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Frankétienne et le Spiralisme

Saint-John Kauss

Après un siècle et demi de littérature, dans le tohu-bohu des loupés politiques de la gente littéraire haïtienne, le spiralisme est venu s'imposer aux lettres haïtiennes comme modèle de création. Le problème de la création et de son expression, depuis longtemps déjà l'apanage de la critique contemporaine haïtienne, sera bientôt mis en cause.  Les chefs de file de ce mouvement fondé en 1965 s'appellent Frankétienne, René Philoctète (décédé depuis le 17 juillet 1995) et, plus tard, Jean-Claude Fignolé.

Comme son nom l'indique, le spiralisme est "une invention qui ne plagie rien d'autre que la vie, la spirale en mouvement". L'œuvre spirale caractérise l'anxiété universelle dans sa hantise générale. Créer des principes nouveaux et élever la voix à la hauteur du siècle, c'est prôner le renouveau des sources d'inspiration locale et se tourner vers d'autres tentatives de l'écriture.

Les représentants du spiralisme ont eu toutes les misères du monde à concrétiser et à définir pour les uns et pour les autres, leur mouvement. Frankétienne, dans une interview accordée à la revue Dérives, eut à le formuler en ces termes.

"C'est une méthode d'approche pour essayer de saisir la réalité qui est toujours en mouvement. Le problème fondamental de l'artiste est celui-ci: essayer de capter une réalité, transmettre cette réalité, tout en gardant les lignes de force, de manière que ce réel transmis sur le plan littéraire ne soit pas une chose figée, une chose morte. C'est là le miracle de l'art: essayer de capter le réel sans le tuer. Capter: c'est saisir, c'est immobiliser. Il s'agit d'appréhender sans étouffer. Au fond, l'écrivain est un chasseur à l'affût d'une proie. Mais, il faut saisir cette proie sans la tuer. À ce niveau, le spiralisme est appelé à rendre certains services. Essayer d'être en mouvement en même temps que le réel, s'embarquer dans le réel, ne pas rester au-dehors du réel, mais s'embarquer dans le même train. Et, cela, à la longue, reproduit le mouvement de la spirale. La spirale est comme une respiration.  Spirale signifie: vie par opposition au cercle qui, selon moi, traduit la mort."1

La littérature haïtienne, avec le spiralisme, définit ainsi sa nouvelle démarche pour expliquer, par la parole et l'action, l'ambiguïté de la vie ou le désarroi général. En bousculant les formes passées, en descendant dans les profondeurs complexes du langage, l'être spiraliste manifeste une vigueur toute nouvelle: celle de condamner le traditionalisme. Écoutons parler Frankétienne:

"La spirale représente un genre nouveau qui permet de traduire les palpitations du monde moderne.  L'œuvre spirale est constamment en mouvement. C'est ce qui explique en partie cette suite de ruptures dans le développement du texte. D'ailleurs, il n'est nullement nécessaire de construire l'œuvre à partir d'un sujet précis.  Écrire devient dès lors une véritable aventure, celle d'un récit multipolaire où chaque mot, jouant le rôle de déclic, est susceptible de se transformer en noyau prêt à se désagréger pour donner naissance à d'autres entités verbales. En ce sens, la spirale est fondamentalement une œuvre ouverte, jamais achevée. La spirale est une tentative de saisir le réel dans la diversité de ses aspects."2

La valeur du spiralisme et la logique de l'idée résident non seulement dans la réforme formelle formulée par le mouvement mais aussi dans cette façon de concevoir le monde, la réalité haïtienne, en un mot, l'univers tout entier.

Influencée par une certaine pensée étrangère, comme le fut l'Existentialisme de Sartre par la pensée allemande3, la recherche spiraliste admet, entre autres, comme source d'inspiration les noms du Tchèque Franz Kafka (1883-1924), du Français Marcel Proust (1871-1922), de l'Haïtien Jacques Stephen Alexis (1922-1961, Les arbres musiciens), de l'Irlandais James A. Joyce (1882-1941), du Norvégien Knut Hamsun (1859-1952), de Laurence Durell (le quatuor d'Alexandrie), de Malcom Lowry (Au-dessus du volcan), de Nathalie Sarraute (L'ère du soupçon), de Robert Musil (L'homme sans qualités), ainsi que le Nouveau Roman et, bien entendu, le groupe Tel Quel.

