers à 17 ans.  L'une de ses plus belles aventures amoureuses fut sa liaison scandaleuse avec sa demi-soeur Augusta Leigh. Percy Bysshe Shelley meurt à 30 ans, le cadavre rejeté par la mer; Harriet, une collégienne de 16 ans qu'il enleva et abandonna par la suite avec leur fille, s'étant suicidée peu avant.  Jacques Prével est emporté par la phtisie pulmonaire. Tristan Corbière connut à 16 ans des rhumatismes articulaires qui déformèrent son corps. Gilberte H. Dallas vit son corps dépérir avant d'être emportée par un cancer. Arthur Rimbaud mit fin à sa vie de poète à 19 ans; puis de l'alcool à la drogue, nomade, il devint trafiquant d'armes et d'esclaves  avant de se faire amputer d'une jambe. Germain Nouveau  se convertit en mendiant à la fin de sa vie; il logeait dans un grenier et quêtait sa nourriture dans les poubelles publiques. Yannis Ritsos, issu d'une famille de grands propriétaires terriens brusquement tombée dans la misère, devint tuberculeux à 17 ans. Les multiples séjours au sanatorium, l'humiliation, l'étrangeté du monde qui l'entoure, le conduisirent plus d'une fois assez proche de la folie et du suicide. Émile Nelligan connut d'abord la folie, puis la Mort et la Vie.  Nerval est fou et se pend. Apollinaire fut emporté par la grippe espagnole. Nombre de poètes de la France éternelle (et d’ailleurs) se sont donné la mort: Jean-Pierre Duprey, André Frédérique, Roger Milliot, Gérard Neveu, Roger Arnould-Rivière, Philippe Salabreuilh... Romain Gary, suicide du 2 décembre 1980; Cesare Pavese, de 1950, puisqu’il n’avait plus rien à dire; Yukio Mishima, se fait «harakiri» en pleine émission télévisée; Hubert Aquin; Claude Gauvreau; Edmond Laforest; Yves Navarre; Albert Camus, décédé d’un accident d’auto; Marcel Proust, mort en écrivant; Roland Giguère, suicidé surréaliste du Québec; Ghérasim Luca de Bucarest; Gérard de Nerval; sans oublier les assassinés célèbres comme Federico Garcia Lorca ou Pier Paolo Pasolini en 1975. La liste des écrivains maudits serait encore longue - Verlaine, Lautréamont, Dino Campana, Alexandre Pouchkine, William Blake, Blaise Cendrars, Antonin Artaud, Charles Albert Cingria,  Baudelaire, Edgar Allan Poe, Gaston Gouin, Carl Brouard, Magloire Saint-Aude, Ruben François, Marie Uguay, Juan Garcia, Josée Yvon, Denis Vanier, etc.1 Leur plus grand délit est d'avoir acquis malheureusement la renommée, souvent dans une atmosphère de folie furieuse, de marasme économique, de maladies atypiquement acquises, d'alcoolisme persistant et de dépression majeure, n'échappant guère à la sauvagerie naturelle de l'homme.

De pareilles incohérences, par le geste et la parole, se rencontrent de façon épisodique dans le champ de la littérature nationale. Bien que la malédiction se soit acharnée beaucoup plus cruellement sur les uns que sur les autres, nombre de poètes haïtiens, dans leur quête de spiritualité, ont abouti à des profondeurs qui les garderont prisonniers toute la vie, jusqu'à l'ultime demeure où ils purgeront leur secret et leur légende. Edmond Laforest, peu génial, s'est suicidé au matin de 1915, pour protester contre l'occupation armée d'Haïti par les Yankees des États-Unis d'Amérique. Carl Brouard, génial vagabond, fut retrouvé inanimé, étendu dans la vase nauséabonde associée à l'odeur de puces et de détritus, aux abords du marché Salomon à Port-au-Prince. Clément Magloire Saint-Aude, un expert des cabarets, un peu trop poète, fut homme plus discret. Il a pourtant flirté avec sa vie comme il l'a fait avec la Muse. Ruben François, poète mystique, fut trop souvent exaspéré par les tracasseries du quotidien. Il avait sans doute atteint un peu trop tôt cette maturité qui le mettait continuellement aux prises avec son destin. Il meurt, à 29 ans, dans un hôpital de Montréal, des suites de brûlures graves. Son suicide fut un acte longuement prémédité; serait-ce pour l'affirmation d'un lieu, d'un destin qui existe depuis Villon jusqu'à Saint-Aude.

Yvon Rivard, dans un texte intitulé - Qui a tué Saint-Denis Garneau? -, a repris une phrase désormais célèbre de Jean Lemoyne2 fondant une accusation sur "l'hérédité psychologique canadienne-française" qui a rendu Saint-Denis-Garneau "inapte à la vie, incapable d'aimer et de s'insérer harmonieusement dans le réel". D'où, selon Lemoyne, "cette culpabilité névrotique, cette aliénation qui allait peu à peu le réduire au silence"...  De même, on ne peut parler de Coriolan Ardouin (1812-1836), de Ducas Hippolyte (1842-1868), de Robert Lataillade (1910-1931), de Marie-Ange Jolicoeur, d’Alix Lapierre, de Villard Denis (alias Davertige), de Roland Morisseau, et de tant d'autres de nos poètes inconnus, sans colère, bien que pour des raisons totalement différentes de celles inhérentes à la folie de Saint-Denis-Garneau, la plupart d'entre eux aient obéi à des lois sous-naturelles qui les rendaient inaptes à leur quête spirituelle. L'analyse psycho-sociologique du sacrifice de l'un et de l'autre ne relève point d'une "quelconque impuissance atavique mais du désespoir". Non pas, comme le dit Rivard, de ce désespoir issu de l'échec qui est la pâture des esprits médiocres, mais plutôt de celui vécu comme la seule fidélité possible à une vérité qui se dérobe sans cesse.

Rimbaud aimait la vie de bohème. Magloire Saint-Aude aussi.  La liberté de savourer une telle entreprise relève souvent de la nécessité de s'évader, à savoir, comme le dit René Char, que "la lucidité est la blessure la plus proche du soleil".

Notes

  1. Pierre Seghers: Poètes maudits d'aujourd'hui, Seghers, Paris, 1972.
     
  2. "Je ne peux parler de Saint-Denis-Garneau sans colère.  Car on l'a tué.  Sa mort a été un assassinat longuement préparé".  Citée par Yvon Rivard dans Liberté 139, Montréal, 1982.

 

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