Comme les échanges culturels se multipliaient en dépit des frontières qui se fermaient à cause des différends idéologiques, le spiralisme subit, dans le domaine de la musique, l'influence des compositeurs tels que Luciano Berio et Pierre Boulez, car ce mouvement "n'entend point limiter son influence au seul domaine de la littérature. Il s'appliquera également à la peinture, à la sculpture, à la musique", nous confiaient Silvio F. Baridon et Raymond Philoctète4.

Le spiralisme revêt d'emblée un caractère totalitaire. Roman, poésie, théâtre, contes, proverbes... s'y joignent simultanément et suscitent beaucoup d'intérêts.  Mais le spiralisme en tant qu'œuvre "ouverte", jamais achevée, va beaucoup plus loin que le roman. Voilà ce que soulignait justement Frankétienne:

"En effet, né dans le contexte de l'épanouissement de la société bourgeoise, le roman est inapte à rendre compte des bouleversements de tous genres qui affectent le monde actuel.  Les métamorphoses que subit notre époque ne peuvent être appréhendées que par une écriture en perpétuel éclatement. Dans cette perspective, il est évident qu'on ne peut pas continuer à écrire comme auparavant. D'innombrables changements se sont déjà produits à l'échelle cosmique et l'on ne peut pas, de manière aveugle, s'attacher encore à l'écriture anachronique du passé. Il nous suffit d'énumérer quelques faits de l'actualité pour mettre en évidence la nécessité d'une écriture nouvelle et fonctionnelle: le débarquement de l'homme sur la lune, le développement des mass-médias, l'interdépendance accentuée des différentes cultures, l'acheminement progressif vers une civilisation planétaire. Tout cela entraîne des changements de plan, des modifications de vision et de profonds bouleversements dans la conscience humaine.

L'écriture spiraliste se présente comme une chance de démocratisation de la littérature. Cessant d'être exclusivement un instrument d'expression, le langage est aussi et surtout un matériau sur lequel travaille l'écrivain, et le texte prend corps dans une véritable aventure de l'écriture. En conséquence, il devient possible à un plus grand nombre de travailleurs intellectuels de produire ou mieux de construire l'édifice littéraire.  L'agencement des différents matériaux du langage, dans le contexte spiraliste se révèle en somme une opération beaucoup plus facile que la sacro-sainte invention propre à la littérature traditionnelle. Pour nous, il ne s'agit guère d'inventer, ni de créer (l'écrivain ne peut pas se substituer à Dieu), mais d'agencer librement des éléments du langage en vue de la constitution du texte.  Dans une telle perspective, ce procédé s'avère largement démocratique."5

Le spiralisme en mouvement, comme a su l'analyser Adyjeangardy, représente donc la tentative d'un homme, d'un groupe en quête d'une syncrétisation des éléments au niveau du rêve individuel. Et comme l'indique le nom même de l'École, l'œuvre spirale est en mouvement perpétuel.

Décortiquant le verbe comme l'homme de la terre "arrachant le mot de l'émotion et le son du frisson", l'unité langagière chez les spiralistes se borne à une réélection des sources. Le lecteur est non partisan du silence frileux.  Il participe à l'œuvre et la fixe dans sa totalité sous l'effet complice de son imagination. L'œuvre spiraliste, écrit Frankétienne, "n'appartient à personne; elle appartient à tout le monde. En somme, elle se présente comme un projet que tout un chacun exécutera, transformera, au cours des phases actives d'une lecture jamais la même. Le lecteur, investi autant que l'écrivain de la fonction créatrice, est désormais responsable du destin de l'écriture."

Absurdité, monologue intérieur, description, chansons, narration, l'auteur spiraliste ramène à la vie toute une succession d'étreintes de l'existence. Résonances multiples contenues dans l'espace-temps.

Frankétienne, pour ses 60 ans (né le 12 avril 1936), avait réédité la plupart de ses grandes œuvres.  Des textes, comme Chevaux de l'avant-jour (1966), Mur à crever (1968), Ultravocal (1972), Dézafi (1975), Pèlen tèt (1978), Fleurs d'insomnie (1986), et surtout l'inadmissible L'oiseau schizophone (1993), nous prouvent que l'esprit humain n'a pas de limites. Il appartient plus que jamais à l'homme d'en faire bon usage. Saluons tout haut ce grand auteur de notre littérature, ce monstre des mots, ce baobab lâché en pleine nature par le divin esprit, ce schizophrène investi de la parole poétique.

Notes

  1. Ulrick Fleishmann, Entrevue avec Frankétienne sur son roman Dézafi, in Dérives No 7, 1977, p. 23.
  2. Christophe Charles, Dix nouveaux poètes et écrivains haïtiens, Collection UNHTI, miméographié, Port-au-Prince, 1974, p. 51.
  3. Voir L'Existentialisme, par Paul Foulquié, PUF, Paris, 1961, p. 50.
  4. Voir Poésie vivante d'Haïti, Les Lettres Nouvelles / Maurice Nadeau, Paris, 1978, p. 24.
  5. Christophe Charles, op. cit., pp. 51-52

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PRÉSENTATION ET PUBLICATIONS DE FRANKÉTIENNE

Frankétienne (Franck ÉTIENNE, dit) naquit à Saint-Marc (Haïti) le 12 avril 1936. Il a enseigné les mathématiques et la littérature dans son propre établissement scolaire établi à Port-au-Prince (quartier de Belair). Poète, romancier et dramaturge, on peut noter de lui près de cinquante ouvrages déjà parus, entre autres: Chevaux de l’avant-jour (1966), Mûr à crever (1968), Ultravocal (1972), Dézafi (1975), Troufoban (1978), Pèlen tèt (1978), Les affres d’un défi (1979), Bobomasouri (1984), Kaselezo (1985), Fleurs d’insomnie (1986), L’oiseau schizophone (1993), H’Éros-chimères (2002) ainsi que Les métamorphoses de l’oiseau schizophone (1996-1997, en huit volumes). Frankétienne a fondé en 1965 avec René Philoctète et Jean-Claude Fignolé l’école littéraire, Le Spiralisme. Il est également musicien, peintre et hougan. Frankétienne, à l’instar de Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis et Dany Laferrière, figure aujourd’hui dans le «Dictionnaire Larousse Illustré».

 

ULTRAVOCAL
    (fragment)

Autour de l’île les fifres du vent
La mer et ses remparts de sel.
Autour de nos têtes cendres et fumée
Les mauvaises bêtes chues dans le silence
La tempête sa perruque échevelée.
Bruissement matière à suspicion
Les papillons affolés à nos gorges frétillent
Bavardage d’ailes et d’antennes.
L’université des eaux désordonnées
Contestation des pluies de mai
Main mon amour jaillissement de torrent.
Les étoiles bues dans tes yeux
Bassines mes lacs à fond perdu.
La mer piégée aux détroits
Parfaite imitation de tes hanches.
La guêpe maçonne
Bourdonne
Au plafond blanc.
Les abeilles sont parties à l’aube
Plusieurs d’entre elles ne reviendront pas.
Sommes-nous condamnés à finir comme des personnages de
Théâtre et de cinéma, déchirés par nos passions?
Ah la posthume compréhension des amants!
Et voici revenue pour moi la chance de parler
De ne rien garder derrière mes dents

De hurler s’il le faudra.
Ma voix tourbillon de mots
Ma voix dépelotonnée à jamais
Ma voix toute ma voix
Poil à gratter
Dehors dedans à travers au-delà
Pleinement
Infiniment

                        (Ultravocal)

 

Tout homme est comme une île enfermée dans sa douleur, ses désirs profonds et ses illusions. Il n’y a que des passerelles, des ponts et des connexions (miraculeuses et mystérieuses comme l’affection, l’amour, le sentiment de solidarité, la sympathie active) qui nous relient aux autres en nous permettant de communiquer, de communier avec les autres.

Ainsi, seule la lumière de la conscience solidaire et généreuse nous aide à rencontrer les autres. Je suis une île enfermée dans cette foutue chambre personnelle, vivant une forme tragique de solitude schizophrénique, une sorte d`exil intérieur qui pourtant ne m`a pas empêché de rencontrer les autres.

                                                  Solitaire / Solidaire
                                                        Je demeure!

(…)

Dieu a besoin de moi
pour la manifestation éclatante
de sa puissance infinie et de sa gloire immense éternelle.

Ainsi je deviens moi-même
Dieu en partie et en totalité.

1+1= INFINI

Alors je marche contre la Mort
et  j’efface le Néant.

 

(…)

Génial mégalomane
ou singe mégalomane
je le dis souvent de moi-même
pour agacer mes frères trop jaloux
qui n’ont aucun sens de l’ironie exorcisante
et de l’auto-dérision.
       J’apprends
       je désapprends.
       Rien n’est absolu
       et tout est relatif.
                       
(Anthologie secrète)

 

Pourquoi avoir peur du chaos?

Toute vie est chaotique. L’Univers est chaotique. Mais, il s’agit d’un chaos fonctionnel dont les structures fondamentales en perpétuel mouvement nous échappent à cause de tous nos déficits intellectuels, mentaux, organiques, biologiques, psychiques et spirituels. Le chaos c’est la vie, dans son infinie diversité combinatoire exponentielle.

Seule la mort n’est pas chaotique parce qu’elle est plate, monotone, uniforme, insipide et sans relief ni densité.

 

(…)

La spirale ne peut pas être définie comme un système d’écriture conditionné par des critères rigoureusement établis. L’esthétique de la spirale implique l’imprévisibilité, l’inattendu, l’ambiguïté, les extrapolations, le hasard, les structures chaotiques, la dimension nocturne à la limite de l’opacité et le parcours labyrinthique. La spirale est un approfondissement de la dialectique, à travers un  dépassement de la pseudo-différence entre la matière et l’esprit,  qui se rejoignent, s’interpénètrent et se confondent dans la mise en forme de l’énergie sous des aspects infiniment variés. La spirale représente paradoxalement l’œuvre à la fois globale et éclatée, totale et fragmentée, ouverte et vertigineuse.

                                                                                                                (Anthologie secrète)

Ce qu'il faut lire sur Frankétienne et le Spiralisme:

  • ÉTIENNE, Frank (dit Frankétienne),
     
    • La Marche, poèmes, Panorama, Port-au-Prince, 1964.
       
    • Au fil du Temps, poèmes, Impr. Serge L. Gaston, Port-au-Prince, 1964.
       
    • Vigie de verre, poèmes, Impr. Serge L. Gaston, Port-au-Prince, 1965.
       
    • Mon côté gauche, poèmes, Impr. Serge L. Gaston, Port-au-Prince, 1965.
       
    • Chevaux de l'avant-jour, poèmes, Impr. Serge L. Gaston, Port-au-Prince, 1966.
       
    • Mûr à crever, roman, Les Presses Port-au-Princiennes, Port-au-Prince, 1968.  Éd. Mémoire, Port-au-Prince, 1995.
       
    • Ultravocal, roman-spirale, Impr. Serge L. Gaston, Port-au-Prince, 1972 (réédité en 1995); Hoebeke, Paris, 2004.
       
    • Dézafi, roman en créole, Atelier Fardin, Port-au-Prince, 1975; Vent d’ailleurs, Paris, 2002.
       
    • Troufoban, théâtre, 1977.
       
    • Pèlen-tèt, théâtre, 1978.
       
    • Les affres d'un défi, roman-spirale, Impr. Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1979.
       
    • Zagoloray, spirale, 1983.
       
    • Bobomasouri, théâtre, 1984.
       
    • Kaselezo, théâtre, 1985.
       
    • Totolomannwèl, théâtre, 1986.
       
    • Fleurs d'insomnie, poésie-spirale, Impr. Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1986.
       
    • Adjanoumelezo, spirale, 1987.
       
    • Melovivi, théâtre, 1987.
       
    • Minywi mwen senk, théâtre, 1988.
       
    • Kalibofobo, théâtre, 1988.
       
    • L'oiseau schizophone, roman-spirale, éd. des Antilles, Port-au-Prince, 1993; Jean-Michel Place, Paris, 1998.
       
    • L'Amérique saigne, roman (en collaboration avec Claude Dambreville), sans nom d’édition, Port-au-Prince, 1995.
       
    • D’un pure silence inextinguible, spirale, 1996.
       
    • D’une bouche ovale, spirale, 1996.
       
    • La méduse orpheline, spirale, 1996.
       
    • La nocturne connivence des corps inverses, spirale, 1996.
       
    • Une étrange cathédrale dans la graisse des ténèbres, spirale, 1996.
       
    • Clavier de sel et d’ombre, spirale, 1997.
       
    • Les échos de l’abîme, spirale, 1997.
       
    • Et la voyance explose, spirale, 1997.
       
    • Voix marassas, spirale, 1998.
       
    • Rapjazz, spirale, 1999.
       
    • Oeuf de lumière, poèmes, 2000.
       
    • Foukifoura, théâtre, 2000.
       
    • Anthologie secrète, Mémoire d’encrier, Montréal, 2005. 
       
    • Les métamorphoses de l’oiseau schizophone (mouvement un à quatre), Vents d’ailleurs, Paris, 2004-2006.
       
  • Le Petit Samedi Soir, revue (Port-au-Prince, Haïti): Ultravocal de Frankétienne, no 13, décembre 1972.
     
  • Dérives, revue (Montréal): Frankétienne, écrivain haïtien, no 53/54, 1986/1987.
     
  • Jean Jonassaint: Sur Frankétienne, Paris, L’Harmattan, 2008.

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